L'aspect du duc avait achevé de glacer le cœur de Catherine. Il avait l'air d'un automate. Brusquement, sous l'empire du chagrin, Philippe était redevenu pour elle le souverain inquiétant... à qui, cependant, il allait falloir demander une difficile grâce, et le plus vite possible ! La veille au soir, Colette, la vieille camériste de Marie de Champdivers, était venue trouver Catherine, en toute hâte, et lui avait appris la terrible nouvelle : quelques heures plus tôt, Odette et frère Étienne avaient été arrêtés au couvent des Cordeliers tandis qu'un ordre d'exil immédiat frappait les parents de la jeune femme. Seule, Colette était restée en arrière pour avertir Catherine en qui Marie voyait son unique et dernier recours.

Le cas était grave. Le duc de Savoie avait obtenu une nouvelle trêve entre les princes ennemis. Or, sur l'instigation d'Odette, un turbulent chef de routiers que l'on appelait le bâtard de La Baume avait rompu cette trêve en attaquant un village de Bourgogne. Pris et peu soucieux de laisser sa peau dans si mince affaire, le bâtard avait tout confessé. La riposte n'avait pas tardé : Odette, Étienne Chariot et un marchand de Genève qui était leur complice avaient été jetés en prison où la torture, puis la mort les attendaient.

Catherine ne parvenait pas à comprendre ce qui avait pu pousser Odette à une telle folie. On disait même que le complot ambitionnait jusqu'à l'assassinat du duc Philippe ! Était-ce l'annexion de sa ville ou bien la hâte de voir triompher plus tôt la cause du roi Charles VII à qui Dieu avait accordé un fils le 3 juillet 1423'? De toute façon, Catherine se refusait à laisser son amie sous pareille menace, dût-elle y risquer sa propre vie.

La Chartreuse de Champmol s'élevait hors des murs de la ville, entre la route de l'ouest et le cours de l'Ouche. Encore neuve, elle avait été bâtie par le grand-père de Philippe, le duc Philippe le Hardi, sur les plans de l'architecte Drouet de Dammartin. Bien souvent, Catherine avait entendu vanter les merveilles de ce couvent, l'une des plus grandes réussites de l'époque, mais n'avait encore jamais eu l'occasion d'y entrer. Seuls les hommes pouvaient pénétrer chez les Chartreux et les femmes n'étaient admises à la chapelle qu'en des occasions comme celle-ci. Cette chapelle avait remplacé celle de Cîteaux en tant que sépulture des ducs de Bourgogne.

Quand on eut traversé la porte d'Ouche, la saussaie aux arbres noircis et tordus par le gel, le grand enclos des Pères chartreux et le jardin, il faisait presque nuit et Catherine ne se soutenait plus qu'à grand-peine.

Continuellement, elle puisait dans les pilules ou bien respirait le flacon de vulnéraire que lui avait remis Abou-al-Khayr. Car, malgré ses lourds vêtements, un froid mortel se glissait en elle. La fumée des torches la faisait tousser. En franchissant le seuil de la chapelle, elle buta, faillit tomber. La main d'Ermengarde la retint juste à temps sous l'effigie de pierre de Philippe le Hardi qui priait orgueilleusement au fronton de la chapelle, en face de son épouse. Catherine lui adressa un regard reconnaissant. Elle n'avait pas osé appeler son amie à son secours. Comme Philippe lui-même, Ermengarde paraissait un fantastique fantôme noir aux yeux figés.


I. Le futur Louis XI.


La mort de sa duchesse avait cruellement frappé la Grande Maîtresse. Sous ses voiles noirs, elle était une autre femme... Mais sa main demeurait chaude et vigoureuse. Catherine en tira un regain de courage. Elle en avait grand besoin.

Elle ne vit à peu près rien de la chapelle, merveille de l'imagier flamand Claus Sluter, ni les vitraux en grisaille armoriée, ni, dans le chœur, le joyau de pierre qu'était le tombeau de Philippe le Hardi, ni les anges autour de l'autel, portant des candélabres et les instruments de la passion, ni, à la pointe de l'abside, l'archange d'or qui tenait déployée la bannière ducale.

Elle ne voyait que Philippe, son visage immobile qui ne la regardait pas, ses yeux gris qui ne cillaient pas. Autour d'elle, il n'y avait plus que des visages de pierre, des statues noires qui se mirent à tourbillonner... Planant au-dessus, les voix profondes des moines invisibles se mirent à psalmodier un chant funèbre, œuvre de Jacques Vide, un jeune valet de chambre de Philippe. Les paroles s'enflèrent dans les oreilles bourdonnantes de Catherine avec un bruit d'orage et de menace.

« Nunc dimittis servum tuum, Domine, secundum verbum tuum in pace.

Quia viderunt oculi mei salutare tuum... » « Maintenant, Seigneur, vous pouvez, selon votre parole, laisser votre serviteur s'en aller en paix, car mes yeux ont vu votre salut... »

Catherine sentit, à cet instant précis, qu'elle aussi s'en allait... Elle chancela. Le bras d'Ermengarde vivement passé autour de sa taille l'empêcha de choir au milieu de la cérémonie et la maintint fermement.

— Petite sotte ! lui chuchota-t-elle avec une rude affection. Vous ne pouviez pas le dire ?

— Quoi ? balbutia Catherine défaillante.

Que vous attendiez un enfant ! C'est inscrit en toute lettre sur votre figure.

Et moi qui ne voyais rien !... Courage, c'est bientôt fini, je ne vous lâche pas.

Ermengarde avait subitement retrouvé toute son humanité et Catherine pensa que, sans elle, elle fût morte sur place... En effet, la cérémonie s'achevait. Le duc Philippe, qui s'était tenu tout ce temps dans la chapelle privée de la famille du côté de l'Evangile, remettait la dépouille de sa mère au prieur de l'abbaye. Bientôt, Marguerite de Bavière s'en irait rejoindre son époux, sous la dalle de marbre noir qui marquait leur tombeau provisoire...

Mais, une seconde, Catherine avait senti son regard sur elle... un regard inquiet et tendre qui l'avait rassérénée. Son malaise se dissipait. La force d'Ermengarde paraissait s'insinuer en elle. Sa poitrine était moins oppressée... Pourquoi fallut-il qu'à cet instant, elle croisât l'œil de Garin. La haine y brûlait et lui communiqua un long frisson. Le visage contracté de l'Argentier était celui d'un fou. Catherine aurait juré l'entendre grincer des dents... Heureusement, cette impression de terreur fut très fugitive...

Quelques secondes plus tard, toujours soutenue par Ermengarde, elle se retrouvait à l'air libre. La nuit était complète et sibérienne mais du moins la jeune femme était-elle débarrassée des odeurs de cire brûlante et des lourdes volutes d'encens stagnant dans la chapelle.

— Cela va mieux ? demanda Ermengarde.

Elle la remercia d'un sourire confiant.

— Bien mieux ! Comment vous remercier ? Sans vous, je me couvrais de ridicule.

— Bah ! laissez donc ! Mais vous auriez dû me dire ce qu'il en était. Est-ce que... le duc sait ?

— Pas encore !

Toutes deux avaient fait quelques pas vers les bâtiments conventuels déployés au sud et à l'ouest de la chapelle. Des torches brûlaient en se tordant dans leurs griffes de fer devant le logis du prieur, mais tout le reste de l'immense monastère était noir et silencieux.

— Il fait sinistre ici ! fit Ermengarde avec un frisson. Partons !... Je me félicite d'avoir ordonné à mes gens de venir me prendre avec une litière.

Refaire tout ce chemin dans la neige est au-dessus de mes forces. Voulez-vous que je prévienne votre mari que je vous emmène ?

— C'est inutile ! répondit Catherine en hochant la tête. Mes faits et gestes n'intéressent pas mon époux.

— C'est qu'il est stupide ou sans cœur ! Mais il y a longtemps que j'ai renoncé à comprendre quelque chose à messire Garin ! Venez, ma chère !

Les deux femmes, en distribuant force saluts, avaient atteint le grand portail ouvert de l'abbaye. Elles allaient monter dans le lourd véhicule quand un page s'approcha d'elles. Il tenait un papier à la main et le tendit à Catherine :

— De la part de Monseigneur ! chuchota-t-il.

La jeune femme reconnut le petit Jean de Lannoy. L'adolescent lui sourit, salua profondément et s'éloigna pour rejoindre les équipages de son maître.

Les deux femmes montèrent en voiture et s'ensevelirent dans les coussins.

Ermengarde glissa un chaude-doux sous les pieds de son amie qui, déjà, dépliait le petit billet et le lisait à la lumière incertaine d'une chandelle plantée dans un anneau doré contre la paroi de la litière. Les rideaux de cuir protégeaient bien de l'aigre bise du dehors. Catherine, glacée jusqu'aux os, claqua des dents encore quelques instants. Mais le billet de Philippe l'enchanta.

«Je t'en supplie, écrivait le duc, viens! Viens ce soir!... J'ai un terrible besoin de te voir et je ne reste que trois jours. Pardonne-moi de te presser.

Je t'aime trop, vois-tu ! Lannoy t'attendra jusqu'à minuit à la porte du jardin... »

Ce n'était pas signé mais Catherine n'avait aucun besoin "de signature.

Elle froissa le papier en boule dans sa main et le fourra dans son aumônière.

Tout à coup, elle respirait mieux. Le poids d'angoisse qui l'étreignait depuis la veille s'allégeait. Une lueur d'espoir lui venait de sauver bientôt son amie.

Quand elle songeait à la frêle et délicate Odette, jetée au fond d'un cachot par ce froid, chargée de chaînes, pleurant de peur et de désespoir, elle s'affolait. Mais, grâce au ciel, cette nuit même, elle pourrait implorer la pitié de Philippe, arracher la liberté de son amie ! Les nausées qui l'avaient torturée toute la journée, la sensation de glace infiltrée dans ses veines, tout cela s'estompa en songeant à cette perspective. Et puis, cette nuit, il y aurait Philippe... l'amour de Philippe, ses mains douces, ses mots tendres !

Aussi Catherine était-elle presque gaie quand la litière d'Ermengarde la déposa rue de la Parcheminerie.