Le jeune Lannoy était bien à son poste quand Catherine frappa trois coups à la petite porte prise dans le haut mur du pourpris ducal. Le crève-feu était sonné depuis longtemps, mais la nuit était moins froide que ne l'avait été le jour, grâce à une abondante chute de neige tombée après complies. Depuis son séjour à Marsannay, Catherine avait pris l'habitude de ces promenades nocturnes, qui non seulement ne l'effrayaient pas, mais l'amusaient, un peu comme une partie d'école buissonnière. Elle ne craignait rien du danger sournois des ruelles, des soldats ivres ou des coupe-bourses de Jacquot-de-la- Mer. Une fois pour toutes, Abou-al-Khayr avait mis à sa disposition ses deux esclaves nubiens dont la gigantesque présence et les visages, plus noirs que la nuit elle-même, mettaient en fuite les téméraires qui eussent tenté de s'attaquer à une femme ainsi escortée. Bien nourris, chaudement vêtus, les deux noirs muets valaient à eux seuls toute une troupe armée. Catherine le savait et pouvait ainsi se rendre, libre de toute crainte, aux rendez-vous de Philippe. C'était de beaucoup la solution la plus pratique.

Jean de Lannoy sautait d'un pied sur l'autre dans la neige du jardin en se battant les flancs de ses bras pour se réchauffer. Il ouvrit avec enthousiasme à la visiteuse.

— C'est gentil à vous d'être venue si vite, dame Catherine ! chuchota-t-il malicieusement. Il fait un froid de loup...

— C'est pour toi que je me suis hâtée. J'ai craint que tu ne prennes froid...

— Autrement dit, Monseigneur me doit des remerciements, conclut le page en riant. D'autant plus qu'il vous attend avec impatience.

— Comment est-il ?

Lannoy eut une grimace qui signifiait « ni bien, ni mal », et prit la main de Catherine pour la guider à travers le jardin. La neige était si épaisse qu'il fallait bien connaître les lieux pour ne pas tomber dans les massifs. Sous la voûte du palais, la jeune femme confia au page, comme d'habitude, Omar et Ali, ses gardes du corps, et s'élança dans le petit escalier en spirale, pris dans une tourelle aveugle, qui menait droit chez le duc. Des chandelles de cire parfumée éclairaient ce colimaçon tapissé de velours. Quelques instants plus tard, Catherine tombait dans les bras de Philippe. Il l'étreignit avec passion, sans prononcer une parole, couvrant de baisers fous son visage froid. Au bout d'un long moment, il la lâcha, rabattit le capuchon de fourrure sur les épaules de la jeune femme, puis reprit son visage entre ses deux mains pour l'embrasser encore.

— Comme tu es belle ! chuchota-t-il d'une voix étranglée par l'émotion... et comme tu m'as manqué ! Quarante-cinq jours sans toi, sans ton sourire, sans tes lèvres. Mon amour... quelle éternité !

— Puisque je suis là, dit Catherine souriante en lui rendant son baiser, il faut oublier tout cela.

— Tu oublies si vite les mauvaises heures ? Pas moi... Et, malgré l'envie violente que j'avais de te retrouver, j'ai hésité, tantôt, à t'imposer cette sortie nocturne. Tu étais si pâle à la chapelle ! J'ai bien vu que tu avais failli te trouver mal...

— Le froid ! Toi aussi, tu étais pâle...

Il l'était encore. Contre elle, Catherine sentait trembler le grand corps maigre. Elle ne voulait pas lui annoncer tout de suite l'enfant à naître parce qu'il n'eût peut-être pas osé la toucher. Et elle sentait qu'il avait besoin d'elle, impérieusement. Un besoin physique... Sa figure était creusée par les larmes récentes. Sur le corps de sa mère, il avait répandu un torrent de pleurs qui l'avaient épuisé. Mais son air malheureux ne le rendait que plus cher à Catherine. Elle n'était pas encore parvenue à démêler le sentiment bizarre qui la liait à Philippe. L'aimait-elle ? Si l'amour était cette torture mentale, cette faim douloureuse qu'elle éprouvait chaque fois qu'elle évoquait le visage d'Arnaud, alors non, elle n'aimait pas Philippe. Mais s'il était seulement tendresse, douceur, puissant attrait physique, peut-être Philippe avait-il réellement pris un peu de son cœur.

Il l'avait soulevée de terre, après l'avoir débarrassée de son ample manteau et l'emportait vers le grand lit sur lequel il l'assit. Puis, il s'agenouilla devant elle pour la déchausser, il ôta doucement les petites bottes de cuir noir, les bas de soie fine qui montaient jusqu'aux genoux. Un moment, il garda entre ses mains les minces pieds nus, posant un baiser sur chacun des ongles roses.

— Tu as froid, fit-il tendrement, je vais aviver le feu.

Trois troncs d'arbres empilés flambaient dans la cheminée, mais pour que les flammes fussent plus hautes et plus ardentes, le duc alla lui-même chercher une brassée de branchages dans un débarras voisin et les empila sur les rondins. Le feu bondit... Philippe revint alors à Catherine et commença à la dévêtir. Il apportait toujours un soin et une délicatesse extrêmes à lui ôter ses vêtements. Ses gestes, doux et caressants, étaient tout pleins d'une dévotieuse adoration. C'était une espèce de rituel lent, un peu solennel, auquel tous deux se complaisaient parce qu'il exaspérait le désir et rendait plus violente la tempête des sens qui suivait. Philippe ne se prosternait que pour mieux dominer ensuite...

Lorsque, longtemps après, Catherine s'éveilla de la délicieuse torpeur où s'était noyé son corps, sa joue reposait sur la poitrine de Philippe. Mais lui ne dormait pas. Légèrement redressé sur un coude, il jouait avec la masse soyeuse des cheveux de sa maîtresse étalés sur la soie blanche des oreillers comme une nappe d'or pur dans laquelle jouaient les flammes. Voyant qu'elle avait les yeux ouverts, il lui sourit avec ce charme que prenait, dans le sourire, son long visage hautain, un peu sévère.

— Pourquoi est-ce que je t'aime autant ? Tu mets du feu liquide dans mes veines comme aucune autre ne l'a jamais fait. Dis-moi ton secret ? Es-tu sorcière ?

— Je suis seulement moi, fit Catherine en riant.

Mais Philippe était redevenu grave. Pensivement, il la considérait avec une espèce de respect.

C'est vrai. Cela dit tout. Tu es toi... un être d'exception, moitié femme, moitié déesse... une entité rare et précieuse pour la conquête de laquelle des armées pourraient s'affronter. Il y a eu, jadis, une femme comme cela.

Pendant dix ans deux peuples se sont entr'égorgés parce qu'elle avait abandonné l'un pour l'autre. Une grande capitale a brûlé, des hommes ont péri par milliers pour que l'époux délaissé retrouvât son bien. Elle s'appelait Hélène... Elle était blonde, comme toi, moins que toi sans doute... Quelle autre femme, même notre mère Eve, a jamais eu plus belle chevelure que la tienne... ma Toison d'Or !

— Quel joli nom ! s'écria Catherine. Qu'est-ce que cela veut dire ?

Philippe la reprenait dans ses bras, la ramenait contre lui et la faisait taire d'un baiser.

— C'est encore une histoire de l'Antiquité. Je te la raconterai un autre jour...

— Pourquoi pas maintenant ?

— Devine..., fit-il en riant.

Le craquement des bûches reprit pleinement possession de la chambre tandis que Philippe et Catherine oubliaient une nouvelle fois le monde extérieur.

Quand elle lui apprit qu'elle attendait un enfant, il resta d'abord muet de surprise puis manifesta aussitôt une joie exubérante, la remerciant comme d'un rare présent.

— Tu m'enlèves tout remords ! s'écria-t-il. J'étais honteux de t'avoir appelée ici le soir même où ma mère... mais cette vie que tu m'annonces absout la faute. Un enfant... un fils, n'est-ce pas ?

— Je ferai ce que je pourrai, fit Catherine en riant. Tu es heureux ?

— Tu le demandes ?

Il sautait du lit et allait remplir, sur un dressoir, deux coupes d'or, dont il tendit l'une à Catherine.

— Du vin de Malvoisie ! Buvons à notre enfant !

Il leva sa coupe, la vida d'un trait puis se recoucha pour regarder Catherine boire son vin à petits coups.

— Tu as l'air d'une chatte devant un bol de crème, fit-il en se penchant pour recueillir, des lèvres, une goutte de vin qui roulait sur la gorge nue de Catherine. Maintenant, dis-moi comment je peux te rendre un peu de la joie que tu m'as donnée.

Il l'avait installée à nouveau contre sa poitrine. Près de son oreille, Catherine entendait battre le cœur de son amant. Mais ce fut le sien, à elle, qui battit un peu plus vite. Le moment était venu... elle se reprochait déjà d'avoir trop tardé. Dans les délices de cette nuit d'amour, elle avait failli oublier la détresse d'Odette. Collant sa tête plus étroitement contre Philippe, elle murmura :

— J'ai... j'ai quelque chose à te demander.

— Dis vite, c'est accordé d'avance.

Elle se redressa, posa sa main sur la bouche du duc, hochant tristement la tête.

— Ne promets pas trop vite ! Tu n'aimeras sans doute pas ce que je vais te dire. Il se peut... que tu te fâches.

Elle attendit l'effet de ses paroles et son inquiétude grandit en voyant que Philippe se mettait à rire.

— II n'y a pas de quoi rire, je t'assure, fit-elle, offusquée vaguement.

— Oh si ! car je pourrais te dire moi-même ce que tu vas me demander.

Gageons... tiens, un baiser !... que je sais ce que tu veux !

— C'est impossible !

— Mais non ! Il suffit seulement de te bien connaître. Tu as toujours dans ta manche une grâce « impossible » à me demander... même quand tu n'as pas de manches. Crois-tu que j'ignore ton amitié pour cette sotte d'Odette de Champdivers ? Ma police est mieux faite que cela, belle dame.

— Alors ? fit Catherine, la gorge soudain serrée.

Qu'est-ce que le duc de Bourgogne va faire des conspirateurs ?

— Le duc de Bourgogne n'en fera rien du tout, pour ne pas faire pleurer les beaux yeux que voilà. La fille, le moine et le trafiquant iront se faire pendre ailleurs. On les libérera... mais je ne peux faire moins que les expulser. Ton Odette devra quitter la Bourgogne. Elle ira en Savoie où on la casera quelque part. Le moine retournera à son mont Beuvray avec interdiction de franchir nos frontières et le marchand regagnera Genève. Tu es contente ?