Lucas et Margaux échangent des regards surpris. Joséphine expire bruyamment. Je me rends compte que Régine est complètement pompette. Seule Mélanie scrute ses chaussures.

— Personne n’est jamais assez bien pour entrer dans la famille Rey, se lamente Régine qui a du rouge à lèvres sur les dents. Ils font toujours en sorte que ça ne nous échappe pas. Même quand on vient d’une bonne famille avec de la fortune. Même quand on vient d’une famille de gens honorables. Jamais assez bien pour être une foutue Rey.

Elle se met à pencher dangereusement et son verre vide heurte la table. Joséphine lève les yeux au ciel et redresse sa mère gentiment mais fermement. Je devine à la familiarité de ses gestes que cela arrive souvent. Elle emmène Régine et ses geignements hors de la pièce.

Mélanie et moi nous regardons. Je pense à ce qui m’attend. La chambre éclairée à la bougie de l’avenue Georges-Mandel. Le corps de Blanche. Mais ce n’est pas la vue du cadavre de ma grand-mère qui m’effraie le plus ce soir. Elle était déjà quasi morte quand je l’ai vue il y a deux jours, si j’excepte ses yeux perçants à faire peur. Ce qui m’effraie, c’est de devoir retourner là-bas. Là où ma mère a trouvé la mort.








Mélanie raccompagne mes enfants à la maison. Elle a déjà veillé Blanche avec Solange et notre père un peu plus tôt dans la soirée. Je me présente seul à l’appartement de notre grand-mère. Il est tard. Presque onze heures. Je suis crevé. Mais je sais que Solange m’attend. Moi, le seul fils de la famille. C’est mon devoir d’être là.

Je suis surpris de voir que le grand salon est plein d’inconnus qui boivent du champagne. Des amis de Solange, je suppose. Gaspard a revêtu un sévère costume gris. Ces gens sont des amis de ma tante et ils sont venus lui apporter du réconfort, me confirme-t-il. Il ajoute à voix basse qu’il doit me parler de quelque chose d’important. Pourrais-je l’attendre avant de partir ? Je le ferai.

J’ai toujours pensé que ma tante était une personne solitaire et enfermée, mais à voir le monde qu’il y a ce soir, je crois bien que je me suis trompé. Finalement que sais-je d’elle ? Rien. Elle n’a pas de bons rapports avec son frère aîné. Elle ne s’est jamais mariée. Elle n’a jamais eu de vie à elle et nous l’avons peu vue après la mort de notre mère et la fin des étés à Noirmoutier. Elle s’est toujours beaucoup occupée de Blanche, surtout après le décès de Robert, son père et mon grand-père.

Solange se dirige vers moi. Elle porte une robe brodée, un brin trop glamour pour ce genre d’occasion, et un collier de perles. Elle me prend la main. Son visage est enflé, ses yeux las. À quoi va ressembler sa vie maintenant, sans une mère dont il faut s’occuper, sans les infirmières à engager et cet immense appartement à entretenir ? Elle me conduit jusqu’à la chambre de Blanche où je la suis docilement. Des gens que je ne connais pas sont en train de prier. Une bougie est allumée. Je distingue une forme muette sur le lit, mais la seule chose que je crois voir, ce sont les deux yeux perçants et terribles fixés sur moi. Je tourne la tête.

À présent, je suis ma tante dans le petit salon. Il est vide. On entend à peine la rumeur des voix de ses invités. Elle ferme la porte. Son visage, qui me rappelle tant celui de mon père, si ce n’est le menton, plus grand, semble de marbre tout à coup, moins accueillant. Je comprends que je vais passer un mauvais quart d’heure. Être dans cette pièce est déjà pénible. Je baisse sans arrêt les yeux vers le tapis. C’est là que le corps de ma mère est tombé. Juste là, sous mes pieds.

— Comment va François ce soir ? demande-t-elle en jouant avec son collier de perles.

— Je ne l’ai pas vu, il dormait.

— Il paraît qu’il fait preuve de beaucoup de courage.

— Par rapport à Blanche ?

Elle se raidit quelque peu. Les perles cliquètent.

— Non. Face à son cancer.

Je suis KO debout. Son cancer. Bien sûr. Le cancer. Mon père a un cancer. Depuis combien de temps ? Un cancer de quoi ? À quel stade ? Personne ne dit jamais rien dans cette famille, décidément. On préfère le silence. La torpeur et le chloroforme du silence. Le silence de plomb coulant sur tout comme une étouffante et fatale avalanche.

Je me demande si elle sait. Si elle peut deviner, simplement à mon expression, que c’est la première fois que j’entends parler de la maladie de mon père. La première fois qu’on lui donne un nom.

— Oui, dis-je, morose. Tu as raison. Il se montre courageux.

— Je dois retourner à mes invités, finit-elle par répondre. Au revoir, Antoine. Merci d’être venu.

Elle sort, droite comme un i. Alors que je me dirige vers la porte d’entrée, Gaspard arrive du grand salon avec un plateau. Je lui fais signe que je l’attends au rez-de-chaussée. Je descends et sors griller une cigarette.

Gaspard arrive quelques minutes plus tard. Il a l’air calme, quoiqu’un peu fatigué. Il va droit au but.

— Monsieur Antoine, il faut que je vous dise quelque chose.

Il s’éclaircit la gorge. Il a l’air plus serein que l’autre jour, dans sa chambre.

— Votre grand-mère est morte. Elle me faisait peur, tellement peur, vous comprenez ? Maintenant, elle ne peut plus rien contre moi.

Il s’interrompt et tire sur sa cravate. Je décide de le laisser venir.

— Quelques semaines après la mort de votre mère, une femme est venue voir Madame. C’est moi qui lui ai ouvert. C’était une Américaine. Quand votre grand-mère l’a vue, elle a perdu son sang-froid. Elle s’est mise à crier sur cette femme en la priant de partir immédiatement. Elle était furieuse. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Il n’y avait personne dans l’appartement ce jour-là. Rien que votre grand-mère et moi. Ma mère était sortie faire des courses et votre grand-père n’était pas à Paris.

Une femme élégante, portant un vison gris, s’approche de nous dans un effluve de Shalimar. Nous nous taisons jusqu’à ce qu’elle entre dans l’immeuble. Puis Gaspard se rapproche de moi et continue.

— La dame américaine parlait bien français. Elle a hurlé à son tour sur votre grand-mère, elle voulait savoir pourquoi celle-ci n’avait jamais répondu à ses appels, pourquoi elle l’avait fait suivre par un détective privé. Puis, dans un hurlement encore plus puissant que les autres, elle lui a lancé : « Vous avez intérêt à me dire comment est morte Clarisse, et tout de suite ! »

— À quoi ressemblait cette Américaine ? demandé-je en sentant mon pouls s’accélérer.

— La quarantaine, de longs cheveux très blonds, elle était grande et l’air plutôt sportive.

— Et que s’est-il passé ensuite ?

— Votre grand-mère l’a menacée d’appeler la police si elle ne quittait pas les lieux sur-le-champ. Elle m’a demandé de reconduire cette dame, puis elle est sortie et nous a laissés seuls tous les deux. La femme a lâché quelque chose en anglais qui avait l’air horrible, puis elle est partie en claquant la porte, sans même me regarder.

— Pourquoi ne nous l’avez-vous pas dit l’autre jour ?

Il rougit.

— Je ne voulais rien dévoiler du vivant de votre grand-mère. C’est une bonne place, vous savez, monsieur Antoine. J’ai travaillé ici toute ma vie. La paie est bonne. Je respecte votre famille. Je ne voulais pas d’ennuis.

— Il y a autre chose ?

— Oui, ce n’est pas tout, poursuit-il nerveusement. Quand la dame américaine a parlé du détective, j’ai fait le lien avec certains coups de fil pour votre grand-mère, qui venaient d’une agence. Je ne suis pas curieux de nature et je n’avais rien vu d’étrange dans ces appels, mais après la dispute, tout m’est revenu. Et puis, j’ai trouvé quelque chose dans la corbeille à papier de votre grand-mère, le lendemain de la visite de la dame américaine.

Il est de plus en plus rouge.

— Je ne voudrais pas que vous pensiez que…

Je souris.

— Non, rassurez-vous, je ne pense pas que vous avez fait là quelque chose de mal, Gaspard, vous vidiez juste la corbeille, c’est cela ?

Il a l’air tellement soulagé que j’en suis presque amusé.

— J’ai gardé ça pour moi toutes ces années, murmure-t-il.

Il me tend un bout de papier tout chiffonné.

— Mais pourquoi, Gaspard ?

Il se redresse dignement.

— Pour le bien de votre mère. Parce que je la révérais. Et parce que je veux vous aider, monsieur Antoine.

— M’aider ?

Sa voix ne faiblit pas. Ses yeux ont quelque chose de solennel.

— Oui, vous aider à comprendre ce qui s’est passé. Le jour de sa mort.

Je lisse le papier. C’est une facture, adressée à ma grand-mère, de l’agence de détectives privés Viaris, rue d’Amsterdam, dans le 9e arrondissement. Plutôt salée, la note.

— Votre mère était charmante, monsieur Antoine.

— Merci, Gaspard.

Je lui serre la main. Le geste est un peu maladroit, mais il a l’air content. Je le regarde s’en aller, avec son dos tordu et ses cannes de serin. Il disparaît dans l’ascenseur vitré. Je fonce chez moi.

Une rapide vérification sur Internet me confirme ce que je craignais. L’agence Viaris n’existe plus. Elle fait désormais partie d’un groupe plus important : « Rubis Détectives : service d’enquêtes professionnelles, surveillances, filatures, opérations clandestines, vérification d’activité, recouvrements ». Je n’imaginais pas que ce genre de boulot existait encore de nos jours. Et cette agence a l’air florissante, si j’en crois leur site, très graphique et moderne avec des fenêtres inventives. Leurs bureaux sont situés près de l’Opéra. Une adresse mail est indiquée et je décide de leur écrire pour leur expliquer la situation. J’aurais besoin des résultats de l’enquête commandée par ma grand-mère, Blanche Rey, en 1973. Je leur fournis le numéro de dossier indiqué sur la facture et leur demande de me contacter dès que possible. Parce que c’est urgent. Suivi des formules de politesse d’usage et de mon numéro de portable.