C’était un grand moment de douceur et de joie profonde ; pourtant Hortense n’y participa pas autant qu’elle l’aurait voulu. Son esprit vagabondait vers Combert, vers Jean qui lui avait promis de passer auprès d’elle cette belle fête et qui ne la partagerait pas avec elle.
Bien sûr elle était certaine qu’il ne lui en voulait pas, qu’il avait compris que son amitié pour Felicia l’obligeait à partir à tout prix et qu’il l’attendrait le temps qu’il faudrait, sans colère et sans impatience. Mais, à présent, entre Hortense et son retour vers les siens, barrant le chemin en quelque sorte, il y avait la silhouette menaçante d’un homme dont elle avait eu l’imprudence d’encourager l’amour et qui, blessé davantage dans son orgueil que dans son cœur, entendait tirer vengeance d’avoir été dédaigné. Mais quelle vengeance ? Que voulait-il au juste, ce Patrick Butler dont elle s’était méfiée dès leur première rencontre, cet homme dur et impitoyable qui avait su cependant lui parler d’amour avec tant de passion ? A voir la façon dont il s’en était pris à Felicia, il ne s’en tiendrait pas à quelques bonnes paroles si le malheur voulait qu’ils se retrouvent face à face… Que ferait Hortense alors ? Que lui dirait-elle ? Et s’il prenait fantaisie à cet homme obstiné de la suivre jusque chez elle ? Comment s’en tirerait-elle ? Une seule solution était possible : il fallait, ainsi qu’elle l’avait dit à Delacroix, quitter Paris avant même qu’il pût savoir qu’elle y était venue.
La joie paisible qui irradiait de tous ces visages tendus vers l’autel finit par agir sur la jeune femme, et quand vint l’élévation, elle laissa son cœur s’ouvrir pour une ardente prière à Celui qui peut tout afin qu’Il vînt à son aide, lui permît de sauver son amie et d’éviter le piège que représentait l’homme de Morlaix.
Cette prière lui fit du bien, et ce fut avec une sorte d’entrain qu’elle prit place, avec ses deux compagnes, à la table d’un petit repas composé d’une poularde et d’une crème à la vanille auxquelles les trois femmes firent honneur après que l’on eut déposé dans la cheminée, avec quelque cérémonie, la bûche que l’on avait fait bénir dans le courant de la journée. Puis on échangea de menus cadeaux. Hortense offrit à sa vieille amie les dentelles du Puy qu’elle avait pris la précaution d’emporter pour la circonstance et reçut des mouchoirs brodés par Mme Morizet. Honorine, pour sa part, eut de l’une et de l’autre un châle de laine et une paire de mitaines qui la remplirent de joie. Après quoi, l’on monta se coucher à une heure tout à fait inhabituelle, bien sûr. Mais, cette fois, exorcisée de son fantôme par la grâce d’une prière de Noël, et aussi fatiguée par une trop longue journée, Hortense dormit profondément et ne se réveilla que vers le milieu de la matinée au bruit des casseroles qu’Honorine agitait furieusement dans la cuisine. Mme Morizet attendait, en effet, un couple de cousins et deux vieilles amies pour le déjeuner.
Le temps était clair et beau, l’atmosphère était sereine. Des enfants parcouraient les quelques rues du village en chantant des Noëls, s’arrêtant dans les maisons pour recevoir un gâteau ou une pièce de monnaie. Leurs voix fraîches chantaient : Il est né le divin enfant… ou encore Les anges dans nos campagnes…, pas toujours très juste, mais avec tant de conviction et d’entrain que c’était plaisir de les entendre.
Toujours aussi délicate, Mme Morizet s’était excusée auprès d’Hortense de lui imposer ainsi la visite de gens qui n’étaient peut-être pas, pour elle, d’un grand intérêt. Mais la jeune femme la rassura :
— Je tombe chez vous comme la foudre et vous voudriez que je désorganise complètement vos projets ? Je serai ravie de voir vos amis. Dites-moi seulement si j’ai déjà rencontré ces personnes aux temps où j’habitais chez vous sous le nom de Mme Coudert ?…
En effet, quand, fuyant son oncle le marquis de Lauzargues, elle avait trouvé grâce à Vidocq refuge chez Mme Morizet, on l’y avait connue sous ce nom passe-partout qui ne tirait pas à conséquence autant qu’un titre de comtesse.
Mme Morizet admit qu’en effet ses cousins avaient déjà rencontré « Mme Coudert » et qu’il vaudrait peut-être mieux qu’on ne leur en apprît pas davantage :
— Ce sont de braves gens, mais ils sont un peu bavards et très férus de noblesse. Ils seraient sans doute très heureux de dîner en compagnie de Mme de Lauzargues, mais le lendemain tout le pays le saurait. Je ne pense pas que vous souhaitiez cela ?
Ce fut donc, comme par le passé, Mme Coudert que le couple Brodier et les dames Menu et Clinchant rencontrèrent dans le salon fleuri de leur vieille amie pour les paisibles agapes de Noël. On parla de tout et de rien, mais surtout d’histoires locales qui n’intéressaient pas beaucoup Hortense, mais qui lui permirent au moins de garder un silence souriant assez confortable pour elle et tout à fait satisfaisant pour les autres. Elle répondit avec grâce à quelques questions sur la vie à Saint-Flour, puisque c’était là que « Mme Coudert » était censée habiter, et cette journée de Noël, un peu éprouvante pour quelqu’un qui brûlait d’entrer en action, s’acheva finalement le mieux du monde.
Vidocq vint le lendemain apporter à Mme Morizet quelques œufs des poules que sa femme, Fleuride, élevait : bon prétexte pour s’entretenir avec Hortense. Celle-ci lui raconta sa visite rue de Babylone et ce qu’elle y avait appris. L’ancien policier fronça les sourcils :
— Savoir qui est derrière tout cela est une bonne chose, mais cela ne nous avance guère au fond. Paris est grand et pour trouver cet homme…
— Mais je ne veux pas qu’on le trouve ! coupa la jeune femme. Pas plus que je ne souhaite le rencontrer : je n’ai qu’un espoir : réussir à libérer Mme Morosini et partir avec elle pour l’Auvergne le plus tôt possible…
— Encore faut-il que vous puissiez y parvenir. En outre, quand on se sait un ennemi, il est de bonne guerre de le surveiller. Donnez-moi son signalement. Vous dites qu’il s’appelle Patrick Butler, armateur à Morlaix et que c’est par Buchez et Rouen l’Aîné que vous avez fait sa connaissance ? Je les verrai tous les deux ce soir même. Ils pourront peut-être m’en apprendre davantage. En outre, je me renseignerai à la police. On peut toujours faire le tour des hôtels élégants. Cet homme-là ne doit pas descendre dans une gargote…
— Il est peut-être descendu chez un ami ? Soyez prudent, en tout cas. Il doit avoir de grandes relations a la police pour avoir pu s’emparer si facilement de Felicia…
— Moi aussi, j’ai des relations, madame la comtesse. Moins hautes peut-être, mais tout aussi efficaces. Je saurai le fin mot de cette vilaine histoire ou je ne m’appelle plus Vidocq. Quant à vous, ne manquez surtout pas cette promenade à laquelle vous convie votre ami Delacroix. Elle pourrait être des plus intéressantes.
— En vérité, je ne vois pas du tout. Pourquoi ?
— C’est assez simple pourtant : le mardi et le jeudi, quel que soit le temps, le roi fait, à pied, une promenade dans le jardin des Tuileries. Avec un peu de chance, vous pourrez lui parler…
— Il se laisse aborder si facilement en public ?
— Non. Mais quand il reconnaît quelqu’un, il lui arrive de l’appeler auprès de lui. Votre peintre doit compter là-dessus.
Forte de cette assurance, Hortense employa le reste de sa journée à une visite dans les bureaux de la banque Granier, rue de Provence. Son père, le banquier Henri Granier de Berny, en avait été le fondateur et en avait fait l’une des plus puissantes maisons de Paris, au temps de l’Empire, avant de mourir assassiné avec sa femme. Le fils d’Hortense était à présent l’héritier des parts de son grand-père amputées de ce qu’avait coûté à la banque la gestion désastreuse du prince San Severo[6] mais cela constituait encore une assez jolie fortune pour que la jeune femme pût réclamer l’aide de la banque dans n’importe quelle circonstance. D’autant que désormais elle savait retrouver rue de Provence son ami Louis Vernet qui, en dépit de son infirmité, avait été réintégré, à la demande d’Hortense et au moment du changement de règne, dans l’un des postes principaux. Et elle n’imaginait pas un seul instant que l’ancien homme de confiance de son père pût refuser de soutenir une juste cause.
Et, de fait, Louis Vernet l’accueillit avec une amitié véritable et une joie qui était visiblement sincère. Le retour aux affaires avait rendu une sorte de santé au jeune fondé de pouvoir, à défaut de lui rendre l’usage de ses jambes qui demeuraient cachées sous un plaid écossais.
— Vous voyez, dit-il en souriant, je suis redevenu presque le même que par le passé. Chaque matin, ma voiture m’amène de ma rue arancière et me ramène chez moi le soir. Et cela, c’est grâce à vous. Peut-être ces messieurs n’auraient-ils pas songé à me rendre un poste si vous ne l’aviez demandé si instamment. Je sais que cela a été l’objet de la première lettre que vous avez adressée ici.
— Je savais que le travail vous ferait du bien. Peut-être votre mère n’est-elle pas du même avis ?
— Ma mère ne cessera jamais de trembler pour moi. Elle m’accompagne le matin et revient me chercher le soir, exactement comme lorsque j’étais petit garçon et qu’elle me conduisait au collège. Mais elle a compris que j’avais besoin de tout cela, ajouta-t-il en désignant du geste l’austère bureau vert olive demeuré fidèle au style Empire où de grands cartonniers et une bibliothèque d’acajou occupaient la majeure partie des murs. A présent, dites-moi ce que vous êtes venue me demander. Vous avez besoin d’argent… ?
— Pas vraiment… mais ce n’est pas exclu. En fait, je suis venue vous poser des questions. La première est celle-ci : on dit que notre banque a, comme la banque Laffitte, contribué à mettre Louis-Philippe sur le trône ? Est-ce vrai ?
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