Tandis que Peggy Lee chantait Fever sur 101.3 FM, Arthur plongea sa tête plusieurs fois sous l'eau. Ce qui l'étonna d'abord fut la qualité sonore de la chanson qu'il écoutait, puis le réalisme stupéfiant de la stéréophonie, surtout pour un appareil censé être en monophonie. À bien entendre, il semblait que le claquement de doigts qui accompagne la mélodie provenait de la penderie. Intrigué, il sortit de l'eau, et marcha à pas de loup vers les portes du placard, pour mieux entendre. Le bruit était de plus en plus précis. Il hésita, prit son souffle et ouvrit brusquement les deux battants. Ses yeux s'écarquillèrent, il fit un mouvement de recul.

Cachée entre les cintres, il y avait une femme, les yeux clos, apparemment envoûtée par le rythme de la chanson, faisant claquer son pouce contre son index, elle fredonnait.

- Qui êtes-vous, qu'est-ce que vous faites là ?

questionna-t-il.

La femme sursauta et ouvrit ses yeux en grand.

- Vous me voyez ?

- Bien sûr que je vous vois.

Elle semblait totalement surprise qu'il la regarde.

Il lui fit remarquer qu'il n'était ni aveugle ni sourd et formula à nouveau sa demande : que faisait-elle là ? Pour toute réponse elle lui dit qu'elle trouvait cela formidable. Arthur ne voyait rien de « formidable » à cette situation et sur un ton plus agacé que précédemment reposa une troisième fois sa question : que faisait-elle dans sa salle de bains à cette heure avancée de la nuit ? « Je crois que vous ne vous rendez pas compte, reprit-elle, touchez mon bras ! » Il resta interloqué, elle insista :

- Touchez mon bras, s'il vous plaît.

- Non, je ne toucherai pas votre bras, qu'est-ce qui se passe ici ?

Elle prit Arthur par le poignet et lui demanda s'il la sentait quand elle le touchait. L'air excédé il confirma avec fermeté qu'il avait senti quand elle l'avait touché, qu'il la voyait et l'entendait parfaitement. Il demanda une quatrième fois qui elle était et ce qu'elle faisait dans le placard de sa salle de bains. Elle éluda totalement sa question et répéta, très enjouée, que c'était « fabuleux » qu'il la voie, l'entende et puisse la toucher. Ereinté par sa journée, Arthur n'était pas d'humeur.

- Mademoiselle, ça suffit. C'est une blague de mon associé? Vous êtes qui? Une call-girl en cadeau de pendaison de crémaillère ?

- Vous êtes toujours grossier comme ça ? J'ai l'air d'une pute ?

Arthur soupira.

- Non, vous n'avez pas l'air d'une pute, mais vous êtes juste cachée dans mon dressing à presque minuit.

- En attendant c'est vous qui êtes à poil, pas moi !

Arthur sursauta, saisit une serviette, la passa autour de sa taille, et essaya de reprendre une contenance normale. Puis il haussa la voix.

- Bon, maintenant, on arrête ce jeu, vous sortez de là, vous rentrez chez vous, et vous direz à Paul que c'est très moyen, très très moyen.

Elle ne connaissait pas Paul et lui intima de baisser le ton. Après tout, elle non plus n'était pas sourde, c'était les autres qui ne l'entendaient pas, elle entendait très bien. Il était fatigué et ne comprenait rien à la situation. Elle semblait très perturbée, lui venait d'achever son emménagement et voulait seulement être tranquille.

- Soyez gentille, prenez vos affaires et rentrez chez vous, et puis sortez de ce placard à la fin.

- Doucement, ce n'est pas si facile que ça, je ne suis pas d'une précision absolue, quoique ça s'améliore ces derniers jours.

- Qu'est-ce qui s'améliore depuis quelques jours ?

- Fermez les yeux, j'essaie.

- Vous essayez quoi ?

- De sortir de la penderie, c'est ce que vous voulez, non ? Alors fermez les yeux, il faut que je me concentre, et taisez-vous deux minutes.

- Vous êtes folle à lier !

- Oh ! ça suffit d'être désagréable, taisez-vous et fermez les yeux, on ne va pas y passer la nuit.

Décontenancé, Arthur obéit. Deux secondes plus tard il entendit une voix qui provenait du salon.

- Pas mal, juste à côté du canapé mais pas mal.

Il sortit précipitamment de la salle de bains et vit la jeune femme assise par terre au centre de la pièce.

Elle fît comme si de rien n'était.

- Vous avez laissé les tapis, j'aime bien, mais je déteste ce tableau au mur.

- J'accroche les tableaux que je veux, là où je le veux, et j'aimerais me coucher, alors si vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ce n'est pas grave, mais dehors maintenant ! Rentrez chez vous !

- Je suis chez moi ! Enfin, j'étais. Tout cela est tellement déroutant.

Arthur hocha la tête, il louait cet appartement depuis dix jours et lui fit savoir qu'il était chez lui.

- Oui, je sais, vous êtes mon locataire post mortem, c'est plutôt rigolo comme situation.

- Vous dites n'importe quoi, la propriétaire est une femme de soixante-dix ans. Et qu'est-ce que cela veut dire « locataire post mortem ? »

- Elle serait contente si elle vous entendait, elle en a soixante-deux, c'est ma mère, et elle est mon tuteur légal dans la situation actuelle. Je suis la vraie propriétaire.

- Vous avez un tuteur légal ?

- Oui, compte tenu du contexte, j'ai un mal fou à signer des papiers en ce moment.

- Vous êtes suivie dans un hôpital ?

- Oui, c'est le moins que l'on puisse dire.

- Ils doivent être très inquiets là-bas. De quel hôpital s'agit-il, je vais vous raccompagner.

- Dites-moi, vous êtes en train de me prendre pour une folle évadée de l'asile ?

- Mais non...


- Parce que après la putain de tout à l'heure ça fait beaucoup pour une première rencontre.

Il se moquait de savoir si elle était une call-girl ou une folle originale, il était exténué et voulait simplement se coucher. Elle ne releva pas et continua sur sa lancée.

- Vous me voyez comment ? reprit-elle.

- Je ne comprends pas la question.

- Je suis comment, je ne me vois pas dans les miroirs, je suis comment ?

- Perturbée, vous êtes très perturbée, dit-il impassible.

- Physiquement, je veux dire.

Arthur hésita, il la décrivit grande, très grands yeux, jolie bouche, un visage d'une douceur en opposition totale avec son comportement, lui parla de ses longues mains qui dessinaient des mouvements gracieux.

- Si je vous avais demandé de m'indiquer une station de métro, vous m'auriez donné toutes les correspondances ?

- Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas.

- Vous détaillez toujours les femmes avec autant de précision ?

- Comment êtes-vous entrée, vous avez un double des clés ?

- Je n'en ai pas besoin. C'est tellement incroyable que vous me voyiez.

Elle insista à nouveau, c'était pour elle un miracle d'être vue. Elle lui dit qu'elle avait trouvé très jolie la façon dont il l'avait décrite et l'invita à s'asseoir à ses côtés. « Ce que je vais vous dire n'est pas facile à entendre, impossible à admettre, mais si vous voulez bien écouter mon histoire, si vous voulez bien me faire confiance, alors peut-être que vous finirez par me croire et c'est très important car vous êtes, sans le savoir, la seule personne au monde avec qui je puisse partager ce secret. »

Arthur comprit qu'il n'avait pas le choix, qu'il lui faudrait entendre ce que cette jeune femme avait à lui dire, et bien que sa seule envie du moment fût de dormir, il s'assit auprès d'elle et écouta la chose la plus invraisemblable qu'il entendit de sa vie.

Elle s'appelait Lauren Kline, prétendait être interne en médecine, et avoir eu il y a six mois un accident de voiture, un grave accident de voiture à la suite d'une rupture de direction. « Je suis dans le coma depuis. Non, ne pensez rien encore et laissez-moi vous expliquer. » Elle n'avait aucun souvenir de l'accident. Elle avait repris conscience en salle de réveil, après l'opération. Parcourue de sensations très étranges, elle entendait tout ce qui se disait autour d'elle, mais ne pouvait ni bouger ni parler.


Au début elle avait mis cela sur le compte de l'anesthésie. « Je me trompais, les heures ont passé et je n'arrivais toujours pas à me réveiller physique-ment. » Elle continuait à tout percevoir mais elle était incapable de communiquer avec l'extérieur.

Elle avait alors vécu la plus grande peur de sa vie, pensant pendant plusieurs jours être tétraplégique.

« Vous n'imaginez pas par quoi je suis passée. Pri-sonnière à vie de mon corps. »

Elle avait voulu mourir de toutes ses forces, mais il est difficile d'en finir quand on ne peut même pas lever son petit doigt. Sa mère était à son chevet.

Elle la suppliait par la pensée de l'étouffer avec son oreiller. Et puis un médecin était entré dans la pièce, elle avait reconnu sa voix, c'était celle de son professeur. Mme Kline lui avait demandé si sa fille pouvait entendre lorsqu'on lui parlait, Fernstein avait répondu qu'il n'en savait rien, mais que des études permettaient de penser que les gens dans sa situation percevaient des signes de l'extérieur, et qu'il fallait être vigilant quant aux mots prononcés à côté d'elle. « Maman voulait savoir si je reviendrais un jour. » Il avait répondu d'une voix calme qu'il n'en savait toujours rien, qu'il fallait conserver une dose juste d'espoir, qu'on avait vu des malades revenir au bout de plusieurs mois, que c'était très rare mais que cela arrivait. « Tout est possible, avait-il dit, nous ne sommes pas des dieux, nous ne savons pas tout. » Il avait ajouté : « Le coma profond est un mystère pour la médecine. » Étrangement, elle en avait été soulagée, son corps était intact. Le diagnostic n'était pas plus rassurant mais au moins pas définitif. « La tétraplégie, c'est irré-

versible. Dans les cas de coma profond, il y a toujours un espoir, même minime », ajouta Lauren. Les semaines s'étaient égrenées, longues, de plus en plus longues. Elle les vivait dans ses souvenirs et pensait à d'autres lieux. Une nuit en rêvant à la vie de l'autre côté de la porte de sa chambre, elle avait imaginé le couloir, avec les infirmières qui passent les bras chargés de dossiers ou poussant un chariot, ses confrères, qui allaient et venaient d'une chambre à l'autre...