Née d’une très noble et très ancienne famille du Languedoc, les ducs de Montlaure, la princesse Isabelle prit même un certain plaisir à donner quelques recettes d’au-delà les Alpes à son cordon bleu qui les réussit à miracle. Grâce à quoi, toute l’enfance du jeune Aldo s’agrémenta d’une plaisante succession de soufflés aériens, de tartes croustillantes ou moelleuses, de crèmes sublimes et de toutes les merveilles qui peuvent naître dans une cuisine quand la prêtresse du sanctuaire s’attache à gâter son monde. N’ayant pas reçu du Ciel le privilège d’enfanter, Cecina concentra son amour sur un jeune maître qui n’eut pas à s’en plaindre.

Ses parents voyageant beaucoup, Aldo se trouva souvent seul au palais. Aussi passa-t-il des heures béates, assis sur un tabouret, à regarder Cecina se livrer à sa succulente alchimie en houspillant ses marmitons et en chantant à pleine voix airs d’opéras et chansons napolitaines dont elle possédait un vaste répertoire. Il fallait la voir, coiffée de rubans multicolores à la mode de son pays et drapée, sous la blancheur du tablier de percale, dans des oripeaux éclatants mais vagues, élargis à mesure que leur propriétaire approchait la forme parfaite de l’œuf.

Malgré tant d’attraits, Aldo ne passait pas sa vie dans les cuisines. On lui avait donné un précepteur français, Guy Buteau, jeune Bourguignon à l’esprit orné qui s’efforça de transférer son savoir dans la cervelle de son élève, mais dans un ordre dispersé. Il lui apprit pêle-mêle les Grecs et les Romains, Dante et Molière, Byron et les pharaons bâtisseurs, Shakespeare et Goethe, Mozart et Beethoven, Musset, Stendhal, Chopin, Bach et les romantiques allemands, les rois de France, les doges de Venise et la civilisation étrusque, la sublime sobriété de l’art roman et les folies de la Renaissance, Érasme et Descartes, Spinoza et Racine, les splendeurs du Grand Siècle français et la grandeur des ducs de Bourgogne de la seconde race, enfin tout ce qui s’entassait dans sa propre tête, dans l’espoir d’en faire un véritable érudit. Il lui enseigna aussi quelques intéressantes notions de mathématiques ainsi que de sciences physiques et naturelles mais, surtout, il l’initia à l’histoire des pierres précieuses pour lesquelles il éprouvait une passion aussi forte que celle qu’il portait à la production le de son pays natal. Par ses soins, à dix-huit ans, le jeune Morosini parlait cinq langues, savait distinguer une améthyste d’une tourmaline, un béryl d’un corindon, une pyrite de cuivre d’une pépite d’or et, sur un autre plan, un meursault d’un chassagne-montrachet sans oublier, mais avec un rien de condescendance, un orvieto d’un lacryma-christi.

Naturellement, l’antre de Cecina intéressa le précepteur. Il y soutint avec la cuisinière d’étonnantes joutes oratoires coupées de dégustations discrètes mais sans jamais manquer aux règles de la bienséance. Résultat : arrivé à Venise maigre pomme un héros de M. Octave Feuillet, Guy Buteau avait acquis des rondeurs quasi ecclésiastiques lorsque le prince Enrico lui apprit qu’il songeait à confier son fils à une maison d’éducation suisse. Le pauvre garçon en éprouva une vive émotion mais s’en remit vite en comprenant qu’il n’était pas question de se séparer d’un homme de sa qualité. De précepteur, il devint bibliothécaire. Autrement dit, il entra en paradis, n’abandonnant son grand ouvrage sur la société vénitienne au XVe siècle que pour apprécier les succulences jaillissant des mains de Cecina comme d’une inépuisable corne d’abondance...

Après la mort de son père à la suite d’une chute de cheval en forêt de Rambouillet, alors qu’il courait le cerf avec l’intrépide duchesse d’Uzès, Aldo ne changea rien à l’ordre établi. Tout le monde aimait M. Buteau in casa Morosini et personne n’imaginait qu’il pût s’éloigner un jour. Il fallut la guerre pour priver l’aimable garçon de sa douce sinécure. Malheureusement, on ignorait ce qu’il était devenu. Porté disparu au Chemin des Dames, on en déduisit qu’il y avait trouvé une mort obscure et d’autant plus glorieuse. Du coup, oubliant leurs interminables discussions, Cecina le pleura comme un frère et inventa un gâteau au cassis auquel elle donna son nom...

Lorsque la gondole accosta au bas des degrés où elle attendait, Cecina ouvrit de grands yeux vite débordants de larmes puis, poussant une espèce de barrissement qui attira du monde aux fenêtres et fit plonger d’émoi une mouette occupée à pêcher, elle se jeta au cou de son « petit prince », comme elle l’appelait encore en dépit de sa haute taille.

– Madona Santissima !... Dans quel état ils me l’ont mis, ces sans-Dieu !... Ce n’est pas possible qu’on me l’ait arrangé comme ça !... Mon petit !... Mon Aldino ! S’il y avait une justice en ce vilain monde...

– Mais il y a une justice, Cecina, puisque l’Allemagne et l’Autriche sont vaincues.

– Ça ne suffit pas !

Embrassé, cajolé, trempé de larmes, emporté sur la houle d’une vaste poitrine sans que cessât un instant le vocero vengeur de sa « nourrice », Morosini se retrouva assis dans la cuisine, sur son tabouret d’autrefois, sans avoir compris comment il avait pu traverser sans en rien voir le grand vestibule, le cortile et les offices de son palais. Une tasse de café fumait déjà devant lui tandis que la grosse femme beurrait des petits pains qu’elle venait de tirer du

– Bois, mange !  ordonna-t-elle.  On causera après.

Aldo huma, les yeux mi-clos, le sublime breuvage, se força à grignoter une tartine seulement pour lui faire plaisir car l’émotion lui coupait l’appétit, et dégusta trois tasses parfumées puis, repoussant la vaisselle, s’accouda sur la table :

– Parle-moi de ma mère, à présent, Cecina ! Je veux savoir comment c’est arrivé.

La Napolitaine se figea devant l’un des buffets où elle rangeait divers objets. Son dos se raidit comme si un projectile l’avait frappée. Puis elle poussa un long soupir :

– Qu’est-ce que je peux te dire ? fit-elle sans se retourner.

– Tout, puisque je ne sais rien. Ta lettre n’était pas très explicite.

– La plume n’a jamais été mon fort. Mais je ne voulais pas que tu apprennes ce malheur par quelqu’un d’autre. Il me semblait qu’en passant par moi ça te ferait moins mal. Et puis Zaccaria était trop bouleversé pour aligner trois mots. Il est tellement sensible sous ses grands airs !

Aldo se leva, la rejoignit et entoura ses épaules d’un bras affectueux, ému de la sentir trembler sous la vague de chagrin qui remontait.

– Tu as eu raison, Cecina mia. Personne ne me connaît mieux que toi mais, à présent, viens t’asseoir et raconte. Même maintenant, je n’arrive pas encore à y croire...

Il lui avançait un siège et elle s’y laissa tomber en tirant un mouchoir pour s’essuyer les yeux. Ensuite, elle se moucha et finalement soupira :

– Il n’y a pas grand-chose à dire. Tout a été si vite !... Ce soir-là, ta cousine Adriana est venue prendre le thé et, tout à coup, madame la princesse ne s’est pas sentie bien. Elle ne souffrait pas mais elle était très fatiguée. Alors Mme Adriana a insisté pour qu’elle aille se coucher. Elle l’a accompagnée dans sa chambre. Quand elle est redescendue au bout d’un moment, elle a dit que Son Altesse ne dînerait pas mais que je devrais bien lui préparer un peu de tilleul.

Je suis montée dès que la tisane a été prête mais ta pauvre mère n’en a pas voulu. Elle s’est même un peu « montée » en disant que Mme Adriana était une entêtée qui tenait à lui faire avaler quelque chose quand elle n’en avait pas envie. J’ai expliqué alors que mon tilleul sucré au miel lui détendrait les nerfs et que, de toute façon, je ne lui trouvais pas bonne mine, mais j’ai bien vu que je l’agaçais : elle voulait qu’on la laisse dormir. Alors j’ai posé ma tisanière sur la table de chevet, je suis redescendue en lui souhaitant une bonne nuit et j’ai recommandé à Livia de ne pas la déranger. Mais, le lendemain matin, quand Livia est montée avec le plateau du petit déjeuner, je l’ai entendue crier et pleurer. On est montés, Zaccaria et moi... et on a compris que Mme Isabelle n’était plus avec nous et que... oh, mon Dieu !

Aldo la laissa sangloter sur son épaule pendant un moment, luttant contre sa propre douleur, puis demanda :

– Qui est Livia ?

– La plus grande des deux petites que tu as vues en arrivant. Elle et Prisca remplacent, avec nous deux, le personnel d’autrefois : les hommes sont partis à la guerre et chez les femmes, plusieurs, trop âgées ou trop inquiètes, ont voulu rejoindre leur famille. Et puis, on n’avait plus les moyens de garder tout ce monde. Venturina la camériste de ta mère, est morte de la grippe et c’est Livia qui la remplaçait. Une bonne petite, d’ailleurs, faisant bien son ouvrage, et madame la princesse en était contente.

– Qu’a dit le médecin ? Je sais bien que ma mère ne l’appelait jamais. Cependant, vu les circonstances vous avez bien dû appeler le docteur Graziani ?

– Il est paralysé depuis deux ans et ne quitte plus son fauteuil. Celui qui est venu a parlé de crise cardiaque...

– Ça n’a pas de sens ? Mère n’a jamais souffert du cœur et, depuis la mort de mon père, elle menait une vie plutôt austère...

– Je le comprends bien mais, comme a dit le docteur, il suffit d’une fois...

Zaccaria, qui n’avait pas voulu obliger sa femme à partager ce premier moment avec celui qu’elle considérait comme son fils, fit son entrée à cet instant. Les yeux rouges de Cecina, le visage douloureux d’Aldo lui apprirent de quoi il était question. Tout de suite, son émotion rejoignit la leur :

– Un bien grand chagrin pour nous, don Aldo ! L’âme de ce palais est partie avec notre bien-aimée princesse...

Les larmes n’étaient pas loin mais il se reprit pour annoncer que maître Massaria, le notaire, venait de téléphoner pour demander si le prince Morosini voulait bien le recevoir en fin de matinée si, toutefois, il ne se sentait pas trop fatigué par le voyage.