Garin éclata de rire.

— J'aurais dû me douter que vous étiez là, dame Ermengarde. En vérité vous veillez fidèlement sur les amours de votre maître. Le beau rôle que celui de mère maquerelle pour une Châteauvillain !

— Le beau rôle que celui de boucher pour un Brazey ! répliqua Ermengarde sans se laisser démonter. Mais, je me trompe, tu n'es pas un Brazey. On ne fait pas un cheval de bataille avec un mulet !

Le visage de Garin, malgré la couleur rouge, des flammes qui l'environnaient, parut à Catherine virer au vert. Un affreux rictus déforma sa joue blessée. Il allait hurler une injure ignoble mais le Bègue de Pérouges s'interposa :

— Assez palabré maintenant ! Tu as entendu ce que Brazey t'a dit, moine? Ou bien tu nous livres la colombe ou bien demain ton bourg ne sera plus que cendres fumantes et ton monastère un tas de pierres. Et je te promets, moi, de te pendre, de mes mains, à la croix de ton église ! J'ai dit.

Maintenant, retirons-nous sur la place pour la nuit.

— Un instant ! coupa Jean de Blaisy. J'accepte ton défi. Demain à l'aube, je te dirai ce que j'ai décidé. Mais pour l'heure j'ai quelque chose à faire...

Il se retira, murmura quelque chose à l'oreille d'un frère qui se tenait auprès de lui et, faisant signe à Ermengarde de demeurer, il descendit l'escalier du chemin de ronde.

— Que veut-il faire ? demanda Catherine.

Ermengarde fit un signe d'ignorance. Sourcils froncés, elle examinait la troupe menaçante qui était entassée sur le parvis en pente du monastère. Inquiète sans doute, elle appela le chef des dix hommes d'armes formant son escorte, la veille, à son arrivée. L'homme revint un instant plus tard avec ses soldats. Ils portaient tous un grand arc en bois d'if et, sur un signe de la comtesse, se postèrent chacun à un créneau, bandant les arcs.

— Je crois que je devine ce que veut faire mon cousin, expliqua-t-elle tranquillement à Catherine. Je prends mes précautions.

À cet instant, un chant religieux éclata sous leurs pieds, joint au grincement caractéristique du portail. D'un même élan, les trois femmes se penchèrent au créneau. En bas, aucun des hommes ne songeait à les regarder. Ils étaient stupéfaits par le groupe qui venait d'apparaître. Trois moines en robes noires sortaient de l'abbaye, de front, chantant à pleine voix : « Libéra me de sanguinibus, Deus, Deus salutis mea et exultabit lingua mea justitiam tuam!... » Celui du centre portait une grande croix de chêne. Derrière eux, crosse en main, mitre en tête, recouvert jusqu'aux talons d'une grande chape brodée d'or marchait l'abbé... Il était si majestueux sous la pompe des ornements sacrés que, l'un après l'autre, les routiers mirent pied à terre, comme sous l'emprise d'un charme. Certains s'agenouillèrent. Seuls Garin et le Bègue de Pérouges demeurèrent en selle. Mais ils semblaient changés en statue. La croix et l'abbé se dirigèrent droit sur eux, approchèrent sans qu'ils bougeassent.

Du haut de la muraille, Catherine bouleversée vit Jean de Blaisy se pencher sur les misérables corps qui avaient été un homme, une femme et qui n'avaient pas encore cessé de souffrir. Maintenant que le chant des moines et les cris des hommes s'étaient tus, on pouvait distinguer leurs faibles plaintes. La main maigre de l'abbé se leva, traça un signe de croix sur les visages torturés. Catherine devina sur ses lèvres les paroles de pardon, vit à travers les larmes qui brouillaient ses yeux le geste d'absolution. Puis l'abbé s'écarta. De son ombre sortit un homme en tablier de cuir portant un couteau. Ce fut très bref. Par deux fois la lame se leva, étincela, plongea dans un cœur. Les plaintes cessèrent. Le calvaire de la petite sorcière et du grand vieillard de la forêt était terminé.

Sans un regard pour les bourreaux, l'abbé de Saint-Seine s'en retourna lentement vers son monastère. Les grandes portes se refermèrent sur lui. Les archers d'Ermengarde abaissèrent leurs armes. Un grand silence enveloppait maintenant le village menacé et le vallon plongé dans la nuit. Quand elles regagnèrent leurs chambres, Catherine pleurait sans contrainte et de grosses larmes coulaient sur les joues de la comtesse.

— S'ils avaient osé toucher à un seul cheveu de l'abbé, grogna-t-elle entre ses dents, ils n'auraient pas vécu assez longtemps pour s'en vanter ! Il y avait une flèche pour Garin, une autre pour son digne compagnon !

La nuit fut, pour Catherine, une nuit d'angoisse et de larmes. Elle était épouvantée du danger couru, à cause d'elle, par ce village et cette abbaye.

Dans son désespoir, elle voulait se livrer sur l'heure, en finir une bonne fois avec la poursuite et les terreurs. Puisque Garin, de toute manière, serait le plus fort, à quoi bon tout cela, toutes ces souffrances ? Pourquoi faire courir de nouveaux risques à d'autres innocents ? La mort affreuse de Gervais et de Pâquerette, torturés, aveuglés, traînés comme des bêtes au long d'un chemin dont Catherine devinait le martyre, l'emplissait d'horreur et de remords.

Pâquerette l'avait trahie, mais auparavant elle l'avait accueillie, soignée et, si la jalousie l'avait égarée, elle n'avait tout de même pas mérité un sort aussi cruel. Catherine ne voulait pas voir brûler les maisons de Saint- Seine. Elle refusait, farouchement, de laisser couler le sang. Elle allait rejoindre son mari. Au surplus, les derniers événements l'avaient brisée et elle éprouvait envers l'existence un étrange détachement...

Mais Ermengarde veillait. La comtesse sentait ce qui se passait dans l'âme de la jeune femme et ne la quittait pas plus que son ombre. Et quand Catherine, enfin, la supplia de la laisser aller, elle se fâcha.

— Ma chère, dans cette affaire, vous n'êtes plus seule en cause. Je dirai même, sans vouloir vous offenser" que vous êtes devenue accessoire ! Que votre Garin se soit présenté pacifiquement à la porte de cette maison, eût demandé un entretien à mon cousin, lui eût calmement réclamé sa femme et Jean ne pouvait lui refuser au moins de vous rencontrer. La suite des événements eût dépendu de cette entrevue. Mais il est venu en armes, accompagné d'un bandit notoire, l'insulte et la menace à la bouche. Voilà ce que nous ne pouvons tolérer. Il y va de notre honneur. On ne menace pas un Blaisy dont le père a tenu en respect le duc Philippe le Hardi en personne, pas plus qu'une Châteauvillain.

— Mais alors, que va-t-il se passer ? gémit Catherine au bord des larmes.

— Honnêtement, je n'en sais rien ! Il faut attendre. Les murs de ce monastère sont solides et capables de soutenir un siège. Or, je n'ai pas remarqué chez nos adversaires la moindre machine d'assaut. Pas le moindre mangonneau, pas le plus petit trébuchet et encore moins de tours roulantes.

Donc, en principe, tant que cette porte demeurera close nous ne risquerons rien. Le problème va être de défendre les gens du village contre la furie de ces démons...

— Vous voyez bien qu'il faut que j'y aille !

Ne répétez donc pas toujours la même chose, fit Ermengarde avec lassitude.

Je vous dis, moi, que vous resterez ici. Même si pour cela je dois vous enfermer. Laissez faire l'abbé. Vous l'avez vu à l'œuvre tout à l'heure. Au surplus, il sera temps pour vous de parlementer avec Garin quand viendra l'aube... mais du haut du rempart. Jusque-là, tenez- vous tranquille et, comme je devine que vous ne pourrez pas dormir plus que moi, faisons la seule chose sensée : allons à la chapelle et prions. Au surplus mon intuition me dit que votre reddition ne changerait rien. Ces gens flairent le sang !

Il n'y avait rien à répondre à ce discours. Catherine baissa la tête et suivit Ermengarde. Tandis qu'elles gagnaient la grande église encore inachevée, une activité intense s'emparait de l'abbaye. Dans la cour d'entrée, de grands feux avaient été allumés sous d'énormes marmites de fer dans lesquelles une chaîne de moines versaient de pleines jarres d'huile ou faisaient fondre de la poix. On sortait des granges les fourches et les faux, des ateliers les marteaux et tous les outils tranchants. Au milieu de toute cette activité, Jean de Blaisy allait et venait, sa robe relevée dans sa ceinture révélant des bottes et des éperons d'or, car, dans sa jeunesse et avant d'entrer dans les ordres, il avait reçu l'investiture chevaleresque. Il était transformé, l'abbé de Saint-Seine ! L'ardeur à la bataille des guerriers dont il portait le sang dans ses veines se réveillait avec la menace. Si le Bègue de Pérouges et Garin de Brazey osaient porter le fer et le feu sur la maison du Seigneur, ils seraient reçus par le fer et par le feu. L'homme de prière s'était mué en homme de guerre et ses moines, séduits peut- être par l'action violente qui se préparait et qui tranchait si crûment sur leur vie de travail et de méditation, se joignaient à lui d'un seul élan. Il n'était pas un seul de ces vigoureux Bourguignons voués au service du Seigneur qui ne se sentît pousser une âme de Templier... La cour était pleine de crânes rasés, de robes noires qui, à l'exemple de l'abbé, se relevaient sur des jambes musculeuses et de larges pieds étalés par le port des sandales. Lorsque l'on eut chanté matines, car Jean de Blaisy n'entendait pas que Dieu fût lésé dans cette histoire, une sorte de conseil de guerre réunit chez l'abbé les différents dignitaires du couvent pour aviser aux dispositions encore à prendre. Mais, bien entendu, les trois femmes n'y eurent point part.

Dans la chapelle, agenouillée auprès d'Ermengarde qui priait de tout son cœur, la tête dans ses mains, Catherine essayait vainement de s'adresser à Dieu. Une invincible appréhension de ce qui allait se passer la tourmentait.

Les bruits vagues parvenant jusqu'à elle, à travers les murs épais de l'Église, augmentaient peu à peu son angoisse jusqu'à une terreur profonde. Elle savait que l'abbaye pouvait se défendre, que ses murailles étaient puissantes et que le Bègue de Pérouges aurait du mal à les franchir. Jean de Blaisy était un homme résolu, ses moines ardents et courageux. Mais c'était aux malheureux habitants du village qu'elle pensait surtout ! Elle devinait la peur de ces pauvres gens que rien ne défendait contre la troupe sanguinaire. Ils avaient pu voir, en Gervais et en Pâquerette, un atroce échantillon de sa barbarie et supputaient sans doute ce qui les attendait, le jour venu. Et pourquoi ? A cause d'une femme poursuivie par son mari. Combien, quand tomberait sur eux le glaive ou la torche, mourraient en la maudissant ?