— Vous ne m’écoutez pas ! se plaignit-il gentiment. La révolution qui secoue la Pologne depuis un mois ne vous intéresse pas ?
— Pas beaucoup, avoua-t-elle avec un sourire. Je crois que je n’entends rien.
— C’est parce que votre cœur bat trop fort. J’essayais de vous distraire de vos soucis en vous parlant de ceux des autres. Je pensais que vous préféreriez cela à des potins de salon…
— Vous pensiez juste et je vous demande pardon. Vous disiez donc que les Polonais se sont révoltés ?
— Oui, notre révolution a fait école : il y a d’abord eu les Belges, qui ont protesté contre le despotisme de Guillaume 1er, et l’union avec les Pays-Bas, puis la Pologne contre la Russie… mais je crois que votre supplice se termine. Voilà celui que nous attendions !
La masse des promeneurs venait en effet de se séparer en deux, laissant libre un assez large espace au milieu duquel un homme en pelisse, un grand chapeau haut de forme gris sur la tête et un parapluie à la main, s’avançait à pas lents. Trois hommes le suivaient à distance respectueuse, et n’eût été l’isolement où il s’avançait, rien ne distinguait ce personnage des autres hommes un peu élégants qui se trouvaient dans les jardins.
A cinquante-sept ans, Louis-Philippe apparaissait comme un homme grand et fort avec un visage plein que ne déparaient pas un long nez et des lèvres minces au pli légèrement dédaigneux. Ses épais cheveux châtain roux se continuaient en longs favoris qui disparaissaient sous le menton. La vie n’avait pas toujours été clémente pour le fils d’Égalité et il avait connu des heures très dures, notamment quand un père, qu’il aimait profondément, était monté sur l’échafaud et qu’il lui avait fallu vivre l’errance et la gêne à travers une Europe bouleversée par les guerres. Sa figure en avait gardé des plis profonds. Son âme aussi et il arrivait à ce prince, au demeurant plutôt timide, des réactions que n’aurait pas désavouées un Louis XIV.
Pour le moment, il semblait parfaitement heureux de son sort et répondait d’un sourire, parfois en soulevant légèrement son chapeau, aux saluts et aux révérences que suscitait son passage. De temps en temps, il s’arrêtait pour parler à quelqu’un puis reprenait son chemin. Derrière lui, son escorte s’arrêtait aussi puis repartait sans jamais cesser de respecter la distance.
Arrêtés près du bassin, Hortense et Delacroix le regardaient approcher. Soudain, le roi aperçut le peintre et son sourire s’élargit :
— Ah, monsieur Delacroix ! dit-il d’une voix qui avait gardé la hauteur des commandements donnés sur un champ de bataille. Que voilà une heureuse rencontre ! J’allais vous faire chercher…
Le peintre s’inclina :
— Serais-je assez heureux pour que le roi ait besoin de mes services ?
— Sans doute, sans doute !
Le regard de Louis-Philippe glissa sur Hortense qui plongea aussitôt dans sa révérence.
— Présentez-moi donc votre compagne. Je ne crois pas avoir encore eu le plaisir de l’apercevoir ?
— Sans doute parce qu’elle n’est plus parisienne depuis plusieurs années. Mais puisque le roi le permet, j’ai l’honneur de lui présenter Mme la comtesse de Lauzargues, fille du défunt banquier Henri Gravier de Berny dont Votre Majesté connaît très certainement le nom ?
— Et la banque. Je suis heureux, madame, de vous rencontrer et d’autant plus que j’ai quelques obligations à votre maison. Il me serait agréable de vous faire plaisir.
— Le roi est infiniment bon, murmura Hortense dont l’émotion faisait trembler la voix. Delacroix s’en rendit compte et vola à son secours :
— Mme de Lauzargues est très émue, sire. Je crains qu’elle ne trouve pas l’audace de dire au roi qu’elle souhaite ardemment obtenir une grâce de Votre Majesté.
— Une grâce ? Et laquelle ?
— Celle de ma plus chère amie, sire, la comtesse Morosini, jetée en prison… par erreur.
Le sourire du roi s’effaça tandis que se creusait davantage le double pli de ses sourcils.
— En prison ? Quelle prison ? Je ne crois pas avoir jamais entendu ce nom ?
— Elle est à la Force, sire.
— Une femme ? A la Force ? Qu’est-ce que cette histoire ?
— C’est exactement ce que Mme de Lauzargues souhaite faire entendre à Votre Majesté, intervint Delacroix. J’admets volontiers que le lieu est mal choisi, ajouta-t-il hypocritement, mais il y a urgence et les délais d’obtention d’une audience royale sont actuellement interminables…
— Et vous avez pensé qu’une rencontre… fortuite n’est-ce pas, ne tirait pas à conséquence ? Ce cher prince de Talleyrand serait fier de vous, monsieur… Et comme vous avez pleinement raison en disant que le lieu est mal choisi, je vous invite à suivre ma promenade et à m’accompagner ensuite au Palais-Royal. Vous aurez votre audience dès que nous serons rentrés, madame. Elle ne sera peut-être pas très longue, mais je veux vous entendre…
— Je savais déjà, sire, que le roi était la bonté même, dit Hortense. Qu’il veuille bien me permettre de le remercier du fond du cœur.
— Il ne faut jamais remercier avant d’avoir obtenu satisfaction, madame. Nous verrons cela plus tard.
Du geste, il appela l’un des hommes de son escorte et lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci s’inclina légèrement devant Hortense et son ami.
— Si vous voulez bien nous suivre, madame et monsieur ?
Ainsi augmentée de deux unités, la petite escorte royale se remit en marche à la suite de Louis-Philippe qui avait entrepris de contourner le bassin. Apparemment, le supplice d’Hortense n’était pas encore terminé… car le roi ne se pressait pas.
Trois quarts d’heure plus tard, toujours sur les traces du roi et accompagnée de Delacroix, elle pénétrait au Palais-Royal.
La demeure des Orléans était sans doute alors le plus beau palais de Paris et très certainement le plus confortable. Depuis qu’en 1815 il avait été rendu définitivement à la famille, après avoir connu depuis la mort sur l’échafaud de Philippe-Égalité des avatars divers, Louis-Philippe, avec l’aide de l’architecte Fontaine, y avait entrepris des travaux considérables. Cela donnait une grande résidence où d’admirables boiseries grises, blanches et or servaient de toile de fond à des meubles, à des tableaux et à des objets d’une grande beauté. On vantait le cabinet aux vingt-cinq mille estampes, la collection de tableaux historiques de la galerie Montpensier et aussi les merveilles de l’éclairage au gaz dont le Palais-Royal était l’un des premiers grands bénéficiaires.
Un large escalier de marbre liseré d’une admirable rampe de bronze et éclairé par de grandes torchères qui avaient peut-être connu les fastes du Régent menait aux appartements du nouveau roi qui se situaient dans le pavillon central. Hortense et Delacroix le gravirent à la suite de Louis-Philippe puis allèrent attendre dans une antichambre meublée de banquettes de velours rouge le moment de cette audience dont ils espéraient tant.
Ils n’attendirent pas longtemps. Un chambellan vint les chercher après quelques minutes et les introduisit dans le grand cabinet dont les hautes fenêtres donnaient sur la cour d’honneur. C’était une pièce imposante où le style Empire régnait en maître. Sa sévérité somptueuse évocatrice d’une puissance aux dimensions d’un homme exceptionnel avait séduit l’ex-duc d’Orléans. Avide d’une gloire dont son caractère timide et indécis le tiendrait toujours éloigné, il puisait dans ce décor quasi guerrier – encore renforcé par une superbe toile : Le Cuirassier blessé de Géricault – une sorte d’énergie que les grâces du style Louis XV ne lui eussent pas insufflée. En outre, c’était un décor de bonne politique : les nombreux bonapartistes, anciens officiers de la Grande Armée ou anciens fonctionnaires de l’Empire s’y retrouvaient dans une ambiance familière et, comme tels, rassurés… Seule note vraiment féminine : le bouquet de roses, venues des serres de Neuilly, qui occupait à lui seul un guéridon rond. La signature discrète d’une épouse née au soleil de Naples et qui adorait les fleurs.
Assis derrière sa grande table de travail, le roi regarda entrer les deux jeunes gens, apprécia à sa juste valeur l’impeccable révérence d’Hortense et lui désigna une chaise mais laissa le peintre debout. Un instant, il considéra la jeune femme qui, sous ce regard lourd, s’efforça de faire bonne contenance.
— Vous m’avez dit, madame, fit-il enfin, que votre meilleure amie, la comtesse Morosini si je ne me trompe… ?
— La mémoire du roi est parfaite, sire. J’ajoute qu’elle est née princesse Felicia Orsini.
— Ce sont là de bien grands noms d’Italie ! Donc vous me disiez que la comtesse Morosini avait été jetée en prison, par erreur, mais en prison tout de même ? En général, il faut faire quelque chose pour en arriver là. Pour quelle raison a-t-elle été arrêtée ?
— Terrorisme, sire ! Et comme Louis-Philippe avait un haut-le-corps qu’elle jugea peu encourageant, elle se hâta d’ajouter : Si le roi le permet, je lui ferai le récit exact de ce qui s’est passé.
— J’allais vous en prier. Mais soyez claire, s’il vous plaît… et point trop longue !
Aussi succinctement que possible, mais en prenant soin de bien choisir ses mots, Hortense raconta l’aventure de Felicia et, sans nommer personne, laissa entendre qu’une obscure machination, une vengeance peut-être était à la base du drame.
— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’on s’est obstiné à la traiter en homme et à ne la connaître à la Force que sous le seul nom d’Orsini ?
— Je ne comprends pas davantage, madame… sinon peut-être qu’il est plus facile de faire disparaître quelqu’un qui n’existe pas. Mais vous racontez fort bien. Etiez-vous donc présente au moment de cette descente de police au café Lamblin ?
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