Ils s'étaient heurtés à un refus net. Sans grandes phrases, Gaucher leur avait signifié son intention de demeurer fidèle au Roi et au Prévôt de Paris qui était justement André d'Épernon.
— Je tiens ma charge de par le Roi et de par Mes- sire le Prévôt, je ne ferai pas marcher mes hommes contre la demeure de mon souverain.
Ton souverain est fou, son entourage traître, avait fulminé Guillaume Legoix, le cousin boucher. Le vrai roi c'est Monseigneur de Bourgogne. Hors lui, point de salut !...
Gaucher ne s'était pas troublé devant le gros visage, rouge de colère du maître-boucher.
— Quand Monseigneur de Bourgogne aura reçu l'onction sainte, alors je plierai le genou devant lui et l'appellerai mon Roi. Mais jusque-là je ne reconnais pour maître que Charles, Sixième du nom, que Dieu nous veuille rendre en santé et sain jugement !
Ces simples paroles avaient eu le don de déchaîner la fureur des trois visiteurs. Tous s'étaient mis à crier comme des sourds à la grande terreur de Catherine et des femmes qui, tapies au coin de l'âtre, attendaient la fin du débat.
Comme ces hommes lui semblaient méchants, dressés tous trois, grands et forts, autour de la frêle silhouette de son père. Mais, dans sa petite taille, c'était encore lui qui était le plus grand parce que son visage ferme demeurait serein et qu'il ne criait pas.
Caboche, soudain, avait brandi un poing noueux sous le nez de l'orfèvre.
— Vous avez jusqu'à demain soir pour vous décider, maître Legoix. Si vous n'êtes pas avec nous, vous serez contre nous et en subirez les conséquences. Vous savez ce qui arrive à ceux qui tiennent pour les Armagnacs ?
— Si vous voulez dire que vous brûlerez ma maison, je ne pourrai vous en empêcher. Mais vous ne me ferez pas marcher contre ma conscience. Je ne suis pas Armagnac, pas plus que Bourguignon. Je suis bon Français de France, craignant Dieu et servant son roi. Jamais je ne lèverai les armes contre lui !
Laissant aux mains de ses compères l'obstiné orfèvre, Caboche s'était alors approché de Loyse. Contre son propre corps, Catherine avait senti se raidir celui de sa sœur quand l'écorcheur s'était planté devant elle. A cette époque où il était courant, dans les grandes familles, de marier les filles à peine formées, les treize ans de l'adolescente pouvaient comprendre bien des choses.
D'ailleurs Simon Caboche ne cachait nullement le goût qu'il avait pour Loyse. Il ne manquait pas une occasion de la poursuivre quand, par hasard, il pouvait la rencontrer. Ce qui n'était pas toujours facile car Loyse, hormis pour se rendre aux offices à la proche église Saint-Leufroy, située au bout du pont, ou bien pour aller porter des secours à la recluse de Sainte-Opportune, ne quittait pratiquement jamais la maison de ses parents. C'était une fille silencieuse et secrète dont les dix-sept ans avaient plus de gravité que bien des âges mûrs. Elle allait et venait dans la maison, à pas légers, sans faire plus de bruit qu'une souris, ses yeux bleus continuellement baissés, le béguin de toile toujours étroitement serré sur les nattes d'un blond pâle, menant déjà auprès des siens la vie du cloître à laquelle, depuis son plus jeune âge, elle aspirait.
Catherine admirait sa sœur mais la craignait un peu et ne la comprenait pas du tout. Loyse eût été jolie et fraîche si elle n'avait tant aimé les mortifications et si elle avait su sourire. Mince sans maigreur, avec un joli corps souple et flexible, elle avait des traits fins, le nez un peu trop long mais une bouche bien dessinée et un teint très blanc, presque transparent. Catherine, qui éclatait de vitalité, qui n'aimait que le bruit, le mouvement, la gaieté et les chansons, ne s'expliquait pas ce qui pouvait, en cette future nonne, attirer le gigantesque, le tonitruant Caboche si visiblement jouisseur et matérialiste. Quant à Loyse elle- même, il était bien évident que Caboche lui faisait horreur et qu'elle n'était pas loin de voir en lui l'incarnation du Diable. Elle se signa d'ailleurs précipitamment quand il vint vers elle. Caboche fit la grimace.
— Je ne suis pas messire Satan, ma belle, pour qu'on m'accueille de la sorte. Et vous auriez meilleur temps en persuadant votre père de mettre sa main dans la mienne.
Les yeux rivés à la pointe de ses souliers, Loyse murmura :
— Je ne saurais ! Ce n'est point à une fille de conseiller son père.
Ce qu'il fait est bien fait...
Dans la poche de son tablier, elle cherchait furtivement son chapelet sur lequel ses doigts se refermèrent. Puis elle se détourna pour secouer les bûches dans l'âtre, faisant bien comprendre à Caboche qu'elle ne souhaitait pas poursuivre l'entretien. Un éclair de colère brilla dans les yeux pâles de l'écorcheur.
— Demain à pareille heure, on sera peut-être moins fière, la Loyse, quand mes hommes viendront vous arracher à votre lit pour s'amuser de vous ! Mais soyez tranquille, c'est moi qui serai le premier...
Il recula subitement parce que Gaucher Legoix l'avait saisi au collet pour le tirer dehors. L'orfèvre était blanc de colère et la rage décuplait ses forces. Sous sa main maigre Caboche chancela.
— Hors d'ici, cria-t-il la voix tremblante d'indignation, hors d'ici vil pourceau ! Et que je ne te voie plus rôder autour de ma fille !
— Ta fille, ricana Caboche, je l'aurai demain à mon plaisir... et bien d'autres après moi si tu n'entends pas raison.
A la grande terreur de Catherine, Gaucher fou de rage lui sautait déjà au visage mais Cauchon interposa sa robe noire entre les deux hommes, les séparant de toute la longueur de ses grands bras.
— Assez ! fit-il froidement. L'heure n'est pas à ce genre de dispute.
Caboche est trop brutal et Legoix trop impulsif, trop entêté aussi. Nous allons nous retirer. La nuit, sans doute, portera conseil à chacun. Et toi Gaucher Legoix, j'espère que tu entendras la voix île la raison. Assis sur une borne, Landry avait écouté Catherine sans l'interrompre. Cette histoire lui donnait à penser et troublait le cours de ses idées.
Il admirait profondément Caboche mais l'opinion de Gaucher Legoix avait son importance à ses yeux. De plus, les menaces proférées contre les habitants de « l'Arche d'Alliance » lui déplaisaient.
Un craquement sec suivi d'un vacarme retentissant coupa le fil de ses pensées. La porte de l'hôtel Saint- Pol venait de s'effondrer et, avec un cri de victoire, la masse populaire se ruait par la brèche ainsi ouverte, comme un torrent qui vient de briser son barrage. En un instant, Catherine et Landry se trouvèrent seuls en face d'un vaste espace vide. À terre demeuraient les cadavres et les blessés, les chiens faméliques qui léchaient les flaques de sang et la bannière blanche que Caboche avait plantée devant la porte. Tout le reste s'était engouffré en un clin d'œil dans les jardins de l'hôtel royal. Landry prit Catherine, figée de terreur, par la main.
— Tu viens ? Ils sont entrés...
La petite eut un mouvement de recul. Ses yeux sombres fixaient la porte arrachée avec une sorte d'angoisse.
— Je crois que je n'en ai plus envie, dit-elle d'une très petite voix.
— Ne fais pas la sotte ! Que crains-tu ? Et jamais tu ne reverras rien de pareil. Allons viens !
Landry était rouge d'excitation. Il avait hâte maintenant de suivre les autres et de prendre sa part du pillage. Son irrépressible curiosité de gamin de Paris jointe au goût de la violence qu'il portait en lui était prête à l'emporter. Catherine comprit qu'il la laisserait seule, au besoin, au milieu de la rue, si elle refusait de le suivre. Alors elle se décida.
D'ailleurs, la rue Saint-Antoine était loin d'être vide. Un peu plus loin que l'hôtel Saint-Pol, tassée entre l'hôtel des Tournelles, la porte Saint-Antoine, les tours crénelées de la Bastille et l'hôtel du Petit-Musc, une autre masse populaire assiégeait la forteresse encore neuve dont les murs blancs s'élevaient si haut au-dessus de sa tête. On savait que l'ancien Prévôt de Paris, Pierre des Essarts accusé de trahison par les émeutiers s'y était enfermé avec 500 hommes d'armes pour tenir la ville en échec. Une foule sans cesse grossie grondait aux portes, traînant des armes, décidée à démolir la Bastille, pierre par pierre, pour en arracher des Essarts. De l'autre bout de la rue, vers la place de Grève, d'autres groupes arrivaient en courant. Certains s'engouffraient dans l'hôtel Saint-Pol, d'autres couraient sus à la forteresse.
Une fenêtre s'ouvrit dans la façade de l'hôtel royal. Un bahut en jaillit qui s'écrasa sur le sol dans un tintamarre de vaisselle métallique.
Cette vue et ce bruit décidèrent Catherine tout à fait. Saisissant la main de Landry, elle se précipita sous le porche dont les portes arrachées pendaient à leurs gonds énormes. La curiosité dominait maintenant la peur chez la jeune fille et elle ouvrait de grands yeux, ravis d'avance de ce qu'ils allaient découvrir.
Mais le vaste jardin dans lequel ils se trouvèrent, une fois les murailles franchies, était déjà dévasté par la ruée de la foule. Les plates-bandes ceinturées de petit buis qui avaient dû enfermer des lys, des roses et des violettes, ne montraient plus que la terre foulée, des tiges brisées, dépouillées de leurs feuilles, des pétales souillés, écrasés. Lys et roses gisaient dans la boue, piétinés.
Au-delà, Catherine découvrit le monde en réduction qu'était l'hôtel Saint-Pol, petite ville dans la ville.
Autour de jardins, de vignes et de bosquets coupés de cloîtres, de cours et de galeries ajourées, il déployait un énorme ensemble de résidences et de chapelles, de métairies, d'écuries et de communs où logeait une armée de serviteurs. Il y avait aussi des ménageries pleines de lions, de léopards de chasse, d'ours et d'autres animaux étranges, des volières remplies d'oiseaux exotiques. Trois demeures distinctes composaient la résidence royale : l'hôtel du Roi bordant les jardins du côté de la Seine, celui de la Reine sur la petite rue Saint-Pol et celui du Dauphin, que l'on nommait aussi hôtel de Guyenne et qui donnait directement sur la rue Saint-Antoine.
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