— Je vous ai reconnu tout de suite, monsieur Antoine. Mademoiselle Mélanie aussi !
Bernadette et ses dents blanches. Bernadette et son beau visage fin. Bernadette et son joyeux sourire.
— Comme ça me fait plaisir de vous revoir, bafouilla-t-il, embarrassé.
— Vous n’avez pas changé, lança-t-elle en tapant dans ses mains. Quelle belle famille vous faisiez ! Vos grands-parents, votre tante, votre mère…
— Vous vous souvenez d’eux ? demanda-t-il en souriant.
— Bien sûr, monsieur Antoine. Votre grand-mère nous laissait les plus gros pourboires de la saison ! Votre tante aussi ! Et votre mère, si charmante, si gentille. Croyez-moi, ça nous a brisé le cœur quand votre famille a cessé de venir ici.
Antoine l’observa un instant. C’étaient toujours les mêmes yeux sombres et brillants.
— À cessé de venir…, répéta-t-il.
— Mais oui, dit-elle en hochant de la tête. Votre famille est venue plusieurs étés d’affilée et puis soudain, on n’a plus vu personne. La propriétaire, la vieille madame Jacquot – vous vous souvenez d’elle ? –, elle en était toute retournée. Elle se demandait si vos grands-parents étaient mécontents, si quelque chose leur avait déplu à l’hôtel. Alors, tous les ans, on attendait le retour de la famille Rey, mais il n’a jamais eu lieu. Jusqu’à aujourd’hui… puisque vous êtes là !
Antoine se racla la gorge.
— Le dernier été où nous sommes venus, je crois que c’était en 1973.
Bernadette se pencha pour prendre un grand livre noir au fond d’un tiroir. Elle l’ouvrit, feuilleta quelques pages jaunies par le temps. Son doigt s’arrêta sur un nom, inscrit au crayon dans une colonne.
— Oui, c’est bien ça, 1973.
— C’est que, hésita-t-il, notre mère est morte l’année suivante.
Le visage de Bernadette s’empourpra. On aurait dit qu’elle s’étranglait, une main tremblante posée sur sa gorge.
Il y eut un silence embarrassant.
— Votre mère est morte ? J’ignorais, nous ignorions tous… Je suis désolée…
— Ne le soyez pas, je vous en prie, murmura Antoine. C’est arrivé il y a longtemps maintenant.
— Je n’arrive pas à y croire, ajouta-t-elle très bas, une jeune femme si charmante…
Si seulement Mélanie pouvait pointer le bout de son nez ! Il n’avait aucune envie d’évoquer la mort de sa mère avec Bernadette. L’idée même lui était insupportable. Il se tenait, farouchement silencieux, les mains posées bien à plat sur le comptoir de la réception, le regard bas.
Bernadette ne lui posa aucune question. Elle resta figée, aussi immobile qu’une statue. Et tandis que le rouge de ses joues se retirait comme une lente marée, les larmes montaient au bord de ses paupières. Elle avait de la peine.
J’aime notre secret. Notre amour secret. Mais pour combien de temps ? Combien de temps tiendra notre secret ? Cela fait déjà un an. Je promène ma main sur ta peau soyeuse en me demandant si tu désires vraiment que la vérité se sache. Je sais ce qui en découlerait. Comme une odeur de pluie portée par le vent. Je sais ce que cela voudrait dire pour toi ; pour moi. Mais je sais aussi que j’ai profondément et douloureusement besoin de toi. Tu es l’être que j’attendais. Cela m’effraie, mais c’est ainsi. C’est toi que j’attendais.
Comment tout cela va finir ? Qu’adviendra-t-il de mes enfants ? Quelles seront les conséquences pour eux ? Comment trouverons-nous une façon de vivre ensemble ? Quand ? Et où vivrons-nous ? Tu dis que tu n’as pas peur que le monde sache. Mais tu n’ignores pas à quel point cela est plus facile pour toi que pour moi. Tu as ton indépendance, tu gagnes ta vie, tu es ton propre maître. Tu n’as pas la bague au doigt. Pas d’enfants. Tu es libre. Et moi ? Regarde ma situation. Mère au foyer. Celle qui fait l’affaire en petite robe noire.
Je ne suis pas retournée dans mon village natal depuis si longtemps. Dans la vieille maison de pierre, perdue dans la montagne. Les souvenirs ne meurent pas. Les chèvres bêlant dans le champ brûlé de soleil, les oliviers, ma mère étendant les draps sur le fil à sécher le linge.
La vue sur le mont Aigoual. Les pêches et les abricots que mon père aimait caresser de ses mains calleuses. S’ils étaient encore de ce monde, s’ils savaient, si ma sœur savait l’étrangère que je suis devenue depuis que j’ai épousé un Parisien, je me demande ce qu’ils en penseraient. Pourraient-ils jamais comprendre ?
Je t’aime je t’aime je t’aime.
Mélanie avait dormi tard. Il remarqua que, malgré ses paupières encore gonflées, son visage rayonnait. Ses traits étaient détendus après cette bonne nuit de repos et sa peau avait un joli teint rosi par le soleil et la journée en plein air. Il décida de ne rien lui dire pour Bernadette. Pourquoi lui faire part de cette conversation ? C’était inutile. Cela la chagrinerait elle aussi.
Elle prenait son petit déjeuner en silence pendant que lui lisait le journal local en buvant son café. Le temps va se maintenir, annonça-t-il. Elle sourit. Une fois encore, il se demanda si cette escapade était une bonne idée. N’était-ce pas malsain de ramener le passé dans le présent ? Et particulièrement leur passé ?
— J’ai dormi comme un loir, dit-elle en reposant sa serviette. Ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Et toi ?
— Très bien dormi, merci.
C’était un mensonge. Il ne voulait pas lui avouer qu’il avait passé la nuit à réfléchir à leur dernier été ici. Qu’il avait eu beau s’efforcer de garder les paupières closes, les images étaient là, toutes les images du passé, désespérément accrochées à ses yeux.
Une jeune femme et son petit garçon entrèrent dans la salle et vinrent s’asseoir à une table voisine.
Un enfant à la voix geignarde et aiguë, entièrement imperméable aux remontrances de sa mère.
— Tu dois être content que les tiens aient dépassé cet âge-là, non ? murmura Mélanie.
Il haussa les sourcils.
— Pour tout te dire, en ce moment, j’ai la sensation que mes enfants sont de parfaits étrangers !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ils ont leur vie désormais, une vie dont je ne sais rien. Les week-ends où ils sont avec moi, ils se plantent devant leur ordinateur ou la télé, quand ils ne passent pas des heures à envoyer des SMS à Dieu sait qui.
— J’ai du mal à te croire.
— Et pourtant, c’est la vérité. On se croise à l’heure des repas, qu’on prend dans un silence de mort. Il arrive même que Margaux vienne à table avec son iPod dans les oreilles. Heureusement, Lucas n’en est pas encore là ! Mais ça ne saurait tarder.
Mélanie le dévisagea, éberluée.
— Mais pourquoi tu ne lui demandes pas de l’enlever, son iPod ? Pourquoi tu n’obliges pas tes enfants à avoir la politesse de te parler ?
Il la regarda. Que pouvait-il bien lui dire ? Qu’est-ce qu’elle connaissait aux enfants, et aux adolescents en particulier ? Qu’est-ce qu’elle savait de leur mutisme, de leurs colères, de la rage qui bouillonnait en eux ? Comment pouvait-il lui expliquer qu’il sentait si crûment leur mépris qu’il abandonnait jusqu’à l’idée d’intervenir ?
— Tu dois faire en sorte qu’ils te respectent, Antoine.
Le respect. Bien sûr. Comme il avait respecté son père quand il était adolescent. Ne franchissant jamais la ligne jaune. Ne se révoltant jamais. Pas un mot plus haut que l’autre, pas une porte qui claque.
— Je pense que ce qu’ils traversent en ce moment est sain et normal, marmonna-t-il. C’est normal d’être malpoli et difficile à cet âge-là. C’est comme ça. Une certaine révolte doit s’exprimer.
Elle n’ajouta rien, sirotant son thé. Il poursuivit, le visage légèrement plus rouge. Le petit garçon à la table voisine n’avait toujours pas fini de brailler.
— Ce sont bien tes enfants et pourtant, ce sont des étrangers. Et tu ne sais rien de leur vie, tu ne sais ni qui ils voient ni où ils vont.
— Comment est-ce possible ?
— À cause d’Internet, des téléphones portables… À notre époque, nos amis devaient appeler à la maison, ils tombaient sur papa ou Régine et devaient demander à nous parler. C’est fini ce temps-là. Aujourd’hui, tu peux très bien ne pas savoir qui tes enfants fréquentent. Tu n’es plus jamais en contact direct avec leurs amis.
— Sauf s’ils les ramènent à la maison.
— Ce qu’ils ne font pas toujours.
Le petit garçon avait enfin cessé de pleurnicher et se concentrait sur un énorme croissant.
— Est-ce que Margaux voit encore Pauline ? demanda Mélanie.
— Oui, bien sûr. Mais Pauline, c’est l’exception. Elles sont ensemble à l’école depuis qu’elles ont quatre ans. En parlant de Pauline, je suis sûre que tu ne la reconnaîtrais pas.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Parce que notre Pauline aujourd’hui, on dirait Marilyn Monroe.
— Tu plaisantes ! La maigrichonne petite Pauline avec ses dents en avant et ses taches de rousseur ? Mon Dieu, dit Mélanie sous le choc.
Puis elle tendit la main pour tapoter tendrement celle de son frère.
— Tu t’en sors bien, frangin. Je suis fière de toi. Ça doit être un boulot de dingue d’élever deux ados.
Il sentit des larmes lui monter aux yeux. Il se leva brusquement.
— Que dirais-tu d’un petit plongeon matinal ? proposa-t-il en souriant.
Quelques heures plus tard, après s’être baignée et avoir déjeuné, Mélanie remonta dans sa chambre. Elle voulait finir de lire un manuscrit. Antoine décida de se trouver une place à l’ombre pour faire la sieste. La chaleur était moins intense qu’il ne redoutait, mais il finirait sans doute par piquer une tête dans la piscine pour se rafraîchir. Il s’installa sur la terrasse, dans une chaise longue en teck, protégé par un grand parasol, et essaya de commencer la lecture d’un roman que Mélanie lui avait donné. Écrit par un de ses auteurs vedettes, un jeune homme dans le coup, de vingt ans à peine, avec des cheveux peroxydés et une attitude très étudiée. Au bout de quelques pages, l’intérêt d’Antoine était déjà retombé.
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