— Emmenez-la ! hurla Arnaud hors de lui... Emmenez-la ou je la tue !...

Le rire se brisa dans un sanglot. Le sergent poussa Catherine aux épaules tandis qu'un soldat lui liait vivement les mains derrière le dos. Elle détourna la tête, mais ne la baissa pas. Tout se brouillait devant ses yeux. D'un geste plein d'une lassitude infinie, elle haussa les épaules, se laissa emmener, indifférente désormais... ne voyant rien des rues qu'on lui faisait traverser.

Elle ne remarqua même pas, comme on traversait une petite place, la haute silhouette de Xaintrailles qui surgissait de derrière une fontaine et arrêtait discrètement le chef d'escorte.

— Mets-la dans un cachot, murmura le capitaine, mais pas dans une fosse et ne la ferre pas. Et puis, dis au geôlier qu'il tâche de lui trouver quelque chose à manger. Elle ne tient debout que par miracle. J'ai rarement vu une coupable qui ressemble autant à une victime.

L'homme fit signe qu'il avait compris, empocha la pièce d'or que lui glissait Xaintrailles et rejoignit le peloton des gardes de Catherine.

Le Chastelet, où les hommes d'armes conduisirent la jeune femme, était la forteresse d'Orléans. Elle commandait l'entrée du grand pont qui, enjambant une île sablonneuse dominée par la petite bastille Saint-Antoine, s'en allait rejoindre sur la rive gauche la grosse place forte des Tourelles, l'un des principaux points d'appui des Anglais. William Gladsdale, bailli d'Alençon, y commandait.

Quand le jour parut, Catherine, en se haussant jusqu'au soupirail qui éclairait chichement sa prison, put voir couler la Loire et en éprouva une vague joie.

Depuis qu'elle l'avait atteint, au bout d'une marche épuisante, elle en était venue à humaniser le grand fleuve et voyait en lui un ami. La veille, quand les gardes l'avaient jetée dans ce cachot, elle n'avait pas eu la moindre réaction. Hébétée de fatigue et assommée par son immense déception, elle s'était jetée sur le tas de paille qui devait lui servir de couche et y avait dormi d'un sommeil de bête harassée. Elle n'avait même pas entendu le geôlier lui apporter une cruche d'eau et un morceau de pain...

Au réveil, il lui avait fallu un moment pour se rendre compte qu'elle n'était pas le jouet d'un mauvais rêve. Mais à mesure que ses souvenirs se dégageaient des brouillards du sommeil, les événements de la veille se précisaient avec tous leurs détails. La tête dans les mains, assise sur son grabat, elle avait essayé de faire le point de sa situation et n'en avait tiré qu'amertume. Tous ces jours derniers, durant le terrible voyage et même avant, elle avait vécu une sorte d'état hypnotique, exactement depuis l'instant où, à Châteauvillain, frère Étienne lui avait appris qu'Arnaud n'était pas marié. La reprise de contact avec la réalité était brutale et le réveil avait un goût saumâtre.

Quand elle évoquait Arnaud de Montsalvy, le rouge de la colère et de la honte lui montait au front. Mais elle lui en voulait moins qu'à elle-même.

Folle qu'elle était de croire qu'il allait lui ouvrir les bras simplement parce qu'elle venait à lui dépouillée de tout, sans plus rien d'autre que son amour !

Elle se rendait compte qu'inconsciemment peut-être, elle avait pensé qu'il l'attendait depuis toujours, uniquement parce que, par deux fois, il avait perdu la tête entre ses bras. Elle avait oublié volontairement la scène pénible de leur dernier revoir, le lit de Philippe où il l'avait trouvée, son ultime regard d'écrasant mépris. Pour un homme aussi dur, aussi intransigeant qu'Arnaud, il y avait des choses sur lesquelles il devait être impossible de revenir, et, à ses yeux, Catherine était deux fois coupable, deux fois maudite: elle était l'une de ces Legoix qui, jadis, avaient massacré son frère Michel et elle était la maîtresse bien-aimée de Philippe de Bourgogne qu'il haïssait et considérait comme traître. Non, si dans cette affaire quelqu'un était à blâmer, c'était bien elle d'avoir tout sacrifié à un rêve impossible. Elle avait tout perdu, tout... Elle gisait au fond d'une geôle sous une inculpation qui pouvait la mener à la mort, elle avait couru mille dangers et tout cela pour rien...

Catherine se leva et se mit à examiner sa prison. C'était une geôle étroite et basse qui prenait jour par un soupirail à gros barreaux en croix, ouvert au fond d'une sorte d'entonnoir de pierre qui limitait la vue. Pour tout mobilier, il y avait la couche de paille, un escabeau sur lequel le geôlier avait posé le pain et la cruche et, au mur, scellé dans la pierre, un assortiment de chaînes et de carcans. Les murs de grossiers parpaings suintaient l'humidité. C'était la troisième fois qu'on l'enfermait, sa troisième prison, mais, de celle-là, comme des deux autres, Catherine espérait bien sortir. Tout ne pouvait pas s'arrêter là...

Afin de retrouver un peu d'énergie, elle s'assit pour manger, rompit, non sans peine, un morceau de pain qui était dur et devait sortir d'une réserve quelconque où il avait été précieusement caché, puisque la disette régnait dans la ville où n'arrivaient plus les convois de vivres. Afin de le rendre mangeable, elle le trempa dans l'eau bribe par bribe, but quelques gorgées pour finir et se trouva mieux. Elle eut même le courage de sourire intérieurement en songeant aux festins merveilleux auxquels Philippe de Bourgogne se plaisait, avec leurs nombreux services, leurs plats fantastiques et raffinés, et auxquels elle s'ennuyait tant jadis. Le plus petit des pantagruéliques pâtés de ce temps-là eût été le bienvenu !

Ensuite, elle s'efforça de dormir encore, pour éviter de penser. Son cœur bouillait de rage contre elle- même, de rancune contre le monde entier et, cette ville qu'elle avait tant désirée, elle la maudissait maintenant de tout son cœur...

Mais, à la tombée de la nuit, la porte basse s'ouvrit et le geôlier parut. Dans le couloir, au-dehors, quatre soldats, pique en main, attendaient immobiles.

— Faut venir ! fit l'homme, un gros père à la mine réjouie qui avait aussi peu l'air d'un gardien de prison que possible. Catherine qui le voyait pour la première fois s'étonna de lui voir des yeux bleus, candides.

— Où me mène-t-on ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules pour marquer son ignorance, désigna le piquet de gardes :

— Eux le savent. Ça doit suffire...

Sans autre commentaire, la jeune femme se plaça au milieu des soldats, monta un colimaçon de pierre aux marches profondément creusées en leur milieu par le frottement de milliers de pieds et se trouva dans un rond-point voûté d'où partaient plusieurs galeries fermées par d'épaisses grilles de fer.

L'une des grilles s'ouvrit en grinçant. On s'engagea dans le couloir où aboutissait un petit escalier d'une dizaine de marches en haut desquelles il y avait une porte de chêne armée d'épaisses pentures de fer et percée d'un guichet. Quand la porte s'ouvrit, Catherine se trouva au seuil d'une salle longue et basse dont les voûtes étaient soutenues par quatre énormes piliers.

Au bout, contre le mur du fond percé d'une étroite fenêtre en fer de lance, une longue table tenait toute la largeur. Cinq hommes étaient assis à cette table. Un autre, assis à une table plus petite, sur le côté, écrivait, éclairé par une chandelle. Des torches brûlaient contre les murs de pierre, nus à l'exception d'un crucifix.

Les gardes menèrent Catherine au centre de la salle, face à la table, et restèrent là, autour d'elle, l'arme au pied, impassibles. La jeune femme comprit qu'elle se trouvait là en face d'un tribunal, mais elle ne put retenir un tressaillement en reconnaissant Arnaud parmi ses juges. Il était assis auprès de celui qui présidait, un seigneur d'une soixantaine d'années au visage épais et sévère sous une couronne de cheveux gris. Il n'avait pas d'armes, cette fois, et portait un pourpoint de daim vert sans aucun ornement. Les autres juges portaient les longues robes rouges ourlées de fourrure des échevins de la ville et étaient j des hommes d'âge mûr. Tous avaient des visages creusés par les privations et figés dans une totale absence d'expression. Arnaud se leva. Son regard noir tomba d'aplomb sur Catherine.

— Vous êtes ici devant messire Raoul de Gaucourt, gouverneur de cette ville, et devant messires les échevins pour y répondre de l'accusation de connivence avec l'ennemi.

— Quel ennemi ? fit Catherine doucement. Je n'ai jamais adressé la parole de ma vie à aucun Anglais...

Le poing d'Arnaud s'abattit sur la table qui résonna sous le coup.

— Ne jouez pas sur les mots ! Les gens de Bourgogne sont nos ennemis tout autant que ceux de Suffolk... davantage même ! Car, tout compte fait, l'envahisseur anglais ne fait là que son métier d'envahisseur, tandis que votre maître égorge son propre pays au bénéfice de l'étranger. Voilà pourquoi, vous qu'il a envoyée ici dans un but que nous ne comprenons que trop bien, vous vous trouvez maintenant devant ce tribunal...

— Messire, coupa Catherine avec un soupir de lassitude, ce n'est pas d'hier que nous nous connaissons, vous et moi, et vous savez parfaitement que je ne suis pas née bourguignonne, que je ne le suis devenue que par force. Pourquoi donc me refusez- vous le droit d'avoir, librement, délibérément, tourné le dos à un parti qui ne me semblait pas avoir le bon droit pour lui ? Je suis arrivée ici démunie de tout, après un pénible voyage qui a laissé ses marques sur mes membres et...

À nouveau le poing d'Arnaud tomba. Mais, loin de s'en épouvanter, Catherine eut l'impression bizarre qu'il forçait sa colère et ne faisait autant de bruit que pour masquer une certaine faiblesse intérieure.

— Taisez-vous ! s'écria-t-il. Mieux que quiconque je sais ce que valent vos discours et ce qu'il en faut penser. Je connais votre langue dorée et le grand art de persuasion qui est le vôtre...