Didier n’arrêtait pas de regarder sa montre, je ne comprenais pas pourquoi. Quand on a sonné à la porte, il s’est précipité.

— Ah ! a-t-il annoncé, le plat de résistance !

Et il a ouvert la porte avec un grand sourire.

Elle est entrée dans une longue robe blanche, une robe époustouflante, en ce milieu d’hiver. Elle est arrivée comme ça, de nulle part, ses cheveux châtains attachés et un sourire mystérieux sur les lèvres.

— Bon anniversaire, monsieur le Parisien ! a-t-elle murmuré à la Marilyn Monroe.

Puis elle m’a embrassé.

Tout le monde a applaudi. J’ai aperçu Didier et Mélanie échangeant un coup d’œil triomphant, et deviné que c’étaient eux qui avaient monté toute l’affaire. Tous les yeux étaient rivés sur Angèle. Emmanuel était bouche bée et m’a discrètement félicité en levant le pouce. Les femmes, je le sentais, avaient hâte de lui poser des questions sur son travail. Angèle devait y être habituée. Quand la première question a surgi, « Comment faites-vous pour côtoyer des gens morts tous les jours ? », elle a répondu, sans botter en touche : « Ça aide les autres à rester vivants. »

Ce fut une merveilleuse soirée. Angèle dans sa robe blanche, telle une reine des neiges. Nous avons ri, bu et dansé, même Mélanie qui bougeait depuis son accident. Nous avons applaudi, à nouveau. J’avais un peu le tournis. Trop de champagne et trop de bonheur. Quand Didier m’a demandé pour Arno, j’ai répondu platement :

— C’est un désastre.

Son rire de hyène a retenti et tout le monde a suivi. Je leur ai raconté la conversation d’homme à homme que nous avions eue tous les deux après son renvoi du lycée. Le sermon que je lui avais imposé en me détestant parce que je ressemblais alors tellement à mon père, les menaces, les remontrances, avec le fatal doigt accusateur. Puis je m’étais levé et avais imité la dégaine de mon fils, sa démarche languide et son air renfrogné. J’avais même poussé jusqu’à singer sa voix rugueuse et traînante, la voix immédiatement identifiable de l’adolescent dans le coup :

— Laisse tomber, papa, quand t’avais mon âge, y’avait rien, pas d’Internet, pas de portable, c’était le Moyen Âge, enfin, c’que j’veux dire c’est que t’es né dans les années soixante, alors… j’vois pas comment tu pourrais comprendre le monde d’aujourd’hui !

Ma petite imitation a déclenché une autre bordée de rires. J’étais ravi, porté par un phénomène que je n’avais jamais connu. Je pouvais faire rire les gens. Ça ne m’était encore jamais arrivé. Dans le couple que nous formions avec Astrid, c’était elle la marrante. C’est elle qui racontait des blagues et déclenchait les fous rires. Je restais toujours le témoin silencieux. Jusqu’à ce soir.

— Il faut que je vous parle de mon nouveau patron, Parimbert, annoncé-je à mon nouveau public.

Tout le monde le connaissait à cause des affiches publicitaires géantes où sa gueule s’étalait à tous les coins de rue, sans compter ses nombreux passages à la télé ou sur Internet. Bref, il était difficile d’éviter de croiser son sourire de chat du Cheshire. J’imitais sa façon de faire les cent pas, les mains dans les poches, les épaules jetées en avant. Je tenais surtout à la perfection son rictus si particulier, censé exprimer la puissance de sa pensée, mais qui se résumait à une sorte de moue de vieille dame, suivie d’un pincement de lèvres qui lui donnait l’air d’un pruneau desséché. J’excellais aussi à reproduire sa façon, tout en retenue et en précision, de dire certains mots sotto voce pour leur donner de l’importance, comme s’ils étaient écrits avec des majuscules :

— À présent, Antoine, souvenez-vous de la force des montagnes. N’oubliez pas qu’autour de vous, ce ne sont que Particules de Vie, débordantes d’Énergie et d’Intelligence. N’oubliez pas que la Purification de votre Espace intérieur est ABSOLUMENT nécessaire.

Je leur ai parlé du dôme de l’Esprit, du cauchemar mais aussi de l’incroyable source d’inspiration que représentait ce projet. Je leur ai décrit Parimbert le nez collé à mes ébauches parce que sa vanité l’empêchait de porter des lunettes. Il ne manifestait jamais aucun sentiment, ni positif ni négatif, se contentant d’être intrigué, persuadé qu’il avait sous les yeux quelque chose de la plus haute importance.

— À présent, Antoine, n’oubliez pas, le dôme de l’Esprit doit être une Bulle de Potentiel, un Espace de Libération, un Espace clos, mais qui a le pouvoir de nous rendre libres.

Ils étaient tordus de rire. Hélène en avait les larmes aux yeux. J’ai enchaîné sur le séminaire auquel Parimbert m’avait convié. Pendant une journée, dans un complexe moderne des très chic quartiers de l’Ouest parisien, il m’avait présenté à son équipe. Son associé était un Asiatique terrifiant dont l’identité sexuelle restait indéterminée. Tous les gens travaillant pour Parimbert ressemblaient à des dames au camélia ou à des drogués. Ils étaient tous habillés en blanc et noir, aucun n’avait l’air normal. À une heure, mon estomac avait commencé à se signaler par des gargouillis, mais le temps passait et pas de repas en vue. Trônant devant son assemblée, sur fond d’écrans lumineux, Parimbert n’en finissait plus de disserter d’une voix monocorde sur le succès de son site web qui se « développait dans le monde entier ». J’avais osé demander à la femme hagarde et élégante assise à côté de moi si elle savait quand le déjeuner était prévu. Elle m’avait lancé un regard outragé comme si j’avais dit « sodomie » ou « gang bang ».

— Le déjeuner ? Nous ne déjeunons pas. Jamais.

À quatre heures, du thé vert et des scones au blé complet avaient été cérémonieusement servis. Mais mon estomac protestait vigoureusement. À peine échappé de cet enfer, j’avais dévoré une baguette entière.

— Tu étais si drôle, m’a félicité Mélanie, alors que nous partions.

Didier, Emmanuel et Hélène ont acquiescé. Je percevais chez tous un mélange d’admiration et d’étonnement.

— Je ne te connaissais pas ce talent !

Quand je me suis endormi en tenant entre mes bras ma jolie reine des neiges, j’étais heureux. Oui, j’étais un homme heureux.








Samedi après-midi. Mélanie et moi, devant l’énorme portail de fer forgé de l’immeuble où habite notre grand-mère. Nous avons téléphoné ce matin pour prévenir le bon Gaspard que nous viendrions rendre visite à Blanche. Je n’ai pas mis les pieds ici depuis cet été. Mélanie tape le code et nous traversons l’immense hall au tapis rouge. La concierge jette un coup d’œil derrière son rideau de dentelle et hoche la tête en croisant notre regard. Rien n’a changé ici. Le tapis est peut-être un peu plus élimé et un ascenseur de verre, étonnamment silencieux, a récemment remplacé l’ancien modèle.

Nos grands-parents ont vécu ici plus de soixante-dix ans. Depuis leur mariage. Notre père et Solange sont nés dans cet appartement. À cette époque, l’immeuble, une imposante construction haussmannienne, appartenait presque entièrement au grand-père de Blanche, Émile Fromet, riche propriétaire foncier qui possédait plusieurs résidences à Passy. On nous parlait souvent d’Émile dans notre enfance. Son portrait trônait au-dessus d’une cheminée. Un homme volontaire avec un menton redoutable, dont Blanche n’avait heureusement pas hérité mais qu’elle avait transmis à sa fille Solange. Très jeunes, nous savions que le mariage de Blanche avec Robert Rey avait été un grand événement, l’union sans tache d’une dynastie d’avocats avec une lignée de docteurs et de propriétaires. Des gens respectables, hautement considérés, influents et riches, ayant reçu la même éducation, issus de la même classe, partageant les mêmes croyances religieuses. Le mariage de notre père, dans les années soixante, avec une fille simple du sud de la France avait dû faire jaser.

Gaspard nous ouvre. Son visage asymétrique affiche un franc contentement. Je ne peux m’empêcher d’avoir pitié de lui. Il doit avoir cinq ans de plus que moi et on pourrait lui donner l’âge de mon père. Pas de famille, pas d’enfants, aucune vie en dehors de la famille Rey. Même quand il était jeune, il faisait déjà vieux et trottinait dans l’appartement, constamment fourré dans les jupes de sa mère. Gaspard a toujours habité ici, dans une chambre sous les toits appartenant aux Rey, comme sa mère, Odette. Odette a servi nos grands-parents jusqu’à sa mort. Elle nous terrifiait quand nous étions petits, nous obligeant à porter des patins de feutre pour marcher sur le parquet fraîchement ciré, nous imposant de parler à voix basse parce que « Madame » se reposait ou que « Monsieur » lisait Le Figaro dans son bureau et ne voulait pas être dérangé. Personne ne savait qui était le père de Gaspard. Personne ne posait de questions à ce sujet. Quand Mélanie et moi étions enfants, Gaspard accomplissait un tas de petits travaux dans l’appartement et ne semblait pas passer beaucoup de temps à l’école. À la mort de sa mère, il y a dix ans, il a naturellement pris sa suite. Acquérant ainsi une nouvelle importance dont il est très fier.

Mélanie et moi le saluons. Notre venue ensoleille sa semaine. Quand Astrid et moi amenions les enfants voir leur arrière-grand-mère, au bon vieux temps de Malakoff, là encore, il était fou de joie.

Comme toujours, quand je pénètre ici, je suis frappé par l’obscurité qui y règne. L’exposition au nord n’aide pas. Le soleil ne filtre jamais dans cet appartement de quatre cent cinquante mètres carrés. Même au cœur de l’été, l’ambiance est sépulcrale. Solange, notre tante, s’apprête à sortir. Nous ne l’avons pas vue depuis longtemps. Elle nous dit furtivement mais gentiment bonjour, donne une petite tape sur la joue de Mélanie. Elle ne demande aucune nouvelle de notre père. Le frère et la sœur sont voisins, lui avenue Kléber, elle rue Boissière. Ils vivent à cinq minutes l’un de l’autre, sans jamais se voir. Ils ne s’entendent pas. Ils ne s’entendront jamais. C’est trop tard.