Astrid sort de la salle de bains, vêtue d’un long teeshirt. Elle se glisse dans les draps en soupirant profondément. Elle me tend la main. Je la saisis et m’allonge à côté d’elle, tout habillé.
— Ne pars pas tout de suite, murmure-t-elle. Attends que je m’endorme. S’il te plaît.
Elle éteint sa lampe de chevet. Au bout d’un moment, plongé dans l’obscurité, je distingue les meubles dans la faible lumière de la rue qui filtre à travers les rideaux. Je vais attendre qu’elle dorme et je quitterai la chambre en silence. Les images se superposent de façon confuse. Les carcasses sur la route, le cercueil de Pauline, Xavier Parimbert et son sourire mielleux, ma mère tenant une femme dans ses bras.
J’entends le réveil sonner dans mon oreille avec un bruit assourdissant. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, ni du lieu où je me trouve. La radio se met à gueuler. France Info. Il est sept heures. Je suis dans la chambre d’Astrid, à Malakoff. J’ai dû m’endormir. Je sens ses mains chaudes sur moi, sur ma peau, et la sensation est trop exquise pour que j’y mette fin. Je suis incapable d’ouvrir les yeux. Non, dit la petite voix, non, non et non, ne fais pas ça, ne fais surtout pas ça. Ses mains me déshabillent. Non, non, non. Oui, dit la chair, oh oui. Tu le regretteras, c’est la chose la plus stupide que tu puisses faire à présent, cela vous blessera tous les deux. Oh ! l’extase de sa peau de velours. Comme elle m’a manqué. Il est encore temps de dire stop, Antoine, encore temps de se lever, de remettre tes vêtements et de foutre le camp d’ici. Elle sait exactement comment me toucher, elle n’a pas oublié. Quand avons-nous fait l’amour pour la dernière fois, Astrid et moi ? C’était probablement ici, dans ce lit. Il y a deux ans. Pauvre con. Sombre imbécile. Tout va très vite, un éclair de plaisir. Je la tiens serrée contre moi, le cœur battant. Je ne dis rien, elle non plus. Nous savons tous les deux que ceci est une erreur. Je me lève lentement. Je lui caresse maladroitement les cheveux. Je rassemble mes vêtements et me glisse dans la salle de bains. Quand je quitte la pièce, elle est toujours au lit. Je ne vois que son dos. En bas, Lucas prend son petit déjeuner. En m’apercevant, il laisse exploser sa joie. Cela me serre le cœur.
— Papa ! Tu es resté toute la nuit !
Je lui souris, tout en fléchissant intérieurement. Je sais qu’il ne rêve que d’une chose, nous revoir ensemble, Astrid et moi. Il ne s’en est jamais caché. Il l’a dit à Mélanie. À Astrid. À moi. Il croit que c’est toujours possible.
— Oui, j’étais fatigué.
— Tu as dormi dans la chambre de maman ? Ses yeux luisent d’espoir.
— Non. – Je mens et je me déteste. – J’ai dormi en bas sur le canapé. Je suis monté pour utiliser la salle de bains.
— Oh, dit-il déçu, tu reviens ce soir ?
— Non, petit bonhomme. Pas ce soir. Mais tu sais quoi ? Nous allons passer Noël tous ensemble. Ici même. Comme au bon vieux temps. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Super !
Il a l’air ravi de la nouvelle.
Dehors, il fait nuit et Malakoff dort encore. Je descends la rue Pierre-Larousse, puis file droit vers Paris par la rue Raymond-Losserand qui me conduit directement rue Froidevaux. Je refuse de penser à ce qui vient de se passer. C’est une défaite, malgré le plaisir. À présent, même le plaisir s’est envolé. Ne reste que le goût doux-amer du regret.
La veillée de Noël à Malakoff a été une réussite, Astrid l’a conduite avec brio. Mélanie était là, mon père aussi, qui n’était pas au meilleur de sa forme, avec Régine et Joséphine. Je n’avais pas vu autant de membres de la famille Rey réunis dans une même pièce depuis très longtemps.
Seul Serge manquait. Quand j’ai demandé à Astrid, avec tout le tact possible, comment les choses allaient avec lui, elle a soupiré : « C’est compliqué. » Une fois le repas terminé, les cadeaux ouverts, et comme tout le monde discutait au salon devant la cheminée, Astrid et moi sommes montés dans le bureau de Serge pour faire le point sur les enfants. Ce qu’ils étaient devenus, la sensation que nous avions d’avoir perdu le contrôle. Le dédain qu’ils nous renvoyaient, le manque de respect, d’affection, d’amour. Margaux semblait murée dans un mépris silencieux, refusant de voir le conseiller psychologique que nous avions trouvé pour l’aider à affronter le deuil de son amie. Et comme nous le prévoyions, Arno avait été expulsé de son lycée. Nous l’avions inscrit dans une pension très stricte près de Reims. L’avocat qui le défendait espérait obtenir un arrangement sous forme de dommages et intérêts en faveur de la famille Jousselin pour dégradations. À combien s’élèverait cette somme, nous n’en avions aucune idée. Heureusement, nous n’étions pas les seuls parents impliqués. Tout cela était certainement normal, les simples aléas de l’adolescence. Mais cette considération ne rendait pas les choses plus faciles à supporter. Ni pour elle ni pour moi. J’étais soulagé de savoir qu’elle traversait les mêmes tourments et j’essayais de l’en convaincre.
— Tu ne comprends pas, m’avait-elle confessé, c’est pire pour moi. Je les ai mis au monde.
J’ai essayé de lui expliquer le dégoût que j’avais ressenti pour Arno la nuit de son arrestation. Elle avait hoché la tête avec, sur le visage, un mélange d’inquiétude et de compréhension.
— Je vois ce que tu veux dire, Antoine, mais c’est pire pour moi, ces enfants, je les ai portés – elle avait dit ça en plaçant sa main sur son ventre –, et c’est comme si je les sentais encore en moi. Je leur ai donné la vie, ils ont été si charmants pendant des années et maintenant, voilà.
Je n’ai rien trouvé d’autre à ajouter qu’un faible :
— Je sais, j’étais là quand ils sont nés.
Elle avait masqué son irritation derrière un sourire.
Début janvier, la loi antitabac s’abat sur la France. Bizarrement, s’y soumettre est plus facile que je ne l’imaginais. Nous sommes tellement nombreux à fumer dans le froid glacial devant les restaurants et les bureaux que j’ai l’impression de participer à une vaste conspiration. La conspiration des mains gelées. Lucas m’a appris que Serge est revenu. Je ne peux m’empêcher de me demander si Astrid lui a avoué la nuit qui a suivi l’enterrement de Pauline. Et si elle l’a fait, comment l’a-t-il pris ? Au boulot, Parimbert se révèle aussi emmerdeur que son gendre. C’est une main de fer dans un gant de velours. Négocier avec lui est un calvaire qui me laisse sur les rotules.
Le seul rayon de lumière dans ce ciel lourd a été la fête d’anniversaire-surprise organisée en mon honneur par Hélène, Didier et Emmanuel. Elle a eu lieu chez Didier. C’est un collègue, mais si nous avons essuyé tous les deux les plâtres à nos débuts, lui, à présent, évolue dans un monde de succès et de prospérité. Heureusement il n’a jamais eu la grosse tête. Il aurait pu. Je n’ai plus qu’une chose en commun avec ce grand type émacié aux longues mains fines et à l’énorme rire très surprenant : sa femme l’a quitté pour un homme plus jeune, un banquier arrogant de la City. Son ex, que j’aimais bien, est devenue une sorte de clone de Victoria Beckham. Son remarquable nez grec ressemble à présent à une prise électrique.
Je n’étais pas particulièrement obnubilé par mon quarante-quatrième anniversaire. Quand j’étais père de famille à plein temps, c’était toujours touchant de recevoir des cadeaux de mes enfants, dessins maladroits et poteries approximatives. Mais cette fois-ci, je m’attendais à me retrouver seul. Comme l’année dernière. Le matin, Mélanie m’avait envoyé un gentil message, Astrid également, et aussi Patrick et Suzanne, qui étaient partis faire un grand voyage en Asie. Je pense que c’est ce que j’aurais fait si j’avais perdu ma fille. Mon père oublie régulièrement mon anniversaire, mais cette année, surprise, il m’a appelé au bureau. Sa voix était fatiguée, elle n’avait plus rien à voir avec la voix de ténor du barreau qu’il avait autrefois.
— Tu veux venir grignoter un bout pour ton anniversaire ? avait-il demandé. Nous serons seuls, toi et moi, Régine a un dîner de bridge.
L’avenue Kléber. La salle à manger années soixante-dix orange et marron trop éclairée. Mon père et moi face à face autour de la grande table ovale. Sa main parsemée de taches de vieillesse qui tremble en versant le vin. Tu devrais y aller, Antoine, c’est un vieil homme, à présent, il se sent certainement seul. Tu devrais faire un effort, fais un geste pour lui, pour une fois. Pour une fois.
— Je te remercie, mais j’ai quelque chose de prévu ce soir.
Menteur. Lâche.
En raccrochant, je me sens coupable. Mal à l’aise, je me penche à nouveau sur mon ordinateur et mon projet de dôme de l’Esprit. Cette commande me prend une énergie folle, mais je m’y découvre une motivation surprenante, je retrouve la joie de travailler sur un projet qui m’enthousiasme, me pousse et me stimule. J’ai fait des recherches sur les igloos, leur histoire, leur spécificité. J’ai étudié d’autres dômes, me suis souvenu de ceux que j’avais visités, à Florence, à Milan. J’ai noirci des pages et des pages avec des croquis, des dessins, imaginé des formes que je ne me savais pas capable de concevoir, poursuivi des idées que je ne me croyais pas capable d’avoir.
Un faible bip m’a signalé un mail. C’était Didier. Besoin de ton avis pour une négociation de boulot importante. Un gars avec qui tu as travaillé. Peux-tu passer ce soir vers huit heures ? Urgent ! J’ai répondu : Oui, bien sûr.
En arrivant chez Didier, je ne me doutais de rien. Il m’a salué, m’a fait entrer, imperturbable. Je l’ai suivi jusque dans l’immense pièce principale qui m’a paru étonnamment silencieuse, comme si une chape de plomb s’était abattue sur le loft. Et soudain, des cris et des exclamations ont retenti autour de moi. Abasourdi, j’ai vu apparaître Hélène et son mari, Mélanie, Emmanuel et deux femmes que je ne connaissais pas et qui se sont révélées être les nouvelles compagnes de Didier et d’Emmanuel. Musique à fond, champagne servi avec foie gras, tarama, fruits et gâteau au chocolat. Les cadeaux ont suivi. J’étais aux anges, heureux de me sentir au centre de toutes les attentions.
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