Le docteur et sa famille aimaient beaucoup la jeune femme qu’ils avaient aidée lorsqu’elle s’était enfuie de Lauzargues pour échapper aux sévices du marquis. Ils n’auraient pas compris que venant dans leur petite cité, elle choisît de s’installer au relais de poste plutôt que chez eux. Cela valut à la jeune femme une agréable soirée passée au coin du feu entre Mme Brémont et ses filles car le docteur, bien sûr, courait la ville pour secourir ses malades, et cela lui fut infiniment doux. C’était, comme jadis – ou plutôt comme naguère car cette première soirée avait été vécue à peine un an plus tôt – une halte chaleureuse avant un combat, une manière comme une autre de prendre son souffle. Et quand, le lendemain, Hortense se retrouva dans la malle-poste, roulant sur les routes difficiles de sa haute Auvergne, elle eut l’impression que le temps s’abolissait et que tout recommençait.
L’impression était encore là quand, quatre jours plus tard, la lourde voiture pénétra, sous les appels de trompe de ses postillons, dans la cour des Messageries de la rue Plâtrière. Tout était comme au précédent voyage. A deux exceptions près : aucun colonel en demi-solde ne s’était mis au service d’Hortense au long du parcours et le temps était détestable. Une pluie fine et glacée noyait Paris, où, cependant, l’activité était grande en cette avant-veille de Noël. On ne voyait partout, sous une floraison de ces parapluies récemment promus emblèmes royaux[5], que des gens qui se hâtaient, le dos rond, pour protéger de leur mieux les paquets qu’ils rapportaient chez eux.
Hortense eut quelque peine à trouver une voiture qui consentît à la conduire à Saint-Mandé. La course était longue et la nuit commençait à tomber. D’autre part, étant donné le mauvais temps, la pratique ne manquait pas, mais la chance finit par lui sourire sous les traits d’un vieux cocher de cabriolet qui lui déclara :
— J’vas remiser à Picpus, ma petite dame. Alors votre Saint-Mandé ça me va tout à fait si vous donnez un petit quelque chose pour le retour au bercail. J’ai une voiture neuve mais un cheval qui commence à plus l’être tout à fait. Alors, le mauvais temps, moi, ça ne me dit rien. Faut que j’les ménage…
En foi de quoi, trois quarts d’heure plus tard, le cabriolet déposait sa passagère devant l’entrée du jardin de Mme Morizet, à travers les branches dépouillées duquel on voyait briller les lumières du rez-de-chaussée. Hortense sourit à cette image. La petite maison de Saint-Mandé avait été pour elle et pour son petit Étienne le plus accueillant des refuges et elle éprouvait une vraie joie à s’y retrouver.
Le son un peu fêlé de la cloche fit accourir sur le perron Honorine, la servante, qui cria :
— Qui est là ?
— Mme de Lauzargues, ma bonne Honorine. Voulez-vous demander à votre maîtresse si elle veut bien…
Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Déjà sur le perron, une petite silhouette replète vêtue de soie noire et coiffée de dentelles blanches doublait celle, nettement plus vigoureuse, de la domestique.
— Quand je vous disais que ce ne pouvait être qu’elle ? cria Mme Morizet en mettant dans les mains d’Honorine un parapluie grand comme une tente de campagne. J’étais certaine qu’elle arriverait ce soir. Je l’avais vue en rêve…
Un instant plus tard, la voyageuse tombait dans les bras de l’aimable vieille dame qui, au milieu d’un concert d’ordres contradictoires donnés à Honorine, la débarrassa de son manteau, de son chapeau, l’enveloppa d’un châle de cachemire et l’entraîna dans son petit salon où elle l’installa au coin du feu, les pieds sur les chenets et le dos bien calé dans un confortable fauteuil avant de la nantir d’une tasse de thé bouillant apparue comme par magie avec un cortège de tartines beurrées, de miel et de confitures.
Hortense se laissait faire avec bonheur, goûtant pleinement, après la longue épreuve de la route, la douceur conjuguée de cette amitié maternelle et de cette maison où tout semblait fait pour accueillir et réconforter les cœurs malheureux. Son corps se détendait. Ses jambes raidies par une longue immobilité dans le froid cessaient de lui faire mal et, tout en donnant à son amie des nouvelles de son petit Étienne auquel la vieille dame était fort attachée, elle renouait peu à peu avec ces jours du printemps précédent qui avaient fait entrer Mme Morizet dans sa vie et dans celle de son fils pour leur plus grand bien à tous les deux.
— Quelle joie de vous retrouver ! dit-elle enfin quand le flot de paroles de Mme Morizet lui en laissa le loisir. J’ai si souvent pensé à vous !
— Et moi donc ! Depuis que M. Vidocq est venu me demander votre adresse, votre chambre est prête. J’étais certaine que vous alliez venir.
— Est-ce que M. Vidocq vous a dit ce qui s’est passé ? Il n’explique pas grand-chose dans sa lettre, sinon que mon amie Felicia serait emprisonnée…
— Je n’en sais pas plus que vous. Mais il va certainement passer ce soir, puisque nous sommes un jour d’arrivée de la malle de Rodez. Lui aussi était certain que vous alliez venir.
— Cela prouve que vous me connaissez bien tous les deux. D’ailleurs je ne pouvais pas faire autrement : je suis trop inquiète…
La cloche de la rue annonçant un visiteur lui coupa la parole.
— Ce doit être lui, dit Mme Morizet en se levant pour aller l’accueillir. Je n’attends personne à cette heure.
C’était en effet Vidocq. L’ancien pensionnaire du bagne de Brest devenu le plus grand policier de France avait beau n’être plus qu’un simple fabricant de papier depuis qu’en 1827 il avait donné sa démission, il n’en demeurait pas moins l’homme le mieux informé qui soit, grâce à toutes les amitiés, proches de la complicité, qu’il gardait aussi bien dans la police elle-même que dans les milieux les plus divers. De sa place, Hortense entendit sa voix sonore qui s’écriait, dans le vestibule :
— Elle est là ? C’est la meilleure nouvelle de la journée…
— En fait de nouvelles, s’écria-t-elle, il semblerait que les vôtres ne soient guère bonnes, monsieur Vidocq. Votre lettre m’a épouvantée.
— C’est la raison pour laquelle je l’ai écrite, madame la comtesse. J’espérais qu’elle vous ferait venir, car si quelqu’un peut tirer votre amie du piège dans lequel elle est tombée, c’est bien vous.
— Moi ? fit Hortense avec surprise. Je ferai bien sûr tout ce que vous me direz de faire, mais je ne suis qu’une campagnarde sans relations et je ne crois pas avoir beaucoup d’influence.
— La banque Granier de Berny, dont votre fils est l’héritier, en a, elle. Comme la banque Laffitte, elle s’est engagée résolument dans le financement de la nouvelle monarchie. Le roi Louis-Philippe ne devrait pas avoir grand-chose à vous refuser…
— J’espère que vous avez raison mais, je vous en prie, apprenez-moi ce qui s’est passé. Quel est ce piège dont vous dites que la comtesse Morosini a été victime ? Et d’abord où est-elle ? Le savez-vous ?
— Bien sûr que je le sais. Elle est à la Force.
— A la Force ? Ce n’est pas une prison de femmes, cela ?
— C’est une prison politique, et Mme Morosini n’y est pas en tant que femme. Elle a été arrêtée sous des habits d’homme et on s’en est tenu là. Je crois même savoir qu’elle est au secret et en grand danger d’aller remplacer son frère dans l’une des casemates de ce château du Taureau dont vous aviez presque réussi à le faire évader.
Hortense ne put s’empêcher de frissonner à l’évocation de cette heure, la plus noire qu’elle eût vécue auprès de Felicia : une grève bretonne un peu avant le lever du jour, une barque montée par quatre hommes qui venaient de tenter l’impossible : arracher un prisonnier au château du Taureau, la vieille forteresse marine ancrée devant la rade de Morlaix. Ils auraient réussi ce fantastique exploit s’ils n’étaient arrivés juste à temps pour voir mourir celui auquel ils se dévouaient : Gianfranco Orsini, le frère de Felicia, arrêté depuis des mois pour carbonarisme.
Hortense gardait au fond des yeux la silhouette grise de la terrible prison battue des vents, battue des flots. L’idée que Felicia, la belle, la fière Felicia pût aller y vivre une lente et désespérante agonie lui était intolérable.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé, soupira-t-elle, et si piège il y a eu, qui le lui a tendu ?
— D’honneur je n’en sais rien. Quelques jours après votre départ, Mme Morosini a été convoquée, suivant la procédure habituelle, à une réunion au café Lamblin. Elle a, paraît-il, hésité à y aller car elle était alors sur le point de quitter la France pour se rendre à Vienne afin de…
— Je sais. Il m’est arrivé d’avoir envie d’aller la rejoindre…
— Heureusement que vous n’en avez rien fait ! Elle était donc sur le point de partir, mais l’invitation était pressante et elle a dû penser qu’elle trouverait auprès des « bons cousins » une aide quelconque, une recommandation peut-être auprès des carbonari de là-bas. Et, comme d’habitude, elle y est allée en costume de garçon. Or, là-bas, elle n’a trouvé aucun des habitués : ni Buchez, ni Rouen l’aîné, ni Flotard… ni votre serviteur. Simplement quelques comparses attirés là pour la circonstance et qui devaient servir de décor. Car, bien sûr, il y a eu une descente de police… et même une remontée car le souterrain du café des Aveugles était gardé lui aussi. Quand la police est arrivée, l’un des hommes qui étaient là a mis un paquet dans les mains de Mme Morosini en lui criant qu’il valait mieux qu’elle le reprenne et s’en débarrasse. Naturellement, c’est la police qui l’en a débarrassée et c’était…
— Quoi ?
— Une bombe. Non amorcée, mais une bombe tout de même. Voilà pourquoi la malheureuse se retrouve à la Force sous l’inculpation de complot terroriste contre la personne du roi-citoyen…
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