Un instant plus tard, la portière se refermait sur Hortense qui, après avoir adressé, de la main, un dernier signe à son ami, se laissa aller, avec un soupir de bonheur, contre le drap bleu point trop usagé de la voiture. Elle éprouvait une merveilleuse sensation de délivrance et voulait la savourer pleinement. Peu lui importait que la rue de Richelieu fût encombrée d’équipages variés et que l’on n’y avançât qu’au pas ! Une invisible main venait de lui ôter, de sur la poitrine, le poids intolérable qui l’oppressait depuis son départ de Combert. Là, dans son réticule, elle tenait tout contre elle la clef de la prison de sa chère Felicia et l’avenir lui paraissait à présent aussi bleu qu’il avait été noir.

Bientôt, toutes deux reprendraient ensemble le chemin de l’Auvergne. Felicia, après cette terrible épreuve, devait avoir un immense besoin de repos et nulle part ailleurs elle ne le trouverait plus complet, plus chaleureux qu’auprès de la cheminée de Combert. La solitude de l’hiver lui apporterait de grandes possibilités de réflexions sur la direction qu’elle pensait pouvoir donner à sa vie dans l’avenir. Et Hortense envisageait avec plaisir l’idée de se charger de son amie comme on lui en avait arraché la promesse…

Une petite voix lui suggérait bien que Felicia, ardente et passionnée, ne s’accommoderait peut-être pas très longtemps de couler des jours sans but véritable, dans un hameau situé entre Saint-Flour et Chaudes-Aigues, mais elle la rejeta comme importune. Felicia devait être abattue par sa détention. Elle apprécierait à sa juste valeur le calme et la tranquillité qu’Hortense se proposait de lui offrir. Et puis, elle serait sans doute infiniment heureuse d’assister au mariage de son amie. Si mariage il y avait…

A présent qu’elle était rassurée sur le compte de Felicia, Hortense s’apercevait avec étonnement qu’elle avait un peu oublié Jean et les problèmes que lui posaient leur situation irrégulière, son mensonge et le désir qu’avait Jean de se faire le gardien de Lauzargues. Mais curieusement, dans cette voiture parisienne qui allait à une allure d’escargot, ces soucis personnels perdaient de leur acuité. Peut-être parce que l’image de Felicia et le drame qu’elle vivait l’emportaient sur toutes choses. En outre, Hortense savait à quel point son amie pouvait être de bon conseil et elle se découvrait un grand besoin de sa présence car Felicia, en vraie force de la nature, ne s’avouait jamais vaincue et savait comment sortir des situations les plus difficiles. En vérité, ce serait une grande joie de la retrouver même si c’était pour s’entendre dire des vérités premières sur sa façon de se conduire avec Jean…

Sur son siège, le cocher ronchonnait. La voiture, en effet, avançait à peine. Mais Hortense, au fond, n’était pas vraiment pressée et elle se penchait déjà pour lui conseiller un peu de patience quand la portière s’ouvrit. Un homme sauta dans la voiture en criant au cocher :

— Allez jusqu’au boulevard et arrêtez-vous !

Puis, se tournant vers la jeune femme qui le regardait, effarée :

— Ma chère madame Kennedy, vous n’imaginez pas comme je suis heureux de vous rencontrer…

Il ôtait son chapeau pour un salut ironique. Hortense vit flamboyer son épaisse chevelure rousse mais elle avait déjà reconnu Patrick Butler…

CHAPITRE V

LE DOS AU MUR

Le cœur arrêté, Hortense contemplait l’envahisseur. C’était bien lui, il n’y avait aucun doute ; elle reconnaissait ce visage large à la peau tannée par la mer et le vent, ces traits fortement burinés, ces yeux couleur de feuilles nouvelles qui la regardaient avec l’expression de cruauté satisfaite du chat qui s’apprête à dévorer une souris. Il y eut un moment de silence où Hortense et Butler se mesurèrent du regard comme deux duellistes au moment d’engager le fer.

Un brusque réflexe de défense jeta la jeune femme sur la portière. Elle allait sauter, se perdre dans la foule… La voiture pourtant allait plus vite maintenant, mais Hortense ne songeait qu’à échapper à cet homme qui ne pouvait lui vouloir que du mal. Vain espoir : une main aussi dure que du bronze s’était déjà abattue sur son bras et le retenait fermement.

— Restez tranquille ! Vous savez très bien que vous ne m’échapperez pas ! Je vous tiens et je vous tiens bien ! J’ai eu assez de mal pour y arriver.

— Comment m’avez-vous retrouvée ? Comment êtes-vous là, dans cette voiture, à cet instant ?

Il eut un sourire et, sans lâcher le bras d’Hortense, s’installa plus confortablement dans les coussins.

— Je ne veux pas me faire plus habile que je ne suis. Aujourd’hui, j’ai été servi par une chance véritablement insolente car, en vérité, je ne pensais pas que le Turc aurait déjà réussi à vous faire sortir de votre trou. Mais je prenais l’air aux Tuileries cet après-midi et, tout à coup, miracle ! Je vous ai vue apparaître ! Quand on veut passer inaperçue, ma chère, ce n’est pas une bonne idée que d’aller faire des révérences à un roi et de l’accompagner, au vu de toute une ville, jusqu’à sa résidence. Je n’ai plus eu qu’à vous suivre… et à exercer ma patience. Vous êtes restée assez longtemps au Palais-Royal, il me semble ?

La voix du cocher vint l’interrompre. Le bonhomme avait arrêté sa voiture et criait :

— Hé, bourgeois ! On est au Boulevard ! Qu’est-ce que je fais ?

— Conduisez-nous rue Saint-Louis-en-l’Ile, cria Butler en retour.

— On ne va plus à Saint-Mandé ?

— C’est donc là que vous vous cachiez ? dit Butler en regardant Hortense avec son sourire de loup, puis, plus haut :

— Non, nous n’allons plus à Saint-Mandé !

— Mais moi je veux y aller, cria Hortense. Cocher ! Faites ce que…

La main de l’armateur, brutalement appliquée sur sa bouche, étouffa la fin de la phrase. De son autre main, il maintenait fermement la jeune femme contre lui.

— On fait ce que je dis ! articula-t-il. Nous avons à parler, vous et moi, et j’entends que nous le fassions dans un endroit tranquille.

— Il me semblait que l’intérieur d’une voiture était un endroit suffisamment tranquille ? lança Hortense que la colère envahissait. Dites ce que vous avez à dire et finissons-en !

— Oh ! Il me faut plus que quelques minutes. Vous m’avez, ma chère… madame Kennedy, fort agréablement mené en bateau. Souffrez qu’à présent je vous mène, en voiture, là où je le désire. Vous avez tout intérêt à m’entendre. Vous et surtout votre amie, cette chère Mlle Romero qui porte en réalité un si beau nom romain. Je savais bien qu’elle avait l’air d’une impératrice transalpine. Mais au fait, et vous ? Comment vous appelez-vous au juste ?

Elle le regarda avec une stupeur qu’elle ne songeait pas à dissimuler.

— Vous ne le savez toujours pas ? En dépit de tout ce que vous avez pu faire ?

— Eh non ! Le « bon cousin » qui, moyennant argent sonnant et trébuchant, m’a aidé à retrouver votre amie et à l’amener là où je le souhaitais ne connaissait qu’elle. Il savait qu’une amie l’accompagnait en Bretagne, mais il ignorait le nom véritable de cette mystérieuse dame et n’a pas réussi à l’apprendre. Les domestiques de la rue de Babylone sont aussi muets que la tombe. Quant à cette chère Felicia, malgré des visites que j’ai pu lui rendre dans sa prison, je n’ai pas pu lui arracher un mot en dépit des menaces que je faisais peser sur elle. Elle s’est contentée de me cracher au visage…

— Ce n’est pas l’envie qui me manque d’en faire autant, gronda Hortense. Ainsi, vous êtes allé la voir, la narguer dans sa prison ? Alors qu’elle est au secret ? N’importe qui peut donc faire ce qu’il veut dans les prisons du roi ?

— Nous vivons une période encore mal remise de ses troubles, une période où aucune direction bien nette n’est encore établie. Vous n’imaginez pas ce que, dans ces périodes-là, on peut obtenir avec une poignée d’or. Mais oublions tout cela puisque, grâce à Dieu, je viens de vous retrouver !

— Ne mêlez donc pas Dieu à vos vilaines actions, monsieur Butler. Tout n’ira pas toujours à votre fantaisie, croyez-le bien !

— Peut-être, mais pour le moment, c’est moi qui suis le maître du jeu. Souffrez que j’en profite ! Ah ! Nous arrivons !

Du pommeau de sa canne, il frappa à la vitre pour alerter le cocher :

— Arrêtez-vous devant la maison suivante, ordonna-t-il, et allez sonner. On nous ouvrira et vous nous déposerez dans la cour.

Un portail s’ouvrit en grinçant et la voiture cahota sur de gros pavés inégaux qui devaient dater au moins du Roi-Soleil, puis s’arrêta. Un valet qu’Hortense reconnut pour l’avoir vu dans la maison de Morlaix ouvrit la portière et baissa le marchepied. Patrick Butler sauta à terre puis offrit sa main gantée à Hortense pour l’aider à descendre. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans la cour d’un vieil hôtel particulier. Une cour et un hôtel qui n’étaient pas au mieux de leur entretien car des lézardes, légères mais réelles, se montraient dans les murs. De l’herbe brûlée par l’hiver poussait entre les pavés de la cour.

Butler, qui n’avait pas abandonné la main d’Hortense, l’entraîna à l’intérieur de la maison et lui fit monter un escalier de pierre aux marches usées dont certaines branlaient quelque peu.

— J’ai hérité cette maison l’an passé, expliqua-t-il. Je n’ai pas encore eu le temps, ni le goût, à dire vrai, de la faire remettre en état. Mais j’avoue qu’en ce moment je la trouve fort utile.

Il poussa une porte qu’il referma derrière lui d’un coup de talon après avoir fait entrer Hortense qu’enfin il lâcha.

— Voilà ! fit-il avec un rire que la jeune femme jugea des plus déplaisants. Ici nous allons pouvoir parler en toute tranquillité. Vous pouvez retirer votre manteau et votre chapeau et vous considérer comme chez vous. Vous n’y aurez pas froid.