— Ils l'emmènent à Montfaucon, fit-il, pensant tout haut. La route est longue mais pas éternelle. Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps. Comment veux- tu que nous le tirions d'affaire avant le grand gibet ? Nous ne sommes que deux et il y a une armée autour de lui.

— Suivons-les toujours ! s'entêta Catherine. On verra bien !

— C'est bon, soupira Landry, en prenant la main de son amie.

Allons-y, mais il ne faudra pas m'en vouloir si on échoue.

— Tu veux essayer ? Tu veux vraiment essayer ?

— Oui, grogna le jeune garçon. Mais c'est la dernière fois que je sors avec toi. La prochaine fois tu serais capable de me demander de prendre la Bastille à moi tout seul...

Prenant leurs jambes à leur cou, les deux enfants se précipitèrent à la suite du sinistre cortège qui heureusement, gêné par son ampleur, n'allait pas très vite.

Quand Landry et sa compagne débouchèrent dans! la rue Saint-Denis, ils étaient hors d'haleine d'avoir tant couru, mais ils eurent la satisfaction de constater qu'ils avaient rattrapé l'escorte de Montsalvy. Celle- ci, fort heureusement, avait été arrêtée plusieurs fois par des bandes de gens, chantant et vociférant. Certaines de ces bandes montaient vers la Bastille pour se joindre à ceux qui encerclaient la forteresse, et les autres se dirigeaient vers la demeure du duc de Bourgogne : l'hôtel d'Artois, rue Mauconseil.

Une fois de plus, quand Catherine et Landry s'y joignirent, le funèbre cortège était à l'arrêt. Le bourreau Capeluche, pris en cours de route, avait imposé cette halte pour récupérer un moine augustin passant par hasard afin que le condamné pût faire sa paix avec Dieu avant de mourir. Le moine avait mis quelque répugnance à se laisser convaincre. Seule la crainte l'avait décidé et, quand le cortège reprit sa route, il marchait auprès du condamné, disant son chapelet à mi-voix.

— Nous avons une chance, chuchota Landry, c'est qu'ils l'emmènent à pied. S'ils avaient eu l'idée de le traîner sur la claie ou bien de le hisser sur un tombereau, nous n'aurions sûrement rien pu faire.

— Tu as une idée ?

— Peut-être. La nuit commence à tomber et si je peux trouver ce dont j'ai besoin, nous avons une chance de réussir. Mais ensuite il faudra songer à le ; cacher...

Une bande de filles folles et d'étudiants qui arrivaient en courant pour suivre, eux aussi, la marche au supplice les rejoignit et Landry se tut par prudence. Précaution inutile : filles et escholiers étaient superbement ivres après avoir mis à sac un cabaret, ils ne songeaient qu'à chanter à tue-tête en zigzagant d'un mur à l'autre de la rue.

— Le mieux serait, chuchota Catherine, de l'installer chez nous, dans la réserve qui est sous la maison et qui a une petite fenêtre sur la rivière. Bien sûr, il ne pourrait pas y rester longtemps mais...

Landry se chargea de continuer. L'idée de Catherine avait été un trait de lumière pour lui et la suite de l'opération se présentait tout naturellement à son esprit.

— ... Mais cette nuit je volerai une barque et je viendrai m'installer sous ta maison. A l'aide d'une corde le prisonnier descendra dans le bateau et il n'aura plus qu'à remonter le fleuve jusqu'à Corbeil, où campe le comte Bernard d'Armagnac, après m'avoir laissé sur une grève. Évidemment, il faudra qu'il passe les chaînes tendues entre la Tournelle et l'île Louviaux mais il n'y a pas de lune en ce moment. Et puis... c'est vraiment tout ce que nous pouvons faire et à la grâce de Dieu ! Si déjà on peut l'amener jusque-là, ce sera un beau résultat....

Pour toute réponse, la jeune fille serra silencieusement la main de son ami, envahie d'un espoir tout neuf qui la faisait trembler d'excitation. La nuit venait très vite mais des torches s'allumaient un peu partout, dansant sur les encorbellements des maisons, les enseignes peintes et dorées, les petites vitres enchâssées de plomb et les visages rouges des passants. Le tintamarre devenait assourdissant et n'était guère propice aux derniers moments d'un homme marchant à la mort. Soudain Landry qui venait d'apercevoir ce qu'il cherchait eut un large sourire de satisfaction.

— En voilà un, fit-il. J'espérais bien qu'avec tout ce charivari ils seraient encore dehors...

Ce qui motivait tant de contentement n'était autre qu'un bon gros cochon qui venait d'apparaître au coin de la rue des Prêcheurs, poursuivant activement un trognon de chou. C'était l'un de ceux du couvent Saint-Antoine. Durant toute la journée, ces respectables bêtes, parcouraient, deux par deux, les rues de Paris sous la garde d'un frère, pour dévorer les ordures et les détritus de toute sorte. En fait, ils étaient les seuls agents de la voirie parisienne.

Comme tous ses confrères de l'hospice Saint- Antoine, le nouveau venu portait au cou le Tau d'émail bleu, emblème du saint. Pour déguster son trognon de chou, il s'était arrêté aux pieds d'une grande sculpture de bois appliquée contre une maison d'angle et qui représentait l'arbre de Jessé. Landry lâcha la main de Catherine.

— L'autre cochon ne doit pas être loin. Continue sans moi, je te retrouverai à la hauteur du couvent des Filles-Dieu. On y arrête toujours les condamnés qui vont à Montfaucon pour leur donner un peu de réconfort. Les nonnes leur offrent un verre de vin, trois morceaux de pain et un crucifix à baiser, celui qui est près du porche de l'église. Il y a toujours un peu de relâchement dans la garde à ce moment-là. Je vais essayer d'en profiter. Tiens-toi prête à filer à cet instant précis !...

Tout en parlant, il gardait un œil sur le cochon. Celui-ci, son repas terminé, était rentré dans la rue des Prêcheurs où son compagnon et le frère gardien devaient se trouver. Catherine vit Landry se jeter sur les traces de l'animal et tous deux disparurent bientôt dans l'ombre de la rue. Elle se remit alors en marche. Mais cette fois elle sentait sa fatigue, peut- être parce qu'elle était momentanément privée de Landry et de sa force rassurante. Ses pieds étaient douloureux, les muscles de ses jambes tiraient, durcis par l'effort. Mais la flamme d'une torche fit soudain briller, au loin, les cheveux blonds de Michel et Catherine sentit brusquement le courage lui revenir. Elle se força même à marcher plus vite, se coula dans les derniers rangs de la foule et, forte d'une soudaine détermination, s'infiltra peu à peu dans ses profondeurs.

Ce n'était ni facile ni agréable, car tous ces gens surexcités se bousculaient à qui mieux mieux et défendaient leur place vigoureusement. Mais l'adolescente était poussée en avant par quelque chose de plus fort que la peur des coups. Elle réussit à prendre la suite immédiate des archers d'escorte. A quelques mètres, maintenant, entre les corsets de fer de deux hommes d'armes, elle pouvait voir la haute silhouette du prisonnier. Il marchait lentement, calmement, l'échiné raidie, la tête droite, si fier dans son allure que Catherine l'admira éperdument. Tout en marchant, elle marmottait à toute vitesse toutes les prières dont elle pouvait se souvenir, déplorant de n'avoir point l'érudition religieuse de Loyse qui avait des oraisons pour les moindres circonstances et pour tous les saints du Paradis.

On arriva bientôt devant le couvent des Filles-Dieu. Prévenues, elles attendaient le condamné. Une dizaine de statues noires et blanches aux yeux baissés, érigées sur les marches de la chapelle autour de la mère abbesse, crosse en main. L'une présentait des morceaux de pain sur un plat d'étain, une autre portait un pichet et un gobelet. Les archers s'arrêtèrent en face d'elles. Le cœur de Catherine s'arrêta aussi. C'était le moment... mais nulle part elle ne voyait Landry.

Capeluche saisit le bout de la corde qui liait Michel et l'enroula autour de son poing pour conduire le jeune homme vers l'église. Alors, juste comme l'escorte s'ouvrait pour leur livrer passage, un tonnerre de hurlements déchira l'air. Surgis en trombe d'une ruelle, poussant des grognements affreux, deux pourceaux fonçaient droit sur les soldats et avec une force tellement irrésistible qu'ils en envoyèrent quatre mordre la poussière. Les pauvres bêtes portaient chacune à la queue un paquet d'étoupe enflammée, cause de leur frénésie et de leurs hurlements. Des torches furent .renversées, brûlant quelques personnes dans la foule tandis que les animaux, au paroxysme de la douleur, continuaient à culbuter les assistants. La confusion fut telle pendant quelques instants que personne ne vit Landry se glisser dans le sillage des cochons du bon Saint-Antoine, un couteau à la main, trancher la corde que tenait le bourreau et pousser le condamné dans un étroit boyau sombre ouvert contre le mur du couvent. Chacun était occupé à retrouver ses esprits et à dénombrer ses contusions tandis que quelques courageux tentaient de capturer les deux animaux. Seule Catherine aux aguets avait suivi l'action foudroyante qui faisait si grand honneur à l'esprit de décision et au courage de Landry. À son tour, elle se jeta dans le boyau, trébuchant dans l'ombre sur une boue grasse, truffée de pierres et de choses indéfinissables.

La voix de Landry lui parvint, étouffée.

— C'est toi Catherine ? Grouille... Il faut faire vite !

— Oui, je viens !

L'ombre était si épaisse qu'elle devinait plus qu'elle ne voyait les deux silhouettes, l'une longue et l'autre plus petite. La ruelle serpentait, semblait s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Des formes fantastiques de maisons à demi écroulées se dessinaient de chaque côté comme des ombres maléfiques. Il n'y avait aucune lumière dans ces artères bizarres et inconnues. Les portes branlantes étaient closes, les fenêtres, aux volets arrachés, aveugles. Catherine était si lasse que son cœur lui faisait mal. Mais, dans le lointain encore proche, les glapissements de la foule qui avait enfin découvert la fuite du condamné se faisaient entendre, donnant des ailes aux trois fuyards.