— Je peux savoir pourquoi ?

— Il y a deux ou trois choses que je voudrais vérifier. Son certificat de décès, entre autres.

Elle plisse les yeux.

— Que voulez-vous savoir exactement ?

Je me penche et déclare d’un ton déterminé :

— Je veux savoir comment et où ma mère est morte.

Elle semble sous le choc.

— Est-ce nécessaire ?

Son attitude m’exaspère. Je le lui montre.

— Ça pose un problème ?

Ma voix est cassante. Elle sursaute comme si je venais de la frapper.

— Il n’y a pas de problème, Antoine. Vous n’avez aucune raison de vous mettre en colère.

— Alors vous pouvez me donner son dossier ?

— Il faut que je le cherche. Je ne sais pas trop où il est. Ça peut prendre du temps.

— Environ ?

Elle regarde de nouveau sa montre.

— Les dossiers de mon père sont tous ici, mais je ne peux pas chercher maintenant.

— Quand ?

La tension monte entre nous.

— Dès que possible. Je vous appellerai quand je l’aurai trouvé.

— Très bien, dis-je en me levant.

Elle se met debout également, son visage s’est empourpré.

— Je me souviens très bien de la mort de votre mère. J’avais une vingtaine d’années. Je venais de rencontrer Cyril et j’étais en plein dans mes études de médecine. Mon père m’a appelée pour me dire que Clarisse Rey avait succombé à une rupture d’anévrisme. Qu’elle était déjà morte quand il est arrivé, qu’il n’y avait plus rien à faire.

— J’ai malgré tout besoin de consulter son dossier.

— Remuer le passé est douloureux. Vous êtes assez âgé pour savoir cela.

Je cherche une carte dans une de mes poches et la lui tends.

— Voici mon numéro. Appelez-moi dès que vous aurez mis la main sur le dossier.

Je pars aussi vite que possible, sans dire au revoir, les joues brûlantes. Je referme la porte derrière moi et dévale l’escalier. Je n’attends même pas d’être dehors pour allumer une cigarette.

Malgré mon ressentiment, malgré la peur de l’inconnu, en courant vers ma voiture dans la nuit froide je me sens proche de ma mère, plus proche que jamais.








L’agence Rubis m’appelle le lendemain, en fin de journée. Au bout du fil, une jeune femme charmante et efficace, Delphine. Elle peut me fournir le dossier sans problème, il date de plus de trente ans… J’ai juste besoin de passer dans leurs locaux pour qu’on vérifie mon identité et que je signe un ou deux papiers.

La circulation est difficile et le trajet interminable, de Montparnasse à l’Opéra. Coincé dans les embouteillages, j’écoute la radio en respirant profondément pour ne pas laisser l’angoisse s’installer. Ces dernières semaines, je n’ai pas très bien dormi. Des nuits blanches pleines de questions en suspens. À me sentir oppressé. J’ai sans cesse envie d’appeler ma sœur pour lui révéler ce que j’ai appris, mais je repousse encore le moment. Je veux moi-même connaître toute l’histoire d’abord. Je veux avoir toutes les cartes en main. À commencer par le dossier Rey que l’agence Rubis s’apprête à me remettre. Puis le dossier médical du docteur Dardel. Enfin, je pourrai réfléchir et trouverai les mots pour le dire à Mélanie.

Delphine m’oblige à attendre dix bonnes minutes dans une salle d’attente cerise et ivoire un rien tape-à-l’œil. C’est donc au milieu de ce genre de décor que les épouses soupçonnant leur mari d’adultère attendent dans la fébrilité et l’angoisse. Il n’y a personne à cette heure tardive. Delphine apparaît enfin, tout en rondeurs, vêtue de rouge, avec un large sourire. Les détectives privés ne ressemblent guère à Columbo de nos jours.

Je signe une décharge et présente ma carte d’identité. Elle me tend une grande enveloppe scellée à la cire. Personne ne l’a ouverte depuis des années. Le nom « Rey » est tapé dessus en gros caractères noirs. Elle m’informe que cette enveloppe contient les originaux de ce qui a été envoyé à ma grand-mère. Une fois revenu dans ma voiture ; je n’ai qu’une hâte, l’ouvrir, mais je m’oblige à patienter.

À la maison, je me fais un café, j’allume une cigarette et m’installe à la table de la cuisine. Puis je respire un bon coup. Il est encore temps de jeter cette enveloppe. De ne jamais l’ouvrir. De ne jamais savoir. Je parcours des yeux la pièce familière. La bouilloire fumante, les miettes sur le plan de travail, un verre de lait à moitié bu. L’appartement est calme. Lucas est certainement en train de dormir. Margaux doit être encore devant son ordinateur. J’attends, sans bouger. Longtemps.

Puis je prends un couteau et j’ouvre l’enveloppe. Le sceau cède.








Des coupures de presse en noir et blanc provenant de Vogue et Jours de France glissent de l’enveloppe. Mes parents à divers cocktails, dîners mondains, événements sportifs. 1967, 1969, 1971, 1972. Monsieur et Madame François Rey. Madame portant du Dior, du Jacques Fath, du Schiaparelli. Lui avait-on prêté ces robes ? Je ne me rappelle pas l’avoir jamais vue les porter. Comme elle est belle ! Si fraîche, si jolie.

Encore des coupures de presse, cette fois extraites du Monde et du Figaro. Mon père au procès Vallombreux. Et deux autres, toutes petites : mon faire-part de naissance et celui de Mélanie, dans le carnet du jour du Figaro. Puis je tombe sur une enveloppe kraft qui contient trois clichés noir et blanc et deux en couleurs. Des gros plans de mauvaise qualité. Je n’ai cependant aucun mal à reconnaître ma mère. Elle est en compagnie d’une grande femme aux longs cheveux blond platine qui a l’air plus âgée qu’elle. Trois des photos ont été prises dans les rues de Paris. Ma mère regarde cette femme blonde en souriant. Elles ne se tiennent pas la main, mais il est évident qu’elles sont proches. C’est l’automne, ou peut-être l’hiver, elles portent toutes les deux des manteaux. Les deux photos couleur ont été prises dans un restaurant ou un bar d’hôtel. Elles sont assises à une table. La femme blonde fume. Elle est vêtue d’un chemisier violet et porte un collier de perles. En face, ma mère a le visage sombre, les yeux qui regardent vers le bas et la bouche serrée. Sur un des deux clichés, la femme blonde caresse la joue de ma mère.

J’étale soigneusement toutes les photos sur la table de la cuisine. Je les examine un moment. On dirait un patchwork. Ma mère et cette femme. Je sais que c’est elle que Mélanie a vue dans le lit avec notre mère. C’est cette Américaine dont m’a parlé Gaspard.

Dans l’enveloppe, se trouve une lettre dactylographiée adressée à ma grand-mère par l’Agence Viaris, datée du 12 janvier 1974. Un mois avant la mort de ma mère.

Madame,

Selon vos instructions et les termes de notre contrat, voici les informations que vous avez demandées concernant Clarisse Rey, née Élzyière, et Mlle June Ashby. Mlle Ashby, de nationalité américaine, est née en 1925 à Milwaukee, dans le Wisconsin, et possède une galerie d’art à New York, sur la 57e rue. Elle vient à Paris tous les mois pour ses affaires et séjourne à l’hôtel Regina, place des Pyramides, dans le 1er arrondissement.

De septembre à décembre 1973, Mlle Ashby et Mme Rey se sont rencontrées à l’hôtel Regina chaque fois que Mlle Ashby se trouvait à Paris, cinq au total. L’après-midi, Mme Rey montait directement dans la chambre de Mlle Ashby pour en ressortir quelques heures plus tard. Le 4 décembre, Mme Rey est venue après l’heure du dîner pour ne quitter l’hôtel que le lendemain matin à l’aube.

Veuillez trouver votre facture ci-jointe.

Agence Viaris, Détectives privés.

J’examine les photos de June Ashby. Assez belle. Elle a les pommettes hautes et des épaules de nageuse. Rien d’« hommasse » en elle. Plutôt quelque chose d’extrêmement féminin, au contraire, des attaches fines, un collier de perles autour du cou, des boucles d’oreilles. Qu’a-t-elle pu dire en anglais à Blanche le jour de leur confrontation, ces mots qui avaient l’air si horribles selon Gaspard. Je me demande où elle se trouve à présent et si elle se souvient de ma mère.

Je sens une présence et je me retourne brutalement. C’est Margaux. Elle se tient juste derrière moi en chemise de nuit. Avec sa queue-de-cheval, elle ressemble à Astrid.

— C’est quoi tout ça, papa ?

Ma première réaction est de vouloir cacher les photos, de les fourrer dans l’enveloppe et d’inventer je ne sais quelle histoire. Mais je n’en fais rien. Il est trop tard pour mentir. Trop tard pour se taire. Trop tard pour jouer les ignorants.

— Des documents qu’on m’a donnés ce soir.

Elle jette un coup d’œil à la table.

— La brune, elle ressemble vachement à Mélanie… C’est ta mère, non ?

— Oui, c’est bien elle. Et la blonde, à côté, c’est son amie.

Margaux s’assoit et regarde attentivement chaque photographie.

— Ça veut dire quoi tout ça ?

Ne plus mentir. Ne plus masquer.

— Ma grand-mère faisait suivre ma mère et cette femme par un détective privé.

Margaux me jette un regard éberlué.

— Mais pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?

Elle comprend en posant la question. Du haut de ses quatorze ans.

— J’ai compris, admet-elle lentement et en rougissant. Elles étaient amoureuses, c’est ça ?

— Oui, tu as tout compris.

Nous demeurons un moment muets.

— Ta mère avait une histoire avec cette femme ?

— Exactement.

Margaux se gratte la tête pensivement, puis murmure :

— Tu veux dire que c’est un truc genre secret de famille dont il ne faut surtout pas parler ?

— Je crois bien, oui.

Elle prend un des clichés noir et blanc qui se trouvent sur la table.

— Elle ressemblait tellement à Mélanie. C’est dingue !

— Oui, c’est dingue.