L’appartement est une succession de vastes pièces, hautes de plafond. Le grand salon (qu’on n’utilise jamais parce qu’il est trop grand et trop froid), le petit salon, la salle à manger, la bibliothèque, l’office, quatre chambres, deux salles de bains à l’ancienne et une cuisine démodée tout au bout de l’appartement. Chaque jour, Odette poussait la table roulante, chargée de nourriture, le long de l’interminable couloir qui menait de la cuisine à la salle à manger. Je n’ai jamais oublié le couinement de ces roues.
En chemin, nous avions discuté de la façon dont nous aborderions le sujet avec notre grand-mère. On ne pouvait décemment lui lâcher : « Étiez-vous au courant que votre belle-fille couchait avec des femmes ? » Mélanie suggérait de jeter un coup d’œil dans l’appartement. Voulait-elle fouiller ? Oui, c’était cela, fouiller, et quand elle avait prononcé ce mot, son visage avait affiché une expression si drôle que j’avais souri. J’étais étrangement excité, comme si nous nous embarquions pour je ne sais quelle étrange aventure. Mais comment faire avec Gaspard, qui veillait sur l’appartement comme un aigle sur ses petits ? D’après Mélanie, Gaspard ne poserait pas de problème. Le seul problème était de savoir où chercher.
— Et devine quoi ? avait-elle dit d’une voix enjouée, tandis que je me garais avenue Georges-Mandel.
— Quoi ?
— J’ai rencontré un mec.
— Un autre vieux schnock ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Non, pas du tout. En fait, il est même un peu plus jeune que moi. Il est journaliste.
— Et ?
— Et c’est tout.
— Tu ne veux rien me dire d’autre ?
— Pas pour le moment.
Nous découvrons l’infirmière de service, mais elle, a l’air de nous connaître et nous salue par nos prénoms. Elle nous informe que notre grand-mère dort encore et qu’il ne serait pas sage de la réveiller maintenant parce que sa nuit a été mauvaise. Pouvons-nous attendre une heure ou deux ? Peut-être prendre un café quelque part ou faire un peu de shopping ? suggère-t-elle avec un grand sourire.
Mélanie se retourne pour localiser Gaspard. Il n’est pas loin. On l’entend donner des ordres à la femme de ménage. Elle murmure :
— Je commence à fouiner. Occupe-le.
Elle s’éclipse. Pendant un temps qui me semble interminable, j’écoute Gaspard se plaindre de la difficulté de trouver du personnel convenable, du prix exorbitant des fruits frais, des nouveaux voisins du quatrième étage qui sont si bruyants. Mélanie revient enfin et d’un geste de la main me fait comprendre qu’elle n’a rien trouvé.
Nous décidons de revenir dans une heure. Comme nous nous dirigeons vers la porte, Gaspard nous rattrape, il serait ravi de nous préparer un thé ou un café, il pourrait nous le servir dans le petit salon ; il fait froid dehors aujourd’hui, nous serions mieux ici. Impossible de lui refuser ce plaisir. Nous attendons donc dans le petit salon qu’il nous serve. Une femme de ménage qui fait la poussière dans le couloir nous salue en passant.
C’est la pièce qui fait remonter le plus de souvenirs. Les portes-fenêtres donnant sur le balcon. Le canapé et les fauteuils, tapissés de velours vert bouteille. Une grande table basse en verre. L’étui à cigarettes en argent de mon grand-père. C’est dans ce salon que mes grands-parents venaient prendre le café ou regarder la télévision. Là que nous jouions à des jeux de société. Et que nous écoutions, sans comprendre, les conversations des grands.
Gaspard revient avec un plateau. Du café pour moi, et pour Mélanie un thé. Il remplit les tasses avec soin, nous propose du lait et du sucre. Il s’assoit sur un fauteuil en face de nous, les poings sur les genoux et le dos bien droit. Nous lui demandons comment se porte notre grand-mère ces derniers temps. Elle ne va pas très fort, son cœur lui a encore joué des tours et elle passe désormais presque toutes ses journées à dormir. Les médicaments l’assomment.
— Vous vous souvenez de notre mère, n’est-ce pas ? dit soudain Mélanie en sirotant son thé.
Un sourire éclaire le visage de Gaspard.
— Oh, votre mère ! La petite Mme Rey. Oui, bien sûr que je me souviens d’elle. Elle est inoubliable.
Mélanie enchaîne.
— Et de quoi vous souvenez-vous ?
Le sourire de Gaspard s’élargit encore.
— C’était une personne si charmante, si gentille. Elle m’offrait des petits cadeaux, des chaussettes neuves, des chocolats… parfois même des fleurs. J’étais dévasté quand elle est morte.
L’appartement devient très silencieux. Même la femme de ménage, qui est passée au grand salon, semble travailler en sourdine.
— Quel âge aviez-vous ? demandé-je.
— Eh bien, monsieur Antoine, j’ai cinq ans de plus que vous, alors je devais avoir quinze ans. Quelle pitié…
— Avez-vous des souvenirs du jour de sa mort ?
— C’était terrible, terrible… Quand on l’a emportée… sur ce brancard…
Il semble mal à l’aise, se tord les mains, se tortille les pieds et ne nous regarde plus.
— Étiez-vous avenue Kléber quand c’est arrivé ? demande Mélanie, étonnée.
— Avenue Kléber ? s’exclame-t-il, troublé. Je ne me rappelle pas, non. C’était un jour tellement horrible. Je ne sais plus.
Il se lève d’un bond et sort précipitamment du salon. Aussitôt nous lui emboîtons le pas.
— Gaspard, appelle fermement Mélanie, pouvez-vous s’il vous plaît répondre à ma question ? Pourquoi avez-vous dit que vous étiez là quand on a emporté son corps ?
Nous sommes tous les trois dans l’entrée, dans la pénombre de cet appartement privé de lumière. Les bibliothèques semblent pencher dangereusement vers nous, les visages pâles des vieux portraits nous fixent avec curiosité. Et on jurerait que le buste de marbre posé sur l’écritoire tout près de nous attend lui aussi quelque chose.
Gaspard ne desserre pas les dents. Ses joues ont rougi. Il tremble. Son front se couvre de sueur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demande doucement Mélanie.
Il avale bruyamment sa salive. Nous suivons le trajet de sa pomme d’Adam.
— Non, non, murmure-t-il en reculant et en secouant la tête. Je ne peux pas.
Je l’attrape par le bras. Je sens son corps osseux et faible sous le tissu bon marché de son costume.
— Y a-t-il quelque chose que vous voudriez nous dire ? demandé-je, avec une voix plus ferme que celle de ma sœur.
Il frémit en s’essuyant le front d’un revers de main et recule encore d’un pas.
— Pas ici ! finit-il par laisser sortir.
Mélanie et moi échangeons un regard.
— Où alors ? demande-t-elle.
Il a déjà parcouru la moitié du couloir sur ses jambes maigrichonnes et tremblantes.
— Dans ma chambre. Au sixième étage. Dans cinq minutes.
Il disparaît. La femme de ménage vient de brancher l’aspirateur. Mélanie et moi restons sans bouger, à nous regarder. Puis nous sortons.
Pour accéder aux chambres de bonnes, pas d’ascenseur. Il faut emprunter un escalier étroit et tortueux. C’est là que les résidents les moins fortunés de cet immeuble cossu habitent, peinant chaque jour pour monter jusque chez eux. Plus on grimpe, plus la peinture est écaillée. Plus ça sent fort. La mauvaise odeur de chambres minuscules et sans aération, de la promiscuité, de l’absence de salles de bains dignes de ce nom. Le relent désagréable des chiottes communes sur le palier.
Six étages à monter. En silence. Pourtant, des questions ne cessent de tourner dans mon esprit et je suis sûr qu’il en est de même pour Mélanie.
Le sixième étage est un autre monde. Plancher brut, grand couloir venteux où s’alignent des dizaines de portes numérotées. Le bruit d’un sèche-cheveux. Le braillement agressif d’une télévision. Des gens qui se disputent dans une langue étrangère. Une sonnerie de téléphone portable. Des cris de nourrisson. Une porte s’ouvre et une femme nous lance un regard méfiant. À l’arrière-plan, nous apercevons la pièce où elle vit, le plafond affaissé et maculé de traces d’humidité, les meubles tachés. Laquelle de ces portes est celle de Gaspard ? Il ne nous a pas donné le numéro. Se cache-t-il ? A-t-il peur ? Je suis sûr qu’il nous attend, en se tordant les mains, en tremblant peut-être, mais il nous attend. Il doit être en train de rassembler son courage.
Je fixe les épaules étroites et carrées de Mélanie sous son manteau d’hiver. Elle marche d’un pas solide et assuré. Elle veut savoir. Elle n’a pas peur. Alors pourquoi ai-je peur, moi ?
Gaspard nous attend au bout du couloir. Il est toujours aussi rouge. Il nous fait entrer rapidement comme s’il craignait qu’on ne nous voie. Après l’air glacé de l’escalier, sa petite chambre confinée est d’une chaleur étouffante. Le radiateur électrique marche à plein régime, en émettant un léger bourdonnement et en laissant flotter une odeur de cheveux brûlés et de poussière. L’endroit est si petit que nous nous cognons les uns les autres. Le mieux est de prendre place sur le lit étroit. Je jette un coup d’œil autour de moi, tout est impeccablement propre. Un crucifix sur le mur, un évier fêlé, une sorte de placard fermé par un rideau de plastique : la vie de Gaspard exposée dans toute sa modestie. Que peut-il bien faire quand il remonte ici après avoir laissé Blanche aux bons soins de l’infirmière de nuit ? Pas de télévision. Pas de livres. Sur une petite étagère, je remarque une bible et une photographie que j’examine le plus discrètement possible. À ma grande stupéfaction, il s’agit d’une photographie de notre mère.
Gaspard est resté debout. Il attend que nous parlions. Ses yeux font la navette entre ma sœur et moi. Le son d’une radio nous parvient de la chambre voisine. Les cloisons sont si fines que je ne rate pas un mot des infos.
— Vous pouvez nous faire confiance, Gaspard, dit Mélanie. Vous le savez, n’est-ce pas ?
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