— Ne m'oubliez pas tout à fait, si je meurs... avait-il murmuré.

L'émotion avait tellement étranglé Catherine qu'elle n'avait rien pu dire.

Des larmes avaient empli ses yeux mais il s'éloignait déjà, ridicule et touchant dans ce costume trop étroit pour son corps vigoureux. Tout ce qu'avait pu faire la jeune femme c'était enfermer au plus chaud de son cœur cet instant fugitif...

La voix du prédicateur venait de s'enfler, obligeant les oreilles de Catherine à l'attention :

— Oh, maison de France ! clamait-il, tu n'avais jamais connu de monstres jusqu'ici, mais, à présent, te voilà déshonorée en prêtant foi à cette femme, magicienne, hérétique, superstitieuse...

Mais à son tour la voix claire de Jehanne s'élevait, calme, glacée de dédain :

— Ne parle point de mon roi ! cria-t-elle. Il est bon et vrai chrétien !

La foule vibra comme une corde tendue mais ce ne fut qu'un fugitif éclat.

Le ronronnement d'Erard avait repris et Catherine s'en désintéressa. Le moment approchait, elle le sentait...

Quand il fut là, tout se passa si vite qu'elle crut perdre la tête. Entre les deux tribunes, il y avait tant d'agitation qu'il était impossible de comprendre ce qui se passait. Tout le monde criait à la fois. Catherine vit un moine glisser un papier et une plume dans la main de Jehanne qui semblait cette fois tout à fait affolée. Autour d'elle la foule devenait houleuse... Jehanne fit un signe sur le papier et on la poussa au bas de l'échafaud. On allait l'emmener, mais où ? Catherine vit qu'Arnaud se tournait vers le côté où elle se trouvait, comprit que le moment était venu...

Alors, elle se lança dans la bagarre. Avec un cri perçant qui fit retourner une partie de la foule, elle tomba en arrière, donnant tous les signes d'une crise nerveuse. Elle chut rudement sur les marches croulantes du calvaire, se fit mal mais n'en cria que plus fort. Le visage de Nicole, distendu par les cris qu'elle poussait, elle aussi, lui apparut, porté par la foule. Le tumulte devint extrême, aussitôt dominé par les bourdons du beffroi. La foule rugit, forma de grands remous. Renversée à terre au milieu de gens qui cherchaient à la relever, Catherine ne voyait rien. Mais une voix tonnante domina la tempête.

— Arrêtez aussi cette femme dont les convulsions ont causé ce scandale !

Nicole, les yeux dilatés d'épouvante, disparut, avalée par la foule comme par miracle. Un instant plus tard, la poigne sans douceur des soldats anglais ramassait Catherine, la remettait debout rudement. Alors, elle vit...

Elle vit Cauchon, violet de rage, le doigt tendu vers elle... Et Jehanne que les soldats entraînaient vers la prison. Elle vit Arnaud, luttant encore contre trois archers anglais, avec l'énergie du désespoir. Et elle comprit que le coup avait échoué... que tout était perdu...

Une heure plus tard, meurtris par les coups reçus et chargés de chaînes, mais côte à côte, Arnaud et Catherine comparaissaient devant l'évêque de Beauvais. Tous deux faisaient bonne contenance. Il n'était plus temps de courber l'échiné et de se cacher derrière de fausses identités.

— Tout est perdu, chuchota Arnaud à sa compagne quand ils franchirent la porte du donjon. Il nous reste à bien mourir... moi tout au moins !

Un coup de poing d'un archer lui imposa silence et Catherine vit un peu de sang couler de sa lèvre fendue. Maintenant, debout tous deux devant la haute cathèdre de chêne dans laquelle Cauchon entassait sa vaste personne, le menton dans la main en une attitude qu'il pensait pleine de dignité, ils laissaient peser sur eux le silence, le regard faux du prélat.

— Des perturbateurs ! grogna celui-ci... de pauvres misérables fous qui voulaient enlever la sorcière, je pense ! Où allons-nous si des croquants se mêlent d'avoir une opinion...

Il semblait prodigieusement ennuyé par ce qu'il considérait comme un incident. Son regard était vide d'intérêt. Il commença à ronger l'ongle de son pouce gauche, puis cracha. Et, brusquement, le regard éteint s'alluma. Une flamme d'étonnement, de stupeur encore incrédule. Il se leva de son siège, en descendit les marches, lourdement, vint à Catherine qui, la tête haute, le regardait approcher... D'un revers de sa main grasse, il fit sauter le bonnet de la tête de la jeune femme découvrant les tresses d'or de ses cheveux. Un mauvais sourire plissa les rides de sa figure.

— Il me semble vous avoir dit un jour que je ne vous oublierais pas, dame Catherine, mais, sur ma foi, je n'aurais pas cru avoir l'occasion de vous le prouver dans de telles circonstances. Je savais déjà vos exploits, comme tout un chacun en Bourgogne, mais j'ignorais ce qu'il était advenu de vous.

Nous conspirons, si je comprends bien ? Nous nous intéressons à cette magicienne infâme qui ne mérite même pas le fagot sur lequel elle grillera...

Il est vrai qu'entre ribaudes, on se comprend, on sympathise...

La voix cinglante d'Arnaud lui coupa la parole.

— Laisse-la tranquille, révérend pourceau ! Elle n'a fait que se trouver mal au spectacle de tes exploits contre une autre femme. Ce sont là, je sais, tes adversaires préférées, mais tu ferais mieux de t'occuper de moi. J'en vaux la peine.

Cauchon s'était tourné vers lui et l'examinait avec plus d'attention. Mais la lumière était pauvre dans cette pièce voûtée percée d'une mince meurtrière.

Le prélat alla à la cheminée où l'on venait d'allumer un feu pour combattre l'humidité des murs, saisit un brandon allumé et l'approcha du jeune homme.

— Qui donc es-tu, toi ? fit-il avec curiosité. Ton visage ne m'est pas inconnu... mais où donc t'ai-je vu ?

— Cherche ! jeta Arnaud goguenard. Et mets-toi bien dans la tête que tu n'as ici qu'un adversaire : moi ! Cette femme n'a rien à voir dans cette histoire...

Comprenant qu'Arnaud cherchait à la sauver, Catherine protesta. En tout et pour tout, elle voulait partager son sort, quel qu'il fût !

— Merci de votre générosité, mais je refuse. Si vous êtes coupable, je le suis aussi...

— Sottise ! cria Arnaud furieux. J'ai agi seul !

Le regard incertain de l'évêque allait de l'un à

l'autre. Il flairait là un mystère et cherchait à l'éclaircir.

— Le bourreau vous mettra d'accord, fit-il avec un rire enroué. Mais si vous me disiez votre nom, je verrais peut-être plus clair. Etes-vous, comme Madame de Brazey, un transfuge de Bourgogne ?

Un indescriptible mépris crispa tous les traits d'Arnaud.

Moi ? Un Bourguignon ? Tu m'insultes, évêque ! Je n'ai plus rien à perdre à te dire mon nom. Il te servira du moins à comprendre que je n'ai rien de commun avec cette folle. Je m'appelle Arnaud de Montsalvy et je suis capitaine du roi Charles ! Elle est bourguignonne... Les siens, au temps de la Caboche, ont tué mon frère. Et tu voudrais que je lui sois lié en quoi que ce soit ? Tu es fou, évêque, si tu peux croire une chose pareille...

Un flot de larmes jaillit des yeux de Catherine. Sans doute Arnaud n'avait-il en vue que son salut à elle mais le dédain dont il l'enveloppait était plus qu'elle n'en pouvait supporter. Désespérée, elle cria :

— Ainsi, tu me repousses encore... même maintenant ? Pourquoi ne veux-tu pas que je meure avec toi ? Dis, pourquoi ?

Elle tendait vers lui ses mains enchaînées, prête à se traîner à ses pieds pour un seul mot moins dur. Tout disparaissait du décor redoutable, du prélat sectaire et haineux qui l'écoutait. Seul demeurait cet homme passionnément aimé qui la rejetait à cette heure suprême. Raidi, les dents serrées, Arnaud regardait droit devant lui, refusant de s'attendrir.

— Finissons-en, évêque ! Fais-la relâcher. Je t'avouerai tout ce que j'ai fait contre toi.

Mais Pierre Cauchon éclatait de rire et, emporté par cette gaieté pleine de fiel, alla s'abattre sur son fauteuil. La bouche grande ouverte montrant les quelques dents gâtées qui lui restaient, il riait, il riait sous les yeux des deux autres, interdits. Il se calma sur un hoquet, passa sa langue sur ses lèvres sèches comme un gros chat qui s'apprête à dévorer une souris. Une lueur haineuse s'alluma dans son regard tandis qu'il revenait vers les prisonniers.

Sa grosse main empoigna le col de l'habit d'Arnaud.

— Un Montsalvy, hein ? Le frère du jeune Michel, j'imagine ? Et tu penses que je vais croire ta petite fable ? Tu me prends pour un simple d'esprit, ou bien penses-tu que je n'ai pas de mémoire ? La relâcher ? Ta complice ?... Alors que je sais, mieux que personne, combien elle et les siens ont toujours été dévoués à ta famille ?

— Dévoués à ma famille ? Les Legoix ? Tu perds l'esprit ?

Une colère folle s'emparait du gros évêque, l'étouffant à demi. Il hoquetait mais ses paroles n'en perdirent rien de leur intelligibilité.

— Je déteste qu'on se moque de moi. J'étais l'un des chefs des émeutes cabochiennes, blanc-bec ! Et je sais mieux que toi qu'il y avait Legoix et Legoix. Penses-tu me faire accroire que tu ignores ce que celle-ci, quand elle n'était encore qu'une gamine, a fait pour sauver ton frère ? Que je suis trop gâteux pour me rappeler que deux enfants ont arraché un prisonnier que l'on menait à Montfaucon, au péril de leur vie et avec un courage digne d'une meilleure cause, qu'ils l'ont caché dans la cave du père de la fille... la cave où il a été découvert... la cave de ce Gaucher Legoix que j'ai fait pendre aussitôt à sa propre enseigne de maudit orfèvre armagnac ? Gaucher Legoix!... son père à elle !

D'un doigt tremblant de fureur, il désignait Catherine qui l'écoutait avec une joie, une émotion qu'il ne pouvait comprendre. Étranglant de rage, il ajouta :

— Elle... Catherine Legoix... la petite putain qui avait caché ton frère dans son lit et que, maintenant, tu oses me demander de relâcher, pauvre imbécile !