— Cela ne tient pas debout ! s’écria Hortense indignée. Chacun sait que Felicia n’a rien contre Louis-Philippe. Elle est une bonapartiste convaincue sans doute, mais j’ai cru comprendre, d’après les bruits qui sont venus jusqu’à moi, que le roi essaierait de s’attirer justement les bonapartistes. On dit qu’il rappelle les demi-soldes, qu’il leur rend leurs grades, leurs commandements ?
— Sans doute. Sauf à ceux qui œuvrent pour le retour du fils de l’Empereur. Et votre amie est de ceux-là.
— Moi aussi, figurez-vous.
— Le contraire serait étonnant. Je pense comme vous d’ailleurs, mais ce n’est pas pour fait de bonapartisme qu’elle a été arrêtée. Vous oubliez cette maudite bombe qui a fait d’autant plus mauvais effet que le roi et sa famille habitent toujours le Palais-Royal et ne semblent pas disposés à le quitter pour les Tuileries. Voilà pourquoi je vous ai écrit que votre amie était en grand danger.
— Mais enfin, qui a pu monter pareil piège ? Felicia n’a pas d’ennemis… sinon l’empereur d’Autriche. Du moins je ne lui en connais pas d’autres.
— Il faut croire qu’elle en a au moins un. Et puissant. Je sais qu’à la Force on refuse de la croire quand elle affirme qu’elle est une femme. Elle est détenue sous le seul nom d’Orsini, sans autre mention. Elle n’a vu ni juge ni avocat. On l’a mise, je le répète, au secret en attendant Dieu sait quoi. Sans doute un transfert dans un endroit où il sera facile de l’oublier, mais le plus étonnant est que les bruits qu’on me rapporte insistent sur la Bretagne. C’est comme si on voulait lui faire prendre la place de son frère défunt.
— Mais enfin, cette histoire du café Lamblin n’a pu être montée qu’avec l’aide des carbonari ? Je les aurais crus incapables d’une pareille noirceur, fit Hortense avec amertume.
— Ils n’y sont pour rien… J’ai parlé, bien sûr, à Buchez et à Rouen qui ont fait une enquête. Ils ont acquis la certitude de la présence d’un traître dans leurs rangs, mais jusqu’à présent ils ne l’ont pas encore trouvé. Ce qui ne veut pas dire qu’ils abandonnent. Découvert, l’homme mourra. Buchez a été formel là-dessus. C’est d’ailleurs la loi des « bons cousins ». Mais, en attendant…
— En attendant, il faut faire quelque chose pour tirer Felicia de ce mauvais pas. Il est impensable qu’un roi installé sur son trône depuis moins de six mois donne de pareils ordres : une femme attirée dans un piège, jetée en prison, privée de son identité et même de son sexe et en passe d’être jetée dans une autre prison sans le moindre jugement ? Ce n’était pas pire sous Charles X !
— Il est possible que le roi ne sache rien et que l’on ait tendance à faire du zèle au ministère de l’Intérieur comme à la police. Mais ce n’est que possible : ce n’est pas certain.
— Comment l’entendez-vous ?
Vidocq réfléchit un instant et jeta un regard autour de lui comme s’il s’attendait à découvrir un espion derrière les rideaux et quand il parla, ce fut d’une voix qui avait baissé de plusieurs tons. Ce qui incita ses compagnes à rapprocher leurs fauteuils pour mieux entendre.
— Je ne crois pas me tromper en disant que le roi s’attache à donner de lui-même une image toute différente du personnage qu’il est en réalité. Il se veut le symbole du libéralisme et s’attache à plaire à la bourgeoisie. Mais en fait, ce pouvoir qui lui est échu, il en rêvait depuis quinze ans, se jugeant mieux fait pour le règne que le gros Louis XVIII ou le pâle Charles X. Peut-être a-t-il raison d’ailleurs. Mais sachez bien qu’il n’est pas là pour assurer un intérim : il est roi pour le rester et il entend non seulement assurer sa dynastie mais encore ramener le pouvoir qui lui est imparti, et qui est celui d’un roi constitutionnel, vers l’absolutisme. Ce ne sont pas, bien sûr, de ces choses que l’on déclare hautement et j’ai peur que ce règne ne soit celui des menées souterraines, des coups de main de basse police, des répressions sournoises…
— Est-ce que vous ne noircissez pas un peu le tableau ? dit Mme Morizet, choquée. Je vous soupçonne d’être un peu trop imaginatif, monsieur Vidocq.
— Je ne crois pas. Voulez-vous un exemple ? Vous savez… ou vous ne savez pas, que Mme la duchesse de Berry a refusé de confier son fils, le petit duc de Bordeaux qui est, somme toute, notre roi légitime, à son cousin Louis-Philippe. On dit qu’elle n’a aucune confiance en lui et craint pour la vie de l’enfant…
— Oh ! Tout de même pas ? Le roi, un si bon père de famille, ne s’en prendrait pas à un enfant innocent…
— Vous croyez ? Il lui a tout de même fait ça !
D’une de ses vastes poches, l’ancien chef de la Police tira une petite liasse de feuillets qu’il mit dans les mains de Mme Morizet. La vieille dame chaussa ses lunettes, saisit la brochure et lut à haute voix, en articulant : « Le duc de Bordeaux bâtard ! » Elle avait à peine lu qu’elle rejeta les feuillets avec horreur.
— Pouah ! le vilain torchon. Vous ne me ferez pas croire que c’est l’œuvre du roi ?
— Depuis la première ligne jusqu’à la dernière. On y expose les circonstances de la naissance du jeune prince en s’appesantissant sur les détails qui peuvent la déclarer discutable. Et si vous vous donniez la peine de lire, vous verriez que le fils du malheureux duc de Berry y est, avec démonstration à l’appui, déclaré illégitime. Ce qui, bien sûr, confère quelque légitimité à notre Louis-Philippe et à son fils aîné, Ferdinand, dont il n’a tout de même pas osé faire un dauphin de France.
— Déteste-t-il donc à ce point la duchesse de Berry ?
— J’en ai gardé un souvenir si charmant au jour de ma dramatique présentation à la Cour, dit Hortense. Elle seule semblait vivante, gaie, aimable. Elle seule était humaine au milieu de cette cour peuplée de fantômes. Elle m’avait souri, et elle avait essayé de m’attirer à sa cour…
— Gardez bien ce souvenir, madame de Lauzargues, la petite « duchesse Vif-Argent » le mérite. Mais c’est justement cette joie de vivre, cette pétulance, cette gaieté dont on lui fait crime aujourd’hui. N’oubliez pas que l’actuelle reine Marie-Amélie, une noble femme en l’occurrence, était l’amie de l’austère Madame, duchesse d’Angoulême, qui n’était pas la dernière à blâmer ouvertement la conduite de sa jeune belle-sœur. Mais laissons là Mme de Berry. Tout ceci n’avait d’autre but que vous montrer qu’accusée de terrorisme, suspectée même d’avoir voulu attenter à la vie d’un roi qui y tient fort, votre amie Morosini n’a pas grand-chose à attendre en fait d’indulgence. A moins que vous et nous ne parvenions à démonter la machine infernale dont elle est victime ou que vous n’obteniez sa grâce…
— Qu’est-ce qui vous paraît le plus facile ?
— La grâce, sans doute. Sinon je ne vous aurais pas fait venir. Je vous l’ai dit, je n’ai guère d’espoir qu’en vous.
— Eh bien, voilà qui classe tout ! soupira Hortense en se levant pour faire quelques pas. Il me faut une audience du roi… Dites-moi comment l’obtenir !
— Il faut la demander, bien entendu, mais si vous n’êtes pas recommandée, c’est presque impossible : Étrange, n’est-ce pas, de la part d’un roi qui se promène démocratiquement tous les matins au jardin des Tuileries, le chapeau sur la tête et le parapluie sous le bras ? Il est vrai que les demandes d’audience s’accumulent au palais.
— La recommandation me paraît facile. Il suffit que je voie le conseil d’administration de la banque Gravier, puisque vous dites que là est ma meilleure arme.
— Il faudra le voir sans doute pour qu’il ne vous démente pas et pour qu’il vous soutienne, ce dont je ne doute pas. Mais pour être entendue, je dirais… dans l’intimité comme il convient pour ce genre d’affaires, il faut être introduite par un familier.
— Il est tout trouvé votre familier ! fit Hortense gaiement. Demain j’irai à l’hôtel de Talleyrand, je verrai Mme de Dino. Le prince de Talleyrand n’est-il pas l’une des chevilles ouvrières du nouveau régime ?
— Sans doute. C’est même pour cela qu’on en a fait un ambassadeur. Il est à Londres votre diable boiteux et la belle duchesse de Dino est partie faire les honneurs de Hanover Square comme, au temps du Congrès de Vienne, elle faisait ceux du palais Kaunitz.
— Il faudrait peut-être voir M. Laffitte, le Premier ministre ? dit Mme Morizet. Votre père devait le connaître, ma chère enfant ? Et puis c’est lui qui a dépensé le plus d’argent pour installer le roi sur son trône.
— Mon père, en effet, le connaissait, mais je ne sais trop ce que je pourrais en attendre ?
— Pas grand-chose, à mon sens, dit Vidocq. Certes, le roi dorlote Laffitte, lui fait des confidences, lui parle à l’oreille… mais je ne suis pas certain que M. Laffitte reste à son poste encore longtemps. C’est un poids difficile à supporter que la reconnaissance. Votre chance, à vous, réside dans le fait que vous n’avez encore rien demandé en échange des services de votre banque.
— Alors, comment faire ? A qui m’adresser ?
— Le peintre Eugène Delacroix est votre ami, je crois ?
— Et un excellent ami. Mais…
— Il est fort bien en cour. N’oubliez pas qu’il est le fils du vieux Talleyrand. Je sais que le roi vient parfois, en voisin, jusqu’à son atelier pour suivre les progrès de la grande toile que l’artiste prépare pour le Salon. Elle représente, m’a-t-on dit, la Liberté entraînant le peuple sur une barricade…
Hortense, qui arpentait le salon, s’arrêta net, saisie.
— La Liberté ! s’écria-t-elle. Mais bien sûr ! La liberté, qui a le visage de Felicia…
— Que voulez-vous dire ?
— Que c’est la comtesse Morosini qui a posé pour ce tableau. La comtesse Morosini qui est en prison, au secret. Vous avez raison, monsieur Vidocq. Dès demain, j’irai chez Delacroix…
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