– Mes félicitations ! Si c’était un rôle, vous l’avez joué fort convenablement... et jusque dans son lit ! Fallait-il aller si loin ?

– Dans son lit ?

– Allez-vous cesser de me prendre pour une idiote, à la fin ? hurla la jeune fille en empoignant un flacon de parfum qui rata de peu la tempe d’Aldo. Dans son lit, oui ! Je vous y ai vu, dormant à poings fermés après avoir fait l’amour avec elle, je suppose. La chemise ouverte, les cheveux en désordre, vous étiez répugnant ! Le mâle assouvi !

Elle s’emparait déjà d’un autre projectile, mais Aldo bondit sur elle et la maîtrisa en dépit de sa furieuse défense.

– Une seule question : l’avez-vous vue auprès de moi ?

– Non. Elle préférait sans doute vous laisser reprendre de nouvelles forces en toute tranquillité ! Oh, je vous hais, je vous hais !

– Haïssez-moi tant que vous voulez, mais écoutez d’abord ! Et tenez-vous tranquille un instant ! Il ne vous est pas venu à l’idée que j’avais pu être assommé ou drogué avant d’être apporté sur ce lit ? C’est ce bon Sigismond, n’est-ce pas, qui vous a conduite dans la chambre afin de mieux vous convaincre de partir avec lui ? C’est bien ça, n’est-ce pas ? On ne vous a pas fait violence un seul instant...

À mesure qu’il parlait, les événements s’éclairaient petit à petit. Anielka n’essayait même pas de nier. Au contraire, elle aurait eu plutôt tendance à revendiquer.

– En effet, et je suis partie avec joie ! C’était la seule façon pour moi de vous échapper : vous et cet horrible vieillard ! Oh ! je voudrais vous voir morts tous les deux !

Morosini lâcha la jeune furie et alla vers la fenêtre qu’il ouvrit pour respirer un peu la fraîcheur de la nuit. Il se sentait étouffer dans cette chambre étroite.

– Tout ce que je pourrais dire ne servirait à rien ? Vous avez décidé que j’étais coupable et votre jugement est sans appel ?

– Vous n’avez pas droit aux circonstances atténuantes ! D’ailleurs... même sans votre trahison, je ne serais pas partie avec vous.

– Pour quelle raison ?

– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit au Jardin d’Acclimatation : « Si je dois subir l’assaut de sir Eric, je ne vous reverrai de ma vie. » ... Et si, ce soir, j’ai tenu à vous parler, c’est parce que je ne voulais pas m’éloigner sans vous avoir jeté au visage tout le mépris que vous m’inspirez... C’est fait maintenant : vous pouvez partir !

Abandonnant la fenêtre, Aldo se tourna vers Anielka, mais il ne la vit que de dos. Un dos prolongeant des épaules qui tremblaient, une tête penchée. Il supposa qu’elle pleurait, et un peu d’espoir lui revint en dépit des paroles affreuses qu’elle venait de prononcer et qu’il ne comprenait pas bien.

– Ce que vous m’avez dit au jardin ? Mais... vous n’avez pas eu à subir... quoi que ce soit, j’imagine ?

La brusque volte-face d’Anielka lui montra un visage noyé de larmes :

– Eh bien, vous imaginez mal, mon cher ! Cette blancheur dont j’étais environnée pour marcher à l’autel n’était que dérision... pitoyable mascarade : depuis la nuit précédente, je n’étais plus vierge et j’étais déjà la femme de Ferrais.

Morosini eut un cri de protestation puis, soudain très malheureux, il enveloppa la jeune femme d’un regard à la fois incrédule et suppliant.

– Vous dites ça pour me faire mal. Je refuse de croire que cet homme soit une brute. Je sais... on m’a dit qu’après la cérémonie civile vous aviez reçu la bénédiction d’un pasteur, mais tant que vous n’étiez pas mariée selon le rite catholique...

– Et je ne le suis toujours pas ! Pourquoi croyez-vous que je me suis évanouie au moment des consentements après avoir prononcé dans sa langue des mots qui ne signifiaient rien ?

– A quoi cela pouvait-il vous servir si, comme vous le prétendez, le pire était arrivé ?

– Cela me sert à savoir que Dieu n’a pas consacré cette union et que, devant lui au moins, je suis toujours libre. Et je ne « prétends » pas que le pire soit arrivé : j’ai été violentée ! Il est venu dans ma chambre comme un voleur, mais il avait bu... et il m’a soumise ! Oh ! le lendemain il s’est excusé en alléguant la passion que je lui inspirais et qui avait été plus forte que sa volonté...

– J’ai bien peur qu’elle soit réelle, fit Aldo avec amertume.

– Peut-être, mais rien ne sera suffisant pour effacer l’odieux souvenir des caresses de cet homme. C’était... c’était horrible... répugnant !...

Elle écartait les doigts de ses deux mains et, avec une expression de dégoût profond, elle les passait sur ses épaules, sa gorge et son ventre comme si elle essayait de chasser des traces de salissure. En même temps, des larmes coulaient de ses yeux grands ouverts.

Incapable d’endurer ce désespoir, Aldo se risqua à l’approcher et la prit dans ses bras. Il craignait une réaction violente, des cris de colère, une défense furieuse, mais il n’en fut rien. Tout au contraire, Anielka, secouée de sanglots, se blottit contre sa poitrine et il en éprouva un bonheur infini. Ce fut un instant d’une telle douceur qu’il en oublia leur inquiétant environnement... mais ce fut un instant qui ne dura pas.

D’un sursaut, Anielka s’arracha et mit entre eux deux toute la longueur de la chambre. Et, cette fois, quand il voulut la rejoindre, elle le cloua sur place d’un geste impérieux :

– N’approchez pas ! C’est fini !... Nous venons de nous dire adieu.

– Je ne peux accepter ce mot-là entre nous. Vous m’aimez toujours, j’en suis certain, et mon Dieu m’est témoin que je ne vous ai pas trahie et qu’il n’y a, dans mon cœur, que vous seule... En outre, vous venez d’être injuste...

– Vraiment ?

– Vraiment. Si j’avais pu deviner ce qui se passerait la veille du mariage, je ne l’aurais jamais permis. À présent, il faut que vous essayiez d’oublier ! Avec un peu de temps et beaucoup d’amour, vous y arriverez. Vous allez venir avec moi, puisque je suis venu vous chercher !

– Et vous pensez que je vais vous suivre ?

– Votre rançon est payée. Vous êtes libre.

– Je l’ai toujours été. D’ailleurs, vous me mentez encore : c’est Ferrais qui a payé, Ferrais qui vous envoie alors que son « grand amour » lui faisait une obligation de venir lui-même. Mais non, il se contente d’attendre sereinement que vous me rameniez dans son lit ! Et moi, je ne veux pas ! Nous avons une belle somme d’argent et notre saphir familial, ajouta-t-elle en appuyant sur le dernier mot. Il faudra bien que père s’en contente. Tant pis pour la fortune ! Il en trouvera une autre.

– Avec vous comme appât, cela ne fait aucun doute ! Mais imaginez-vous par hasard que vos associés vont tout vous remettre ou même partager avec vous ? Ça m’étonnerait ! Et où comptez-vous aller en sortant d’ici ?

– Je ne sais pas encore. Peut-être en Amérique ? Assez loin, en tout cas, pour que l’on me croie morte...

– Et votre père est d’accord ?

– Il ne sait rien et je pense qu’il ne sera pas très content mais Sigismond arrangera tout et il comprendra que nous avons eu raison.

– Je vois ! Alors mettez un comble à vos bontés en m’apprenant ce que l’on va faire de moi ?

– On ne vous fera pas de mal, rassurez-vous ! Ils m’ont juré de ne pas attenter à votre vie. Vous allez être abandonné ici, soigneusement ligoté et quand vous pourrez donner l’alerte nous serons loin...

– ... et comme je ne ramènerai ni le saphir ni vous, votre époux – il l’est que vous le vouliez ou non ! – pensera que je me suis approprié les deux. C’est assez répugnant mais plutôt bien imaginé ! Dire que j’ai été assez stupide pour vouloir faire de vous ma femme ! On n’est pas plus ridicule ! Quant à vous et votre Sigismond, vous n’êtes que des gamins dangereux et irresponsables pour qui la vie ou les sentiments des autres sont lettre morte ! Seuls, vos caprices...

– Cela vous va bien de parler de sentiments, vous qui vous êtes joué des miens, qui avez osé...

– Vous trahir ? Je sais ! Ne recommençons pas !... Votre seule excuse, c’est votre jeunesse, et j’aurais dû être sage pour deux ! A présent, allez au diable avec qui vous voulez puisque votre distraction favorite consiste à vous enfuir avec le premier venu ! Moi, j’en ai assez...

Tournant les talons, il se dirigea vers la porte mais, au moment où il atteignait le bouton, elle le rattrapa, le tira en arrière près de la fenêtre demeurée ouverte.

– Sauvez-vous pendant qu’il en est temps encore ! s’écria-t-elle. En suivant le rebord, on peut atteindre une petite terrasse d’où il doit être facile de rejoindre le sol. Ensuite, si vous allez tout droit, vous trouverez un mur mais il n’est pas très haut. Derrière, il y a la route de Paris qu’il faut prendre à droite...

– Vous voulez que je m’enfuie, à présent ? Qu’est-ce que ça cache encore ?

Il la regardait au fond des yeux et vit qu’ils étaient pleins de larmes et de supplications. Elle semblait bouleversée.

– Rien d’autre que mon désir de vous savoir vivant, murmura-t-elle. Après tout... je ne connais pas ces gens, même si mon frère les porte aux nues, et j’ai peut-être eu tort de leur faire confiance. Maintenant, je ne sais plus qui croire... et j’ai peur ! S’il allait vous arriver quelque chose... je... je serais très malheureuse !

– Alors venez avec moi !

Il l’avait saisie aux épaules pour mieux lui communiquer sa force et sa conviction, mais elle n’eut pas le temps de répondre : la voix métallique d’Ulrich se faisait entendre sur le seuil :

– Charmant tableau ! J’espère que vous vous êtes tout dit ? Nous n’avons plus de temps à perdre ! Alors veuillez lever les mains en l’air, tous les deux, et sortir sans faire d’histoires !

Le gros revolver à barillet qui prolongeait son poing rendait la discussion difficile, pourtant Aldo protesta :