— Ce dôme de l’Esprit est un lieu où je réunirai des gens triés sur le volet pour partager nos réflexions sur l’harmonie. Il sera construit dans nos locaux. Je veux qu’il ressemble à un igloo de l’intelligence. Vous comprenez ?

— Absolument, dis-je.

Encore une fois, le fou rire n’est pas loin.

— Je n’ai encore parlé à personne de ce projet. Je vous donne carte blanche. Je sais que vous êtes la personne parfaite pour le réaliser. C’est pour cela que vous avez été choisi. Et vous serez payé en conséquence.

Il mentionne une somme plutôt généreuse, mais je n’ai aucune idée de l’ampleur du dôme de l’Esprit qu’il a en tête, ni quels matériaux il désire.

— Quand nous nous reverrons, je veux que vous arriviez avec des idées. Juste des idées jetées sur le papier. Laissez votre énergie positive s’exprimer. Osez. Faites confiance à votre force intérieure. Ne vous bridez pas, surtout. Ce serait hors sujet, ici. Le dôme de l’Esprit doit être situé près de mon bureau. Je vous ferai envoyer un plan de l’étage.

Je prends congé et marche en direction de l’avenue Montaigne. Les boutiques déploient un luxe inouï pour Noël. La circulation est intense. Le ciel gris foncé. En regagnant la rive gauche, je pense à Pauline, à ses funérailles, sa famille. À Astrid aussi, qui doit être à présent sur le chemin du retour, avec un atterrissage à Paris prévu en fin de journée. Mort d’une adolescente ou pas, Noël approche, inexorablement. Les femmes riches et chic font leur shopping avenue Montaigne tandis que les Parimbert continuent de se prendre au sérieux.








Je suis au volant, Astrid est assise à ma droite, les garçons et Margaux sont à l’arrière. C’est l’une des premières fois, depuis le divorce, que nous sommes tous réunis dans l’Audi. Comme au temps où nous formions une seule et même famille. Il est dix heures du matin et le ciel est aussi bouché qu’hier. Astrid lutte contre la fatigue du décalage horaire. Je suis allé la chercher à Malakoff ; Serge a préféré ne pas venir.

Il y a une heure de route jusqu’à Tilly, la petite ville où la famille de Suzanne possède une maison. Toute la classe de Pauline sera là. Lucas a décidé de nous accompagner. C’est le premier enterrement auquel il assiste, tout comme Margaux et Arno. Je jette un coup d’œil à leurs visages dans le rétroviseur. Pas d’iPod. Ils sont tristes et pâles.

Depuis samedi, Arno se tient à carreau. Je n’ai pas encore eu de discussion avec lui. Je sais qu’elle doit avoir lieu, qu’il serait lâche de l’éviter. Astrid n’est pas encore au courant pour Arno. C’est à moi de le lui dire. Après l’enterrement.

Les routes de campagne sont désertes et silencieuses. Un décor d’hiver monotone. Des arbres sans feuilles et sans vie. Si seulement un rayon de soleil pouvait percer ce ciel sinistre. Je rêve d’un premier rayon du matin, la chaleur du soleil sur ma peau. Oui, fermer les yeux et me laisser baigner par la lumière et la chaleur. Mon Dieu, ou quiconque peut m’entendre là-haut, je vous en prie, envoyez du soleil pour les funérailles de Pauline. Je ne crois pas en Dieu, a dit férocement Margaux à la morgue. Dieu ne laisserait pas mourir une fille de quatorze ans. Je pense à mon éducation religieuse. La messe tous les dimanches à Saint-Pierre-de-Chaillot. Ma première communion. Celle de Mélanie. Quand ma mère est morte, ai-je mis en doute l’existence de Dieu ? Peut-être ai-je senti, comme ma fille aujourd’hui, que Dieu m’avait abandonné. Margaux, elle, au moins a pu l’exprimer.

La petite église déborde de monde. Toute la classe est là, tous les amis de Pauline, tous ses professeurs, des camarades d’autres classes, d’autres écoles. Je n’ai jamais vu autant de jeunes à des funérailles. Des rangées d’adolescents vêtus de noir, tenant chacun une rose, blanche. Suzanne et Patrick sont à l’entrée et remercient chaque personne d’être venue. Leur courage m’impressionne. Je ne peux m’empêcher de nous imaginer, Astrid et moi, dans les mêmes circonstances. Je suis sûr qu’Astrid éprouve la même angoisse. Je la vois déjà en larmes serrer désespérément Suzanne dans ses bras. Patrick l’embrasse.

Nous prenons place derrière eux. Le grincement des chaises contre le sol s’atténue peu à peu, puis une voix de femme s’élève, qui chante un hymne pur et triste. Je ne vois pas la chanteuse. Le cercueil entre dans l’église, porté par Patrick, ses frères, son père.

Margaux et moi savons à quoi ressemble Pauline dans ce cercueil, la chemise rose, le jean, les Converse. Nous le savons parce que nous l’avons vue, avec ses cheveux coiffés en arrière, ses mains croisées sur son ventre.

Le prêtre, un jeune homme aux joues rouges, commence son oraison. J’entends sa voix, mais je ne saisis pas le sens des mots. Je trouve insupportable d’être ici.

Au son des accents monotones du prêtre, nous nous levons, nous asseyons, prions. On appelle Margaux. Astrid me lance un regard interrogateur. J’ignorais qu’elle interviendrait au cours de la cérémonie.

Margaux se tient près du cercueil de son amie. Tiendra-t-elle le coup ? Pourra-t-elle parler ? Soudain sa voix retentit avec une vigueur qui me surprend. Ce n’est pas la voix d’une adolescente timide, mais, celle d’une jeune femme pleine d’assurance.

— Arrêtez les pendules, coupez le téléphone,

Empêchez le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne,

Faites taire les pianos et sans roulement de tambour,

Sortez le cercueil avant la fin du jour.

W. H. Auden, Funeral Blues. Elle ne lit pas les mots sur un bout de papier. Elle les connaît par cœur. Elle récite ces vers comme si elle les avait écrits elle-même. Sa voix est précise, profonde, pleine de colère et de douleur retenues.

— Elle était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,

Ma semaine de travail, mon dimanche de sieste,

Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson.

Je croyais que l’amitié jamais ne finirait, j’avais tort.

Son timbre tremble. Elle ferme les yeux. Astrid me serre la main, si fort qu’elle me fait mal. Margaux prend une grande respiration, puis continue dans un murmure à peine audible.

— Que les étoiles se retirent, qu’on les balaye ;

Démontez la lune, et le soleil ;

Videz l’océan, arrachez la forêt ;

Car rien de bon ne peut advenir désormais.

Quand elle retourne à sa chaise, l’église s’emplit d’un silence tendu et poignant. Astrid serre Lucas contre sa poitrine. Arno tient sa sœur par le bras. L’air semble lourd de larmes. Puis la voix du prêtre reprend et d’autres adolescents se succèdent pour prononcer quelques mots, mais, encore une fois, je ne saisis pas ce qu’ils disent. Je garde les yeux fixés sur le sol pavé. J’attends que tout soit fini, en serrant les dents. Je suis incapable de pleurer. Je me souviens du torrent de larmes qui m’a submergé le jour où j’ai appris la mort de Pauline. Aujourd’hui, c’est Astrid qui pleure sur la chaise voisine. Je passe un bras autour d’elle et la tiens serrée contre moi. Elle m’agrippe comme une bouée. Lucas nous observe. Il ne nous a pas vus ainsi depuis les vacances à Naxos.

Il semble que ma prière ait été exaucée. À l’extérieur, un soleil blanchâtre brille timidement derrière les nuages. Nous suivons lentement le cercueil de Pauline jusqu’au cimetière voisin. Nous sommes nombreux. Les villageois sont à leurs fenêtres. Il y a tant de jeunes visages dans ce cortège funèbre. Margaux est partie en avant avec ses camarades de classe. Ils sont les premiers à voir le cercueil descendre dans la tombe. Un par un, ils jettent leur rose dans le trou. Une jeune fille s’évanouit après avoir poussé un faible cri. On se précipite vers elle, un professeur la prend dans ses bras et l’emmène un peu plus loin. La main d’Astrid se glisse à nouveau dans la mienne.

Après l’enterrement, il est prévu de se rassembler dans la demeure familiale. Mais la plupart des gens s’en vont, impatients de retourner à la normalité, à leur routine, à leur travail. La salle à manger se remplit des amis proches et de la famille. Nous connaissons presque tout le monde. Les quatre amies les plus proches de Pauline sont là : Valentine, Emma, Bérénice et Gabrielle, une petite bande très soudée. J’observe les visages affligés de leurs parents et je devine ce qu’ils pensent, ce que nous pensons tous. Ce cercueil couvert de roses blanches aurait pu être celui de notre fille.

En fin d’après-midi, alors que le crépuscule descend et que le ciel commence à noircir, nous partons. Nous sommes parmi les derniers. Mes enfants ont l’air épuisé, comme après un long voyage. Une fois dans la voiture, leurs yeux se ferment et ils s’endorment. Astrid est muette. Elle garde sa main sur ma cuisse, comme lorsque nous roulions vers la Dordogne.

Nous arrivons sur la nationale qui conduit à l’autoroute quand soudain les roues de la voiture dérapent sur une grosse flaque de boue. Un drôle de bruit surgit. Je regarde la route, mais ne vois rien. Une odeur infecte se répand dans l’habitacle et réveille les enfants. Une odeur de pourriture. Astrid plaque un Kleenex contre son nez. Nous ralentissons, mais les roues continuent de patiner. Puis Lucas se met à crier en montrant quelque chose du doigt : une forme sans vie est étendue au milieu de la chaussée. La voiture qui est devant nous fait une brutale embardée. C’est une carcasse d’animal. La route est maculée de viscères. Malgré l’infecte puanteur, je garde les mains collées au volant. Lucas se remet à crier. Une silhouette informe apparaît soudain, une autre bête. Des gyrophares de police nous appellent à ralentir. On nous apprend qu’un camion transportant des déchets animaux de l’abattoir voisin a perdu la totalité de sa cargaison. Des seaux entiers de sang mêlé à des organes, de la peau, du gras, des boyaux et toutes sortes de restes de bétail mort se sont déversés sur la route, sur les cinq prochains kilomètres.