Elle retournait encore le problème, quelques minutes plus tard, quand elle se redressa brusquement dans son lit, le cœur fou. Le bruit... le bruit de tout à l'heure recommençait. L'oreille tendue, les yeux écarquillés cherchant à distinguer toutes les variations du carré plus clair de la fenêtre, Catherine retint son souffle, guettant le grattement léger, tellement semblable à celui de tout à l'heure, qui progressait le long du mur. Une sueur froide l'inonda soudain tandis que sa main se crispait, retenant sur sa poitrine les plis de la chemise. L'homme de tout à l'heure revenait... lui ou l'autre ? Une telle frayeur s'était emparée d'elle qu'il ne lui était pas possible de faire le plus petit geste. Et le bruit se rapprochait, se faisait plus net.

Quand une tête apparut dans l'encadrement de la fenêtre, Catherine ouvrit la bouche pour crier mais aucun son ne sortit de sa gorge contractée. Une forme noire enjamba la fenêtre, se laissa retomber dans la chambre sans le moindre bruit. L'imminence du danger rendit courage à la jeune femme.

Vivement, elle se laissa glisser à bas de son lit, cherchant à gagner la porte pour se sauver, mais le froissement de sa longue chemise de nuit dut alerter l'ouïe, sans doute très fine, de l'homme, car, sans hésiter, il bondit sur elle, la ceintura vigoureusement...

Tout contre elle, Catherine sentit un corps vigoureux, des muscles durs revêtus de daim souple. L'homme respirait fort et la jeune femme reconnut l'odeur légère de son haleine avant même que sa bouche ne lui fermât les lèvres. Sa peur s'envola soudain, tandis que, déjà vaincue, elle s'abandonnait.

— Arnaud !... soupira-t-elle, tu es revenu !...

Il ne répondit pas. Une étrange fureur semblait le posséder tout entier.

Sans un mot, avec une hâte brutale, il arrachait la chemise, cherchant la douce tiédeur de la peau que ses mains avides parcoururent en rapides et folles caresses. Attentive à la seule montée du plaisir, Catherine laissait déferler en elle les lourdes vagues bouleversantes. Loin de le repousser, elle s'offrait, à demi folle de passion, lui rendant ses baisers avec une ardeur grandissante. La chambre obscure se mit à tourner autour d'elle et elle sentit qu'elle chancelait mais déjà il l'enlevait de terre, l'emportait haletante jusqu'au grand lit dans les profondeurs duquel il s'ensevelit avec elle. La nuit se referma sur les deux amants, silencieuse et secrète, seulement peuplée de soupirs et parfois d'un doux gémissement.

Quand, de longues minutes plus tard, Arnaud se releva, il n'avait pas encore prononcé une seule parole. Il l'avait prise les dents serrées, avec une sorte de fureur désespérée qui n'excluait pas la passion. Entre ses bras, Catherine ne pouvait plus discerner lequel d'entre eux était l'esclave de l'autre tant les asservissait également la volupté violente, unique, qu'ils goûtaient ensemble.

Lorsqu'elle sentit, du fond de la torpeur heureuse où elle était plongée, qu'il s'éloignait, elle voulut le retenir, tendit les bras, mais ne rencontra que le vide. Aussitôt redressée, elle distingua sa silhouette qui se coulait par la fenêtre, mais n'osa pas crier. Déjà, il était en bas. Elle l'entendit s'éloigner en courant et, avec un soupir de bonheur, se laissa retomber sur ses oreillers. Il pouvait fuir. Pour cette nuit Catherine gardait une pleine moisson de bonheur. Demain, il ferait jour, demain elle le retrouverait. Et il n'était plus question de fuir, d'aller s'enterrer en Bourgogne. Xaintrailles avait raison.

Mais peut-être la bataille serait-elle moins longue qu'il ne le croyait. Arnaud semblait bien près de rendre les armes... Et Catherine passa le reste de la nuit à faire des plans d'avenir tous plus merveilleux les uns que les autres.

Mais le lendemain matin, comme les capitaines arrivaient en groupe auprès de Jehanne pour prendre ses ordres, Catherine, qui, du haut de l'escalier, les regardait entrer dans leurs armures étincelantes et leurs panaches multicolores, constata deux choses : d'abord, Gilles de Rais avait, au plein travers de la joue, une estafilade encore fraîche, tandis qu'Arnaud de Montsalvy offrait un œil gauche magistralement poché, détail dont, dans la nuit, Catherine ne s'était pas aperçue. Ensuite, le regard d'Arnaud ne se posa qu'à peine sur elle. Il détourna la tête, très vite en fronçant les sourcils et, de cet instant, évita soigneusement de regarder du côté de l'escalier.

Pourtant, le bariolage des figures de ses capitaines n'avait pas échappé à l'œil perspicace de Jehanne d'Arc. Posant tour à tour son regard bleu sur Rais et sur Montsalvy, elle déclara mi-figue, mi-raisin :

— Il serait meilleur, messires, pour Dieu et pour le Dauphin1 que vous passiez toutes vos nuits dans votre lit.

Les deux coupables baissèrent le nez comme des gamins pris en faute mais l'air penaud de Montsalvy ne consola pas Catherine qui, une fois de plus, renonçait à comprendre. Pourquoi cette attitude distante, revêche même, après les instants brûlants de la nuit ? Avait-il honte, le jour revenu, de l'amour que Catherine lui inspirait ? Et d'ailleurs, était-ce bien de l'amour cette faim violente qu'il avait d'elle et contre laquelle il se défendait si mal ?

Longtemps après, Catherine devait garder des derniers jours du siège d'Orléans, un souvenir à la fois fulgurant, confus et irréel, mais dominé tout entier par l'image de la grande fille brune aux yeux d'azur qui menait son cheval comme un homme, conduisait l'assaut avec la vaillance et la fougue d'un capitaine chevronné et, ensuite, trouvait des tendresses de mère, des gestes d'une infinie délicatesse pour se pencher sur les blessés et les mourants, celle qui pleurait avec tant d'humilité en confessant ses fautes à Jean Pasquerel ou en écoutant la messe, mais qui menaçait le Bâtard de lui faire « ôter la tête » s'il laissait passer les renforts qu'amenait l'Anglais fallstaff. Haute et tendre Jehanne dont le cœur de feu ne connaissait pas les demi-mesures !

Au soir du 4 mai, Catherine vit entrer dans la ville l'armée de secours et le convoi de vivres que menait Dunois, couronnant cette journée au cours de laquelle la Pucelle avait enlevé aux Anglais la bastille Saint- Loup, rouvrant ainsi la route de Bourgogne. Elle vit Jehanne prier prosternée dans la 1. Jusqu'au sacre, Jehanne d'Arc n'appela Charles VII que le Dauphin.

cathédrale Sainte- Croix, le lendemain, jour de l'Ascension, puis le 6 mai passer la Loire, emporter de vive force les restes du couvent des Augustins dont les Anglais avaient fait une redoute, le 7, se lancer à l'assaut du fort des Tournelles, arracher elle-même de son épaule une flèche qui s'y était enfoncée, puis, après s'être fait panser à l'huile d'olive et au lard, retourner à l'assaut. Avant que le soleil se fût couché, le cadavre de William Gladsdale, qui l'avait bassement insultée, tombait de la forteresse dans la Loire. Du haut des murailles de la ville, Catherine, auprès de Mathilde Boucher en prières et du maître canonnier Jean Rabatteau dont les bombardes faisaient rage, ne perdit pas un détail de la bataille acharnée qui allait, enfin, délivrer la vaillante cité. Elle vit, enfin, au matin du dimanche 8 mai, Talbot rassembler les restes de son armée, lever le camp et quitter, enfin et pour jamais, Orléans. Fidèle jusqu'à la limite de ses forces, la ville du prince captif n'avait pas failli à son rôle d'ultime gardienne du royaume...

Catherine vit tout cela, mais, durant tous ces jours, elle ne put approcher Arnaud. Dans la bataille, parfois, elle distinguait son armure noire, l'épervier de son casque ou les éclairs de la hache d'armes qu'il abattait inlassablement avec la vigueur d'un bûcheron à l'ouvrage, mais jamais elle ne parvint à l'approcher. Le soir venu, quand le combat cessait avec l'ombre, il disparaissait, écrasé de fatigue sans doute. Nuit après nuit, Catherine eut beau guetter un bruit de pas sous sa fenêtre, rien ne vint. Bien plus, les rares fois où, dans la maison de Jacques Boucher, elle s'était trouvée en sa présence, quand, au milieu des autres, il rejoignait Jehanne, la jeune femme avait eu la désagréable sensation d'être devenue tout à coup transparente.

Arnaud regardait à travers elle comme si elle avait possédé un corps de verre... Elle avait tenté, un soir, de lui barrer le pas sage au moment où il quittait la maison, mais il l'avait évitée avec une adresse diabolique et, peinée, elle n'avait pas osé renouveler sa tentative. Il avait repris, d'un seul coup, ses distances et ce parti pris de l'ignorer avait rendu à Catherine tous ses doutes et toute son incertitude. Elle éprouvait, envers lui, une sorte de timidité qui la paralysait.

Plusieurs fois, ayant appris par une servante qu'il logeait à « L'Ecu Saint-Georges » chez maître Guillaume Antes, elle s'était juré de s'y rendre, la nuit venue, pour l'obliger une bonne fois à s'expliquer. Mais quand venait le moment d'exécuter son projet, Catherine était prise d'une soudaine faiblesse qui lui ôtait tout courage. Avec cet homme bizarre, aux imprévisibles réactions, comment savoir s'il ne la jetterait pas à la rue devant tous ceux qui logeaient avec lui ?

Au matin du 8 mai, tandis qu'avec la ville entière elle assistait à la messe en plein air, dite sur le rempart face à l'armée anglaise en retraite, puis à l'immense procession d'actions de grâce qui allait, de ce jour, devenir tradition, Catherine sentait l'angoisse l'étreindre. La ville était libre et Catherine n'avait plus aucune raison de s'éterniser chez les Boucher. Il allait bien falloir prendre une décision. Mais que faire ? Où aller pour demeurer auprès d'Arnaud ? La tâche de Jehanne n'était pas terminée. La Pucelle, Catherine le savait pour le lui avoir entendu dire, voulait conduire Charles VII à Reims pour qu'il y reçût le sacre qui mettrait fin à toutes les contestations dont, depuis de longues années, il était l'objet. Avec Jehanne, avec Charles, s'en iraient les capitaines, Arnaud comme les autres. Et c'était ce départ, qu'elle devinait proche, qui affolait Catherine car elle ne savait comment y remédier.