Il passe un doigt furtif sur ses lèvres, les yeux écarquillés de peur.
— Il faut parler plus bas, mademoiselle Mélanie, chuchote-t-il. On entend tout ici !
Il s’approche. Je sens l’odeur âcre de sa transpiration. Instinctivement, je recule.
— Votre mère… C’était ma seule amie. Elle seule me comprenait vraiment.
— Oui, dit Mélanie.
J’admire sa patience. Moi, j’ai envie d’en venir au but et vite. Elle pose une main apaisante sur mon bras comme si elle lisait dans mes pensées.
— Votre mère était comme moi, elle venait d’une famille simple, du Sud. Elle n’était pas compliquée, elle ne faisait pas de chichis. C’était une personne humble et bonne. Elle pensait toujours aux autres. Elle était généreuse et chaleureuse.
— Oui, l’encourage Mélanie, alors que je serre les poings d’impatience.
On a éteint la radio à côté et le silence se fait dans notre petit espace. Gaspard a de nouveau l’air angoissé et il se remet à suer. Il n’arrête pas de regarder en direction de la porte en se raclant la gorge. Pourquoi est-il si mal à l’aise ? Il se penche et sort un vieux transistor de sous son lit, farfouille pour l’allumer. La voix d’Yves Montand monte de l’appareil.
C’est si bon de partir n’importe où, bras dessus bras dessous…
— Vous étiez en train de nous raconter le jour où notre mère est morte, finis-je par dire, malgré le geste de Mélanie pour me faire taire.
Gaspard trouve le courage de me regarder en face.
— Il faut comprendre, monsieur Antoine. C’est… c’est difficile pour moi…
C’est si bon… susurre Yves Montand de sa voix débonnaire et insouciante. Nous attendons que Gaspard poursuive. Mélanie pose une main sur son bras.
— Vous n’avez rien à craindre de nous, murmure-t-elle, rien. Nous sommes vos amis. Nous vous connaissons depuis que nous sommes nés.
Ses joues tremblotent comme de la gelée. Ses yeux se mettent à briller. À notre grand désarroi, son visage se fige et il se met à sangloter sans un bruit. Il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre. Je détourne les yeux du visage ravagé de Gaspard. La chanson de Montand est enfin terminée. Une autre enchaîne, qui m’est familière, mais dont je n’arrive pas à retrouver l’interprète.
— Ce que je vais vous dire, je ne l’ai encore dit à personne. Personne ne sait. Et plus personne n’a parlé de ça depuis 1974.
La voix de Gaspard est si basse que nous devons nous pencher vers lui pour l’entendre. À chaque fois que nous nous inclinons, le lit grince.
Un frisson furtif glisse le long de mon dos. Gaspard est accroupi. À cette hauteur, je peux voir la tonsure au sommet de son crâne. Il reprend à voix basse.
— Le jour de sa mort, votre mère est venue voir votre grand-mère. C’était tôt le matin et madame prenait encore son petit déjeuner. Votre grand-père était absent pour la journée.
— Et vous, où étiez-vous ? demande Mélanie.
— J’étais dans la cuisine. J’aidais ma mère. Je pressais le jus d’orange. Votre mère adorait le jus d’orange frais. Surtout le mien. Ça lui rappelait le Midi.
Il a un sourire touchant et désespéré.
— J’étais si heureux de voir votre mère ce matin-là. Elle ne venait pas souvent. En fait, elle n’était pas venue rendre visite à vos grands-parents depuis longtemps, depuis Noël. Quand j’ai ouvert la porte, ça a été comme un rayon de soleil. Je ne savais pas qu’elle venait. Elle n’avait pas appelé. Ma mère n’était pas prévenue. Elle était embêtée, d’ailleurs, elle avait fait toute une histoire parce que la petite Madame Rey, arrivait sans prévenir. Votre mère portait un manteau rouge, qui mettait en valeur ses cheveux noirs, ses yeux verts et sa peau blanche. Elle était si jolie ! Comme vous, mademoiselle Mélanie. Vous lui ressemblez tellement. C’en est presque douloureux de vous regarder.
Les larmes lui montent, mais il parvient à les retenir. Il respire lentement, il prend son temps.
— J’étais dans la cuisine à faire du rangement. C’était une belle journée d’hiver. Ma mère a surgi subitement. Elle était toute blanche. Elle gardait la main devant sa bouche comme si elle allait vomir. J’ai compris alors que quelque chose de terrible était arrivé. Je n’avais que quinze ans, mais je savais.
Le frisson reprend, parcourant ma poitrine, jusqu’à mes cuisses, qui se mettent à trembler. Je n’ose pas regarder ma sœur, mais je sens qu’elle s’est raidie à mes côtés. La radio émet un air idiot. Si seulement Gaspard pouvait l’éteindre.
Pop pop pop musik, Pop pop pop musik. Talk about pop musik.
— Ma mère était incapable de dire quoi que ce soit. Puis elle a hurlé : « Appelle le docteur Dardel, vite ! Son numéro est dans le carnet de Monsieur qui se trouve dans son bureau, dis-lui de venir le plus vite possible ! » Je me suis précipité dans le bureau et j’ai appelé en tremblant. Le docteur a promis de venir tout de suite. Qui était malade ? Qu’était-il arrivé ? Était-ce Madame ? Je savais qu’elle avait de l’hypertension. On lui avait donné de nouveaux médicaments récemment. Toutes sortes de pilules qu’elle prenait aux repas.
Le nom du docteur Dardel m’est familier. C’était le meilleur ami de mes grands-parents et leur médecin attitré. Il est mort au début des années quatre-vingt. Un homme trapu, aux cheveux blancs. Très respecté. Gaspard s’interrompt. Qu’essaie-t-il de nous dire ? Pourquoi toutes ces circonvolutions ?
New York London Paris Munich everyones talking about pop musik.
— Par pitié, venez-en aux faits ! grogné-je en serrant les dents.
Il hoche la tête avec empressement.
— Votre grand-mère était dans le petit salon, encore en chemise de nuit. Je ne pouvais pas voir votre mère. Je ne comprenais pas. La porte du petit salon était entrouverte. J’ai vu alors un bout du manteau rouge. Sur le sol. Quelque chose était arrivé à la petite Madame Rey. Quelque chose qu’on voulait me cacher.
Dans le couloir, devant la porte, le plancher craque. Il s’arrête et attend que les pas s’éloignent. Mon cœur saute dans ma poitrine, si fort que je suis persuadé que Mélanie et Gaspard peuvent l’entendre battre.
— Le docteur Dardel est arrivé en un instant. On a fermé la porte du petit salon, puis j’ai entendu l’ambulance. Les sirènes sifflaient juste en bas de l’immeuble. Ma mère refusait de répondre à mes questions. Elle m’a demandé de me taire et m’a giflé. Ils sont venus chercher la petite Madame. C’est la dernière fois que je l’ai vue. On aurait dit qu’elle dormait. Ses beaux cheveux noirs encadraient son visage, elle était très pâle. Ils l’ont emportée sur un brancard. Ce n’est que plus tard dans la journée que j’ai appris qu’elle était morte.
Mélanie, en se relevant, donne malencontreusement un coup de pied dans la radio. Elle s’éteint. Gaspard aussi trébuche.
— Mais que voulez-vous dire, Gaspard ? lance Mélanie en oubliant de parler bas. Notre mère aurait eu sa rupture d’anévrisme ici ?
Il semble pétrifié. Il se met à bégayer.
— On m’a fait jurer de… de ne jamais dire que… que la petite Madame était mor… morte ici.
Mélanie et moi gardons les yeux fixés sur lui.
— Mais pourquoi ? finis-je par lui demander.
— Ma mère m’a fait promettre de ne rien dire. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais cherché à savoir.
On dirait qu’il va se remettre à pleurer.
— Et notre père ? Notre grand-père ? Et Solange ? gémit Mélanie.
Il secoue la tête.
— J’ignore ce qu’ils savent, mademoiselle Mélanie. C’est la première fois que je parle de tout ça. – Sa tête retombe comme une fleur fanée. – Je suis désolé. Vraiment désolé.
— Ça vous dérange si je fume ? dis-je abruptement.
— Non, non, pas du tout, faites, je vous en prie.
Je m’installe près de la petite fenêtre et allume une cigarette. Gaspard prend la photographie qui se trouve sur l’étagère.
— Votre mère me parlait beaucoup, vous savez. J’étais jeune, mais elle me faisait confiance. – Il dit cela avec une immense fierté. – Je crois que je faisais partie des rares personnes en qui elle avait confiance. Elle venait souvent ici, dans ma chambre, pour discuter. Elle n’avait pas d’amis à Paris.
— Que vous racontait-elle quand elle montait ici ? demande Mélanie.
— Des tas de choses, mademoiselle Mélanie. Des tas de choses merveilleuses. Elle me racontait son enfance dans les Cévennes. Me parlait du petit village où elle avait grandi, près du Vigan, et où elle n’était jamais retournée depuis son mariage. Elle avait perdu ses parents très jeune : son père avait eu un accident et sa mère un problème au cœur. Sa sœur aînée l’avait élevée. C’était une femme rude et elle n’avait pas aimé que votre mère épouse un Parisien. Elle se sentait seule, parfois. Le Sud lui manquait, la vie simple qu’elle avait connue là-bas, le soleil. Elle se sentait seule car votre père était souvent absent pour son travail. Elle parlait de vous. Elle était très fière… Vous étiez le cœur même de sa vie.
Il marque une pause.
— Elle me disait que votre seule existence à tous les deux faisait que la vie valait la peine d’être vécue. Comme elle doit vous manquer, mademoiselle Mélanie, monsieur Antoine. Comme elle doit vous manquer ! Moi, ma mère ne m’a jamais montré le moindre signe d’affection. Votre mère, elle, était tout amour. Elle donnait tout l’amour qu’elle avait.
Je termine ma cigarette et jette le mégot dans la cour. Par la fenêtre ouverte, l’air glacé s’engouffre dans la pièce. Dans la chambre voisine une musique assourdissante. Je regarde ma montre. Bientôt six heures, et la nuit est déjà tombée.
— Nous devons retourner chez notre grand-mère à présent, voulez-vous ? dit Mélanie d’une voix tremblante.
Gaspard acquiesce humblement.
— Bien sûr.
Mélanie et moi descendons les six étages dans un silence absolu.
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