— Moi je sais où est la contessa…, dit Hortense.

Rapidement, pour Timour et pour Livia qui revenait avec son café, elle fit le récit de son entretien avec Vidocq.

— En prison ? s’écria la camériste. Et à cause d’une bombe ? Il faut que cet homme soit le diable !

— J’ai toujours su qu’il l’était et je m’en suis toujours méfiée. C’est un homme violent, dur et impitoyable, mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’il se venge sur votre maîtresse. C’est à moi qu’il doit en vouloir le plus. C’est moi qui ai froissé son orgueil. C’est moi qui me suis moquée de lui, ajouta-t-elle plus bas…

Les souvenirs défilaient dans la tête d’Hortense. Elle se voyait quittant Paris l’été précédent, en compagnie de Felicia et sous de fausses identités procurées par les « bons cousins » carbonari Buchez et Rouen l’Aîné. Avec l’aide du colonel Duchamp, bonapartiste enragé, il s’agissait d’arracher du château du Taureau le frère de Felicia, le prince Gianfranco Orsini, incarcéré pour avoir conspiré contre le régime. L’homme qui devait les aider dans cette entreprise pour le moins risquée était un riche armateur de Morlaix, Patrick Butler, sur qui les carbonari croyaient pouvoir compter pour procurer un bateau destiné à faire passer le prisonnier évadé en Angleterre. Hortense devait se présenter à lui sous l’identité d’une lointaine cousine irlandaise dont on espérait qu’elle saurait le séduire. La jeune femme avait beaucoup répugné à ce rôle équivoque, mais elle avait fini par accepter pour essayer de rendre à Felicia son jeune frère.

L’entreprise de séduction n’avait que trop bien réussi. D’abord réticent, ce qui avait mis les conjurés en garde, Butler avait fait à Hortense une cour pressante, ardente, passionnée qui ne lui avait laissé d’autre échappatoire que la fuite. Et, tandis que Butler partait pour Brest afin d’y attendre la jeune femme, celle-ci tentait avec ses compagnons d’enlever Gianfranco Orsini à sa prison. Vaine tentative : le jeune homme était mourant quand on était parvenu jusqu’à lui. Une heure plus tard, Felicia et Hortense, oubliant Butler et sa passion, reprenaient la route de Paris où elles étaient d’ailleurs tombées en pleine révolution. De là, Hortense avait regagné l’Auvergne sans plus songer un seul instant qu’il pût exister quelque part un certain Patrick Butler. Il venait de se rappeler à son souvenir de bien terrible façon…

— Mais pourquoi, répéta-t-elle, pourquoi s’en être pris à la contessa ?

— Parce qu’il ne connaît ni ton nom véritable ni ton adresse. Bien sûr, il a essayé de savoir mais je n’ai rien dit. Pour la contessa, ça a dû être assez facile. Elle est bien connue chez les carbonari et l’un d’eux a dû parler, contre de l’or. Et si l’homme aux cheveux rouges a appris là-bas la mort du prince Gianfranco, le rapprochement a fait le reste…

Timour devait avoir raison. Remontant encore le cours de ses souvenirs, Hortense crut entendre la voix railleuse de l’armateur : « Vous ne me ferez jamais croire que votre Mlle Romero n’est qu’une simple lectrice. Elle a l’allure d’une grande d’Espagne… ou mieux : d’une impératrice romaine. » Et elle crut entendre encore son insolente affirmation : « Quand on veut une femme, quand on la veut vraiment, on y parvient toujours. C’est une question de temps, de patience, d’habileté, parfois d’argent et rien de plus… »

Il y avait une menace dans ces quelques mots et elle ne l’avait pas compris. Pas davantage qu’en blessant dans son orgueil cet homme riche et sans doute puissant elle s’en ferait un ennemi et un ennemi non négligeable. Néanmoins, qu’il ait eu assez de pouvoir pour monter le piège infernal dans lequel Felicia était tombée était proprement inimaginable. Et Hortense ajouta à sa liste de visites une rencontre avec Rouen l’Aîné dans sa discrète maison de la rue Christine.

— Ce Butler vous a-t-il donné une adresse quelconque où le joindre ? demanda-t-elle.

— Je t’ai dit, madame la comtesse, que j’avais voulu le faire suivre, reprocha le Turc. Il m’a dit qu’il repasserait…

— Quand ?

— Je ne sais pas. Pas avant quelques jours certainement. Il faut qu’une lettre ait le temps d’arriver et que l’on ait le temps de venir…

— C’est juste ! S’il revient, Timour, vous ne m’avez vue ni les uns ni les autres. Je vais essayer de libérer votre maîtresse au plus vite et, si possible, avant son retour. Si Dieu veut bien m’assister, tout au moins, ajouta-t-elle avec un rapide signe de croix, auquel s’associa Livia.

— Je vais avec toi, déclara Timour. Tu as besoin d’un garde du corps, avec ce giaour infâme lâché dans Paris…

— Je préfère que vous restiez ici, au cas où il reviendrait. Mais vous savez où me trouver et, de toute façon, je vous appellerai quand le moment sera venu ou si j’ai besoin d’aide. Vous posez toujours pour Delacroix, Timour ?

— Non, pas pour le moment.

— Peut-être y retournerez-vous. C’est un bon endroit pour communiquer. D’ailleurs, j’y vais de ce pas…

Une nouvelle voiture de place, prise aux Invalides, déposa un moment plus tard Hortense devant le numéro 15 du quai Voltaire où le peintre avait son atelier. Là aussi, les souvenirs étaient au rendez-vous ! Après sa présentation à la Cour et la tentative d’enlèvement qui avait suivi, Hortense y avait trouvé un refuge temporaire, mais singulièrement chaleureux. Un refuge où elle avait eu la merveilleuse surprise de voir Jean venir la rejoindre et où, enfin, elle avait vécu avec lui quelques-unes des heures les plus brûlantes de leur amour. Et ce fut d’un doigt presque tendre qu’elle frappa à la porte verte qui fermait l’atelier du peintre.

— Entrez ! rugit une voix bien connue, mais, qui que vous soyez, ne me dérangez pas !

— Doucement, Hortense poussa la porte et entra. Le peintre était en effet en plein travail. Vêtu d’une de ces grandes blouses de flanelle rouge qu’il affectionnait, Eugène Delacroix, le cheveu en désordre, des taches de peinture maculant son visage, se démenait comme un démon en face d’une immense toile qu’Hortense, muette de saisissement, reçut en plein cœur…

Enjambant hardiment une barricade couverte de morts, traînant après elle un peuple qui semblait surgir de la fumée des canons, la Liberté, brandissant un drapeau aux trois couleurs, semblait vouloir s’élancer hors de la toile. L’évocation du combat pour l’Hôtel de Ville, dont Hortense avait été le témoin, était saisissante. Les maisons beiges et grises, la silhouette de Notre-Dame et le ciel de juillet plus qu’à moitié caché par la fumée, tout cela racontait l’épopée avec une passion qui ne pouvait laisser indifférent. Quant à la Liberté aux seins nus, vers laquelle se tournait le visage ardent d’un homme armé d’un fusil qui avait les traits du peintre, elle possédait le superbe profil de Felicia, son grand front pur, même si le peintre lui avait donné plus de vigueur physique que n’en possédait son modèle : longue et mince, la comtesse Morosini n’était pas ce Rubens en mouvement qui devait symboliser la force. Mais que le visage était donc ressemblant !

Perdue dans sa contemplation, Hortense ne s’était pas aperçue de ce que Delacroix avait cessé de peindre et se tenait à présent à son côté, armé du long pinceau semblable à une lance, avec lequel il travaillait au ciel.

— Est-ce que je me trompe ou bien est-ce que ce tableau vous plaît ? dit Delacroix avec autant de naturel que si lui et Hortense s’étaient quittés de la veille.

Elle tourna vers lui un regard où l’émerveillement se mêlait de chagrin.

— Il me plairait plus encore si votre Liberté était elle-même libre.

L’artiste posa palette et pinceau, s’essuya les mains à un chiffon puis vint, avec toute la grâce d’un parfait homme du monde, baiser les doigts de sa visiteuse. Ses yeux noirs brillaient de cet éclat que donne une vraie joie :

— Je suis béni du ciel aujourd’hui puisque, pour mon Noël, il m’envoie un ange, dit-il gaiement. Je suis infiniment heureux de vous revoir, madame. Mais que disiez-vous donc de ma Liberté ? Elle ne serait plus libre ? Est-ce que les Autrichiens lui auraient mis la main dessus ?

— Elle n’a même pas eu le temps d’atteindre l’Autriche. C’est à Paris même qu’elle a été arrêtée quelques jours après notre séparation. Elle est à présent à la Force et je suis venue vous demander votre aide.

Une fois encore, elle fit le récit de son départ, de sa rencontre avec Vidocq, mais y ajouta cette fois ce que lui avait appris Timour ; ce qui donna finalement une sorte de confession que Delacroix écouta avec une mine de plus en plus sombre.

— Il faut que je voie le roi, conclut Hortense. Je comptais sur Mme de Dino et sur le prince, mais il paraît qu’ils se trouvent actuellement en Angleterre. Nous n’avons pas de chance…

— Aviez-vous réellement besoin d’eux ? Vous êtes la fille d’un homme qui était puissant. La banque Granier existe toujours et le régime lui a quelques obligations. C’est d’ailleurs à ce titre que Vidocq vous a fait venir. Que vous faut-il de plus ?

— La possibilité de rencontrer le roi seul à seule. L’affaire que je dois plaider est délicate… De celles qu’on ne débat pas en Conseil des ministres.

— C’est le moins que l’on puisse dire ! Une histoire de bombe ! Pauvre comtesse !

— … en outre, il y a, paraît-il, de nombreuses demandes d’audience. La mienne pourrait intervenir trop tard. Et je suis pressée. C’est pourquoi je viens m’adresser à vous.

— A moi ? Qui a pu vous mettre dans la tête que je possédais le moindre pouvoir ?

— Le roi vous apprécie, à ce qu’on m’a dit. Il lui arrive de venir ici, en voisin…

— C’est, bien sûr, Vidocq qui vous a raconté cela ?

— C’est lui, en effet. Les grands peintres ont toujours eu de l’influence sur les princes qui les aiment. Ne pouvez-vous user de ce privilège pour moi ? Quand le roi doit-il venir ?