Quelques jours plus tard, Catherine de Brazey, éblouissante de beauté, assistait dans la Sainte-Chapelle du palais ducal au mariage de Marguerite de Guyenne et d'Arthur de Richemont. Vêtue de velours vert étoilé d'or et garni de blanche hermine, elle offrait une éclatante image de jeunesse et de grâce. Son teint semblait pétri de lumière, ses yeux rayonnaient sous leurs longs cils courbes, éteignant presque l'éclat des émeraudes, d'une pureté d'eau profonde, qui brillaient à son cou et à ses oreilles. Cette parure était un cadeau de Philippe dont l'amour pour elle se montrait maintenant au grand jour.
La dame de Presles, la maîtresse de Philippe, était repartie, la rage au cœur, pour les Flandres et Marie de Vaugrigneuse avait été priée de se retirer dans ses terres pour quelque temps.
Il avait suffi pour cela que le duc surprît une phrase malveillante qui se rapportait à Catherine et sa qualité de filleule de la duchesse douairière n'avait pas sauvé la jeune fille. De même, chacun avait pu constater le rang occupé par Catherine de Brazey à la chapelle. Il était notablement plus élevé que celui auquel sa qualité lui donnait droit. Enfin, comment ne pas voir qu'à chaque instant Philippe tournait les yeux vers elle et qu'une flamme semblait alors les traverser ?
Debout parmi les hommes, de l'autre côté de l'allée centrale de la nef, Garin, les bras croisés, ne regardait jamais sa femme. Depuis qu'elle était rentrée de Marsannay, il avait eu envers elle une attitude parfaitement courtoise mais froide. Il ne la voyait qu'aux repas et encore n'échangeaient-
ils que des banalités lorsque le médecin maure ne se joignait pas à eux. Avec Abou-al-Khayr, il discutait de sujets scientifiques auxquels la jeune femme ne comprenait rien, mais c'était seulement à ces moments-là qu'il paraissait s'intéresser à quelque chose. Parfois, Catherine croisait son regard. Il le détournait alors très vite et il était impossible à la jeune femme d'en sonder les profondeurs.
L'avant-veille du mariage, quand le page de Philippe, le jeune Lannoy, était venu à l'hôtel de Brazey apporter à Catherine la fameuse parure d'émeraudes, Garin traversait le vestibule au moment où sa femme descendait l'escalier. Il avait donc assisté à la remise du présent, mais n'avait marqué aucune surprise. Il s'était contenté de répondre au salut respectueux du jeune garçon et avait passé son chemin sans commentaires.
Mais, quand la cérémonie nuptiale tira à sa fin et que les invités se firent face, de part et d'autre de la nef pour former une haie sur le passage du cortège, Catherine croisa enfin le regard de Garin et sursauta. Même le jour où il l'avait battue si sauvagement, elle ne lui avait pas vu cette expression de fureur. Il était blême et un tic nerveux déformait son visage du côté de sa blessure. Si effrayante était sa figure que Catherine, troublée, détourna la tête avec un involontaire frisson. Cette fois, elle eut, très nette, l'impression que Garin la haïssait. Car c'était bien de la haine qui enfiévrait son œil unique. Mais la nouvelle comtesse de Richemont, toute rose d'émoi sous son voile, s'avançait, la main dans celle de son époux, et Catherine plongea dans une révérence qui la délivra de ce bref cauchemar. Quand elle se releva, Garin avait disparu dans la foule et, sur les pas du cortège, les invités se dirigeaient vers la sortie sous les clameurs déchaînées de l'orgue. La cérémonie avait été longue et tout le monde avait faim. On se précipitait vers le festin préparé.
Catherine n'avait pas d'appétit. Elle se dirigea lentement vers la grande salle, flânant un peu le long de la galerie pour regarder, par les fenêtres, les dernières roses dans le jardin et les évolutions du marsouin de la duchesse Marguerite. Elle n'avait aucune envie de se mettre à table car son rang la plaçait tout de même assez loin de Philippe. Ermengarde, demeurée auprès de Marguerite, de plus en plus malade, ne paraîtrait pas non plus et le récent regard de son époux lui ôtait toute envie de le retrouver immédiatement.
La grande galerie se vidait rapidement. En dépassant Catherine, les courtisans la saluaient mais ne s'en hâtaient pas moins. Comme la jeune femme passait en face d'une des portes donnant sur les appartements privés de la famille ducale, portes gardées chacune par deux archers, celle-ci s'ouvrit, livrant passage à un homme jeune et vigoureux, tout vêtu de vert.
C'était l'un des chevaucheurs de la Grande Écurie, revenant sans doute de prendre un ordre de la duchesse, car il glissait un parchemin sous son tabard armorié. Il ne regardait aucun de ceux qui se trouvaient dans la galerie. Il allait seulement la traverser pour gagner soit le grand escalier de la tour Neuve, soit, au-delà, celui qui menait aux étuves et aux écuries. Mais le visage de Catherine s'était éclairé et elle se hâta de tourner le dos à la salle du festin pour se lancer sur sa trace parce qu'elle venait de reconnaître Landry, son ami d'enfance. Depuis qu'elle l'avait aperçu chez la duchesse, au jour de sa présentation, elle n'avait pu, malgré le très vif désir qu'elle en avait, joindre le chevaucheur ducal. Cette fois, il ne lui échapperait pas !
Elle le rattrapa juste comme il allait s'engager dans le grand degré de pierre. L'escalier était vide. Elle l'appela :
— Landry... Attends-moi !
Il s'arrêta net, mais ce fut très lentement qu'il lui fit face. Aucun sourire, aucun signe de reconnaissance n'éclairait son visage fermé.
— Que désirez-vous, Madame ?
Le visage tout animé, les yeux brillants de joie, elle le rejoignit, se plaça entre l'escalier et lui afin qu'il pût la voir en pleine lumière. Elle se mit à rire.
— Madame ? Voyons, Landry, ne me dis pas que tu ne me reconnais pas? Aurais-je donc tellement changé, en dix ans ? Ou bien as-tu perdu la mémoire ? Toi, tu es toujours le même... seulement plus grand et plus fort.
Mais tu as l'air d'avoir toujours aussi mauvais caractère.
À sa grande surprise, Landry ne sourcilla pas. Il se contenta de hocher la tête.
— Vous me faites beaucoup d'honneur, noble dame. Ma mémoire est, je crois, excellente, pourtant je ne me souviens pas vous avoir jamais rencontrée...
— Alors, c'est que j'ai vraiment beaucoup changé, fit Catherine avec bonne humeur. Très bien, dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire. As-tu donc oublié le Pont-au-Change et la Cour des Miracles, et l'émeute de l'hôtel Saint-Pol ? As-tu oublié Catherine Legoix, ta petite amie de jadis ?
— J'ai, en effet, connu tout cela, Madame. J'ai connu aussi une petite fille qui portait ce nom... mais je ne vois pas le rapport.
— Quelle tête de bois ! Ah non, tu n'as pas changé... Mais, nigaud, je suis Catherine, voyons ! Secoue-toi... Regarde-moi mieux !...
Elle s'attendait à une exclamation, à des cris de joie même. L'ancien Landry eût dansé sur place, eût fait mille folies. Mais le chevaucheur ducal demeura de glace. Rien ne vint animer son regard indifférent.
— Ne vous moquez pas de moi, Madame. Je sais fort bien qui vous êtes : la dame de Brazey, la femme la plus riche de la ville... et l'amie précieuse de Monseigneur. Je vous demanderai donc en grâce de cesser ce jeu.
— Un jeu ? Oh Landry ! s'écria Catherine peinée. Pourquoi ne veux-tu pas me reconnaître ? Si tu sais qui je suis, si tu connais mon nom, tu dois bien savoir aussi que je m'appelle Catherine, qu'avant d'épouser Garin de Brazey par ordre de Monseigneur, j'étais seulement la nièce de Mathieu Gautherin, le drapier de la rue du Griffon. Une nièce qui s'appelait Catherine Legoix ?
— Non, Madame, je ne le sais pas.
— Alors, va chez mon oncle. Tu y trouveras ma mère. Je pense que tu la reconnaîtras, elle.
Le jeune homme s'écarta en descendant deux marches, juste comme Catherine, pour le mieux convaincre, s'approchait de lui. Il s'inclina brièvement :
— C'est inutile, Madame. Cette visite ne m'apprendrait rien. J'ai connu autrefois Catherine Legoix, mais vous ne pouvez être cette Catherine- là...
Maintenant, je vous prie de vouloir bien m'excuser. J'ai une mission à remplir et n'ai pas le loisir de flâner. Pardonnez-moi...
Il allait reprendre la descente de l'escalier. Elle le retint encore.
— Qui m'eût dit qu'un jour Landry ne reconnaîtrait pas Catherine ? Car vous êtes bien Landry Pigasse, n'est-ce pas ?
— Pour vous servir, Madame...
— Me servir ? fit-elle douloureusement. Autrefois nous partagions tout, les friandises comme les taloches... Nous étions amis, presque frère et sœur et, s'il me souvient bien, nous avons même risqué nos vies ensemble. Tout cela pour que vous rejetiez tout ce passé au bout de dix ans et sans que je puisse même en deviner la raison.
Mais elle avait la sensation que ses paroles venaient buter contre un mur.
Landry était entouré d'une invisible cuirasse d'indifférence, d'oubli volontaire peut-être, dont elle cherchait en vain le défaut. C'était incompréhensible. Elle tenta un ultime effort, murmura avec amertume, revenant pour un instant à l'ancien tutoiement :
— Si seulement Barnabé était là... il saurait bien, lui, t'obliger à me reconnaître ! Au besoin, il te taperait dessus.
Depuis quelques secondes il s'était détourné d'elle mais, au nom de Barnabé, il lui fit face, la regardant avec colère.
— Barnabé est mort sous la torture, pour s'être attaqué à votre mari, Madame ! C'est du moins ce que j'ai appris au retour d'une mission en Flandres. Et vous venez me dire que vous êtes Catherine Legoix ? Vous ?
Non... vous n'êtes pas Catherine et je vous défends d'employer son nom.
D'ailleurs... vous ne lui ressemblez même pas ! Je vous salue, Madame!
Avant que Catherine, pétrifiée par sa soudaine violence, eût seulement ouvert la bouche, Landry s'était lancé dans l'escalier qu'il dévalait maintenant au risque de se rompre le cou. Elle entendit décroître rapidement le claquement métallique de ses solerets de fer. Bientôt, il n'y eut plus aucun bruit dans le vaste escalier. La rumeur de la fête était lointaine. La jeune femme demeura figée à la place où elle se trouvait un long moment. Ce qui venait de se passer lui était totalement incompréhensible et profondément douloureux. Pourquoi Landry refusait-il de la reconnaître ? Car c'était bien cela : il refusait carrément, repoussant l'évidence même. Était-ce à cause de Barnabé ? Sa colère quand elle avait prononcé le nom de leur vieil ami expliquerait assez bien son refus d'entrer en relations avec la dame de Brazey. Mais il n'avait pas bronché quand elle lui avait donné son ancien nom. Il était bien évident que, comme tout le reste de la ville, il avait eu connaissance de ce mariage si peu conforme aux règles établies. Il savait depuis longtemps qu'elle était la Catherine d'autrefois... seulement il ne l'aimait plus. Mieux ! Il lui en voulait, la rendant responsable au même titre que Garin de la mort de Barnabé. Responsable, certes, elle l'était, et plus encore que Landry ne l'imaginait ! Ce n'était pas la première fois que le remords et le chagrin venaient l'assaillir au souvenir du Coquillart envoyé pour rien à une mort affreuse !
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