— Ni l'un ni l'autre, fit-elle franchement. En fait, Monseigneur, j'en aurais sans doute été touchée... si l'on ne me l'avait présenté comme une obligation. Depuis le moment où j'ai su que je devais épouser Garin de Brazey, j'ai su aussi qu'il me faudrait encore...

Elle s'arrêta, n'osant poursuivre. Une fois de plus, le duc vint à son secours en souriant.

— Qu'il vous faudrait encore passer par mon lit. Devrais-je vous rappeler que vous y avez dormi une grande nuit... dans mon lit, et qu'il ne vous est advenu aucun mal ?

— C'est vrai, Monseigneur et, je le confesse, sur le moment, je n'ai pas compris...

— C'était pourtant bien simple. Ce soir-là, j'ai voulu mettre à l'épreuve votre... dirai-je, obéissance de fidèle vassale ? Vous avez obéi. Mais j'eusse été le dernier des hommes si j'en avais lâchement profité. Si je me suis montré brutal, c'est simplement parce que j'étais jaloux. Mais, mon cœur, ce que je veux que vous sachiez bien, c'est que je ne vous contraindrai jamais.

C'est de vous, et de vous seule, que je veux vous tenir.

Il s'était penché vers elle pour lui parler de plus près. Son haleine chaude caressait la nuque inclinée. Dans la nuit qui les environnait, sa voix prenait une chaleur, un charme que Catherine ne lui avait encore jamais connus.

Elle sentait qu'à cet instant il était sincère et elle se défendait mal contre le trouble que faisait naître en elle la musique des mots d'amour murmurés dans l'ombre. Pour secouer le charme, elle voulut rappeler sa rancune.

— Pourtant, ce marché que vous avez conclu avec Garin ?

— Quel marché ? demanda Philippe avec une nuance de hauteur involontaire. C'est la seconde fois que vous y faites allusion. Je n'ai passé aucun marché avec Garin de Brazey. Pour qui donc nous prenez-vous, l'un et l'autre ? J'ai ordonné à l'un de mes plus fidèles serviteurs d'épouser une jeune fille admirablement belle et dont j'espérais parvenir à me faire aimer, mais cette espérance je ne lui en ai point fait confidence. Je le répète, j'ai ordonné. Et lui, en sujet de valeur, il a obéi sans discuter. Voilà tout ! Ai-je vraiment commis un crime en voulant que vous fussiez riche, noble, à la place qui vous convient ?

Catherine secoua la tête et frissonna. Ce dont Philippe s'autorisa pour entourer ses épaules d'un bras en prétextant qu'elle devait avoir froid. Elle ne protesta pas. Les yeux perdus dans le vague, sensible seulement à la pression de ce bras autour d'elle et incapable de retrouver trace de sa colère, elle murmura :

— Un sujet de valeur en effet... d'une fidélité à toute épreuve et qui, si vous ne lui avez rien demandé, a dû comprendre à demi-mot. Car, enfin, Monseigneur, en me donnant un mari, vous deviez supposer qu'il exercerait ses droits ? Pourtant, il n'en a rien fait. Il a même toujours refusé farouchement de me toucher.

— Le lui avez-vous donc demandé ?

Catherine tourna la tête vers lui pour tenter de scruter ce visage d'ombre. Le défi sonna dans sa voix.

— Je me suis offerte à lui, un soir. Offerte dans des conditions telles qu'aucun homme n'aurait résisté. Il a failli succomber mais il s'est repris en disant que c'était impossible, qu'il n'avait pas le droit de me toucher. Vous voyez bien qu'il me considère comme vous appartenant.

Elle avait senti, avec une joie méchante, le bras de Philippe se crisper autour de ses épaules, mais il n'y avait aucune colère dans sa voix quand il répliqua :

— Je vous l'ai dit, jamais ce sujet n'a été évoqué entre lui et moi. Et peut-être ne pensait-il pas à moi en prononçant ces paroles.

— À quoi alors ? Ou à qui ?

Philippe ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait peut-être. Enfin, il dit brièvement :

— Je ne sais pas !

Un silence tomba entre eux. Au fond de la campagne, un chien aboya, une chouette hulula, mais cela ne diminua pas l'impression de Catherine qu'elle et le duc étaient pour le moment seuls au monde. Il était tout contre elle maintenant, la tenant appuyée contre sa poitrine.

Il l'avait, tout en parlant, enveloppée de ses deux bras et, instinctivement, elle avait appuyé sa tête sur l'épaule du prince. Cet instant était doux et Catherine en avait momentanément assez des combats stériles. Puisque Arnaud l'oubliait dans les bras d'une autre, pourquoi refuserait-elle un amour si ardent, un amour sincère et qui ne cherchait rien d'autre qu'assurer son bonheur. Un léger parfum d'iris se dégageait des vêtements de drap grossier portés par Philippe. Il la berçait doucement, comme un tout petit enfant, et elle lui était reconnaissante de ne pas tenter de caresses plus précises. Mais elle sentait son souffle dans ses cheveux et sur son cou, à travers l'épaisseur des nattes qui tombaient de chaque côté de sa tête. Les yeux clos, elle demanda doucement :

— Souffrez-vous encore, Monseigneur ?

— Cessez de m'appeler Monseigneur. Pour vous, je ne suis que Philippe.

Je veux oublier tout le reste. Quant à souffrir, non je ne souffre plus. Au contraire, je suis heureux... heureux comme je ne l'ai pas été depuis longtemps. Vous êtes là, je vous tiens dans mes bras et vous ne me jetez plus de paroles dures. Vous m'avez laissé vous parler et vous ne me repoussez plus. Catherine... ma belle, ma merveilleuse Catherine. !... Est-ce que... Est-ce que je peux espérer un baiser ?

Dans l'ombre, Catherine sourit. Le ton humble et presque enfantin qu'il employait la touchait plus qu'elle ne voulait l'admettre. Elle se souvenait de l'orgueilleux seigneur qui savait si bien agir, parler en maître, qui l'avait tutoyée à première vue comme si elle lui appartenait déjà. Ce soir, il n'était plus qu'un homme passionnément épris...

Elle fit un tout petit geste qui mit sa bouche presque contre celle de Philippe.

— Embrassez-moi, dit-elle seulement, sans la moindre hésitation.

Tout était simple soudain. Elle se souvenait, avec un certain plaisir, du baiser d'Arras et quand les lèvres de Philippe touchèrent les siennes, elle poussa un léger soupir et ferma les yeux. Elle sentait, instinctivement, qu'avec cet homme à la fois froid et passionné, la joie d'amour était une affaire sûre. Il savait amener sa partenaire à l'oubli progressif des choses et des êtres parce qu'il savait dominer ses impulsions. Son baiser était d'une extraordinaire douceur, un chef-d'œuvre de patience et d'ardeur. En amour, il était le maître que toute femme attend inconsciemment et Catherine, tout de suite subjuguée, se laissa emporter sans résistance sur les vagues d'un océan de plaisir et de caresses sous lesquelles elle ne tarda pas à défaillir. Car, la sentant enfin à sa merci, Philippe ne s'en tint pas au baiser si timidement demandé. Et bientôt, le vent léger qui traversait le bosquet entraîna avec lui les soupirs et les tendres mots chuchotés pour en éparpiller le secret à la campagne endormie. Seul, le cheval du prince fut témoin de la victoire totale de son maître.

Au moment où Catherine connut la réalité charnelle de l'amour, ses yeux s'ouvrirent démesurément sur la voûte de branches encore feuillues qui s'entrelaçaient au-dessus de sa tête. La lumière argentée de la lune à son lever glissa au travers et montra à Catherine le visage grave et tendu de son amant. Il lui parut, à cet instant, d'une beauté surhumaine, mais elle ne sut pas que son propre visage était illuminé par la passion. Sous un baiser, Philippe étouffa le bref cri de douleur de la jeune femme, vite changé en un long gémissement de plaisir.

Quand, enfin, ils se séparèrent, Philippe enfouit son visage dans la masse des cheveux soyeux qu'il couvrit de baisers fous. Passant ses mains sur ses joues, Catherine sentit qu'elles étaient mouillées de larmes :

— Tu pleures ?

— De bonheur, mon amour... et de reconnaissance. Je ne croyais pas que ce don de toi-même serait aussi splendide, aussi complet... que je serais vraiment le premier...

Elle appuya sa main sur sa bouche pour lui imposer silence.

— Je t'ai dit que mon mari ne m'avait pas touchée. Qui voulais-tu ?

— Tu es si belle... Les tentations ont dû être nombreuses...

— Je sais me défendre, fit Catherine avec une moue si adorable qu'elle lui valut un nouveau baiser.

Puis, comme un rayon de lune éclairait maintenant en plein son corps dévêtu, Philippe alla chercher une couverture roulée au troussequin de sa selle et l'en enveloppa tout en l'enfermant à nouveau dans ses bras. Il se mit à rire.

— Quand je pense que je voulais pour notre première nuit toutes les splendeurs de mon palais, les fleurs les plus rares, le décor le plus fastueux... et je n'ai su t'offrir, mon pauvre amour, que l'herbe humide et le vent de la nuit où tu risques de prendre froid. Quel triste amoureux je fais !

— Tu n'en penses pas un mot ! fit Catherine en se blottissant plus étroitement contre lui. D'abord je n'ai pas froid et ensuite quel décor vaut la pleine nature ? Enfin, tu ne pouvais pas deviner en venant que je t'assommerais.

Tous deux se mirent à rire comme des enfants et le cheval, tout près, hennit pour ne pas être en reste. Puis le silence retomba sous le bosquet au bord du chemin qui menait à la maison de Mathieu Gautherin.

Mais, malgré l'impatience de Philippe de lui voir regagner Dijon, Catherine dut rester trois ou quatre jours de plus à Marsannay parce qu'elle avait attrapé un bon rhume.

— Quelle idée aussi de rester au jardin si tard et de s'y endormir, avait bougonné l'oncle Mathieu en la regardant avaler une bolée de tisane bouillante. Je ne t'ai même pas entendue rentrer tant il devait être tard !

Quant à Abou-al-Khayr, il avait baissé modestement la tête pour que Catherine ne vît pas le sourire qui montait à ses yeux vifs. Le petit médecin avait vu, tard dans la nuit, un cavalier redescendre le chemin vers la grande route de Dijon à Beaune et une forme blanche debout au bord du sentier, qui n'était rentrée à la maison qu'après l'avoir perdu de vue.