— Mais demain, dit timidement Mme Morizet, c’est la veille de Noël ?
— Vous faites bien de me le rappeler, dit Hortense gravement. C’est ce soir que je dois y aller. L’idée que Felicia va passer ce Noël au fond d’une prison m’est insupportable…
— Je m’en doute. Mais, ajouta doucement Vidocq, je peux vous dire quelque chose qui vous rassurera un peu : on ne transfère jamais de prisonniers durant les fêtes de fin d’année.
Vidocq se levait pour partir et reprit son chapeau. Hortense leva sur lui un regard implorant :
— Il est vraiment impossible de la voir ?
— Je vous ai dit qu’elle est au secret. Mais si vous voulez lui écrire quelques lignes, je peux peut-être arriver à les lui faire passer… moyennant un peu d’argent.
Hortense courut s’asseoir à un petit secrétaire, prit le papier que lui offrait Mme Morizet, griffonna quelques mots affectueux et prit dans sa bourse une pièce d’or, puis remit le tout à l’ancien policier.
— Au moins, elle saura que je suis là et que nous allons nous occuper d’elle. Puis elle ajouta, les larmes aux yeux : si vous pensez qu’il soit possible de lui faire passer quelques objets bien nécessaires… des couvertures… de la nourriture… n’hésitez pas, je vous en prie, à faire appel à moi !
Vidocq fit sauter dans sa main la pièce brillante et sourit :
— Je peux vous assurer qu’à ce prix-là elle aura votre message et que son Noël, au moins, ne sera pas sans espoir. C’est, je crois, le plus beau cadeau que vous puissiez lui faire. Pour le reste, ne vous tourmentez pas trop : elle n’est pas mal traitée. Il semblerait que quelqu’un paie pour qu’elle ne manque de rien, ce qui épaissit encore le mystère car, apparemment, personne ne sait qui elle est.
— Mais, j’y pense : que sont devenus ses serviteurs, Timour, Livia et Gaetano ?
— Je vous avoue que je n’en sais rien. Étant donné que ce n’est pas la comtesse Morosini que l’on a arrêtée, je suppose qu’ils sont toujours chez elle et sans doute fort en peine d’elle. J’avoue ne pas y avoir pensé…
— Je m’en charge. J’irai demain rue de Babylone…
En dépit de la fatigue du voyage, Hortense dormit mal cette nuit-là et entendit sonner toutes les heures à l’horloge de l’église voisine. Sa pensée ne quittait pas son amie. Depuis leur séparation, elle l’avait souvent imaginée galopant vers Vienne, rejoignant là-bas le colonel Duchamp et se lançant joyeusement avec lui dans la grande aventure dont elle rêvait depuis des années : ramener en France le fils de Napoléon, le réinstaller au palais des Tuileries, le mener à Notre-Dame pour lui rendre la couronne de son père, effacer les années d’exil et enfin ériger, plus brillante que jamais, l’aigle impériale dans le ciel de France… Or, au lieu de ce rêve héroïque et dangereux, Felicia l’Amazone vivait un cauchemar et Hortense fouillait vainement sa mémoire, recherchant le moindre des événements vécus ensemble, le moindre visage rencontré dans l’entourage de la jeune femme pour essayer de trouver au moins un indice sur l’ignoble dénonciateur. Qui avait pu monter contre son amie un piège aussi lâche ? Dans quel but ? Et pour assouvir quelle vengeance inavouable ?
Quand revint le jour, Hortense n’avait pas encore fermé l’œil mais elle avait établi un début de plan de bataille. Veille de Noël ou pas, elle se rendrait tout à l’heure chez Felicia puis, de là, quai Voltaire où son ami Delacroix avait son atelier. Et aucune des représentations de la bonne Mme Morizet, qui, inquiète de la voir aussi pâle, la suppliait de se reposer, ne vint à bout de sa résolution. Dès 9 heures du matin, elle envoya Honorine lui chercher un fiacre et quitta Saint-Mandé en promettant d’être rentrée avant la nuit afin que son hôtesse ne se tourmentât pas trop.
Le temps était froid mais clair et Paris, qu’elle avait connu emporté par la révolte quelques mois plus tôt, offrait l’image la plus paisible et la plus joyeuse qui soit. Chacun visiblement se préparait pour le réveillon du soir et pour la fête du lendemain. Des servantes et des femmes du peuple revenaient du marché avec des paniers débordants ou bien faisaient queue dans les boutiques. La fête prochaine était dans l’air comme une petite musique allègre, comme une petite flamme de gaieté à laquelle se réchauffaient les cœurs. Mais Hortense ne se sentait pas accordée à cette atmosphère de joie. Elle pensait à Felicia bien sûr, mais aussi à son enfant et à Jean. Sans cette dramatique histoire, elle eût passé avec eux un doux Noël au coin de la cheminée, entre les touffes de houx dont Clémence garnissait toujours la maison à cette époque et la grosse boule de gui pendue au plafond, entre la chaleur de la messe nocturne où se retrouvait tout un peuple et les agréments plus terrestres du repas de Noël auquel tous ceux de Combert eussent été conviés… Ce soir, demain, il n’y aurait rien de semblable, mais pour Felicia ce serait pire.
Quand sa voiture s’arrêta devant le petit hôtel de la rue de Babylone où Felicia l’avait recueillie avec tant de gentillesse et de générosité, Hortense eut un peu l’impression de rentrer chez elle. C’était, entre toutes, une maison amie mais, pour le moment, cette maison amie avait perdu son âme. Cela se sentait aux volets dont presque tous étaient clos, au portail soigneusement fermé, à cette atmosphère étrange, insaisissable, qui caractérise les maisons vides.
Et pourtant, dans celle-là, trois personnes vivaient encore, ainsi que la jeune femme s’en convainquit, lorsque la porte lui fut ouverte sur un cri de joie après qu’elle eut donné son nom. Et tandis que jouaient les verrous, elle entendit la forte voix de Timour qui appelait :
— Livia ! Gaetano ! Venez, venez vite ! C’est la contessa Hortense !
Ce qui fait que, la porte ouverte, elle tomba droit dans les bras d’une Livia qui oublia son rang de femme de chambre en l’embrassant sur les deux joues avec un enthousiasme tout italien. Gaetano, le cocher, se contenta de s’incliner jusqu’à terre mais Timour, le géant turc, le fidèle garde du corps l’enleva du sol pour mieux la voir comme s’il voulait s’assurer que c’était bien elle. Mais il s’en tint là et, avec un éclat de rire tonitruant, la reposa avant de lui adresser le plus protocolaire des saluts.
— Sois la bienvenue, madame la comtesse. C’est Allah lui-même qui t’envoie. J’allais t’écrire…
— Vous aussi, Timour ? Il se trouve que j’ai déjà reçu une lettre.
— De qui ?
— D’un ami. De M. Vidocq, l’ancien policier…
— Il sait où elle est ?
— Oui… mais ne pourrions-nous parler ailleurs qu’au milieu de la cour ?…
— Bien sûr, protesta Livia. Entrez, madame la comtesse. Je vais vous apporter quelque chose de chaud. Il fait froid, ce matin.
Tandis que Gaetano allait s’assurer que le portail était bien fermé après avoir jeté un coup d’œil aux alentours, Timour et Livia conduisirent Hortense au salon. La jeune femme eut la surprise de constater que, derrière ses volets clos, la pièce vivait comme par le passé. Le ménage était fait avec un soin extrême, des feuillages roux mêlés à des branches de houx et à quelques fleurs occupaient les vases et un bon feu brûlait dans la cheminée.
— On espère toujours qu’elle va arriver, expliqua Livia, des larmes dans la voix. La maison est toujours prête à la recevoir. Et c’est une bonne chose puisqu’elle se trouve ainsi toute prête pour sa meilleure amie, vous…
— Merci, Livia, mais je ne resterai pas. Du moins, pas aujourd’hui. Je suis descendue à Saint-Mandé, chez Mme Morizet et je lui ai promis de passer Noël avec elle. Mais j’accepterais volontiers une tasse de café.
Tandis que Livia s’esquivait en direction de la cuisine et que Gaetano se retirait discrètement, Hortense resta en face de Timour.
— A présent, dites-moi pour quelle raison vous alliez m’écrire, fit-elle.
— C’est à cause de cet homme qui est venu avant-hier… L’homme de Morlaix, l’homme aux cheveux rouges…
— De… Morlaix ? L’homme aux cheveux rouges ? Vous ne voulez pas dire… Patrick Butler ?
— Si. C’est bien lui. Il est venu me dire que si je veux revoir la contessa, il faut que je te fasse venir ici.
Ce fut comme si la foudre venait de tomber dans ce salon au décor galant qui avait connu les grâces d’une danseuse de l’Opéra et où nymphes et chèvre-pieds se poursuivaient en peintures murales à travers un bois émaillé de fleurs. Suffoquée, Hortense se laissa tomber dans un petit fauteuil, qui protesta contre cette agression brutale, et leva un regard effaré sur le visage impassible du Turc auquel une longue et mince moustache conférait un certain type mongol. Elle était devenue si pâle que Timour n’hésita pas : il alla prendre un petit verre dans un cabaret de salon, le remplit de cognac et le tendit à Hortense qui le saisit et l’avala d’un trait comme si c’était pour elle une chose tout à fait habituelle… Une bouffée de chaleur monta au visage de la jeune femme. Se sentant près d’étouffer, elle arracha plus qu’elle ne les dénoua les brides de son chapeau de velours.
— Patrick Butler ! répéta-t-elle comme si elle cherchait à se convaincre elle-même de ce qu’elle venait de dire. Ce serait donc lui ?… Mais c’est impossible ! Comment aurait-il fait ? Et d’abord, comment a-t-il pu nous retrouver ? Il ne nous connaissait que sous les noms de Mrs. Kennedy, native d’Irlande, pour moi et de la señorita Romero, demoiselle de compagnie espagnole, pour Felicia !
— Je ne sais pas, mais il a trouvé. Et si la contessa a disparu, c’est lui qui en est cause. Il ne l’a pas caché…
— Et vous ne l’avez pas étranglé ? s’écria Hortense dans une poussée de colère sauvage.
— Si lui seul sait où elle est, cela n’aurait servi à rien. Je voulais le suivre, mais il était venu à cheval et le temps de seller une bête… Gaetano a essayé de lui courir après, mais il l’a perdu.
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