Il est presque quatre heures du matin. Les rues sont vides. Les décorations de Noël brillent gaiement dans le froid et l’obscurité, même si personne n’est là pour les voir. Nous n’avons toujours pas échangé le moindre mot. Qu’aurait fait mon père dans la même situation ? Je ne peux m’empêcher d’avoir un sourire sardonique. M’aurait-il donné la correction de ma vie ? Il me frappait, je m’en souviens. Des coups au visage. Pas souvent, j’étais plutôt tranquille comme adolescent, rien à voir avec le rebelle assis à ma droite.

Est-ce que ce silence lui est inconfortable ? Prend-il la mesure de ce qui s’est passé cette nuit ? A-t-il peur de moi, de ce que je vais lui dire, du sermon inévitable, des conséquences ? Plus d’argent de poche, interdiction de sortir, obligation d’obtenir de meilleurs résultats à l’école, d’avoir une meilleure conduite et d’écrire aux parents de la jeune fille pour s’excuser.

Écroulé contre la portière, il semble s’endormir. Quand nous arrivons rue Froidevaux, je lui donne un coup dans les côtes pour le réveiller. Il sursaute. Il monte l’escalier du même pas hésitant et vacillant. Je passe devant sans l’attendre. Quand j’ouvre la porte, Mélanie est roulée en boule sur le canapé, en train de lire. Elle se lève, me prend dans ses bras et nous observons tous les deux Arno qui entre en zigzaguant.

Il aperçoit sa tante et un sourire en coin éclaire son visage. Mais personne ne lui renvoie son sourire.

— Hé, c’est bon vous deux, lâchez-moi, gémit-il.

Ma main part d’un coup et je le gifle de toutes mes forces. Tout va très vite et, étrangement, je vois mon geste au ralenti. Arno en a le souffle coupé. Sur sa joue, apparaît la marque rouge de mes doigts. Je ne lui ai toujours pas dit un mot.

Il me fixe, fou de rage. Je fais la même chose. Oui, dit la petite voix, c’est bien, c’est toi le papa. Le père. Et c’est toi qui fixes les règles, tes règles, que ce petit connard qui se trouve être ton fils soit d’accord ou pas.

Mes yeux le transpercent comme des flèches. Je n’ai jamais regardé mon fils de cette façon. Enfin, il baisse les siens.

— Allez, jeune homme, dit Mélanie brutalement, en lui attrapant le bras. File sous la douche et va te coucher !

Mon cœur bat vite. C’est douloureux. Je suis essoufflé alors que je n’ai pratiquement pas bougé. Je m’assois lentement. J’entends l’eau couler. Mélanie réapparaît, elle s’assoit à côté de moi et pose la tête sur mon épaule.

— Je crois que c’est la première fois que je te vois si en colère, murmure-t-elle. Tu étais très intimidant.

— Comment va Lucas ?

— Dans les bras de Morphée.

— Merci, dis-je tout bas.

Nous restons assis côte à côte. Je respire son odeur familière. Un mélange de lavande et d’épices.

— Astrid vient de manquer un tas de choses, remarque-t-elle.

Étrangement, ce n’est pas Astrid qui me vient à l’esprit, mais Angèle. C’est de sa présence dont j’ai cruellement envie, de son corps souple et chaud, de son rire sarcastique, de sa tendresse bouleversante.

— Quand tu as frappé Arno, tu ressemblais à notre père, dit Mélanie d’une voix douce. Il était comme ça quand il se mettait en colère.

— C’est la première fois que je frappe Arno.

— Tu te sens mal ?

Je soupire.

— Je n’en sais rien. Tout ce que je ressens, en fait, c’est de la rage. Oui, tu as raison. Je n’ai jamais été aussi en colère.

Je n’avoue pas à Mélanie que je m’en veux parce que je pense que j’ai une certaine responsabilité dans le comportement d’Arno. Pourquoi ai-je été un père si pâlot, si transparent ? Je n’ai jamais imposé mes règles, comme mon père le faisait. Après ma rupture avec Astrid, la chose que je craignais le plus, c’était que mes enfants m’aiment moins si je me montrais autoritaire avec eux.

— Arrête de cogiter, Tonio, intervient Mélanie d’une voix réconfortante. Va te coucher. Repose-toi.

Je ne sais même plus si j’ai sommeil. Mélanie va dormir dans la chambre de Margaux. Je reste encore un peu sur le canapé à feuilleter le vieil album avec les photos de Noirmoutier. Je regarde ma mère sur les clichés noir et blanc, mais c’est une étrangère. Je sombre peu à peu dans un demi-sommeil désagréable.

Le dimanche matin, Mélanie et Lucas vont prendre un brunch rue Daguerre. Je me douche et me rase. Quand Arno émerge enfin de sa chambre, je n’ai toujours rien à lui dire. Mon silence semble le déconcerter. Penché sur Le Journal du Dimanche et mon café, je ne lève même pas la tête quand il arpente la cuisine en traînant les pieds. Je n’ai pas besoin de le regarder pour savoir qu’il porte son bas de pyjama bleu marines sale et froissé, qu’il est torse nu, laissant voir son dos osseux et ses côtes saillantes. Il a des boutons entre les omoplates et ses cheveux longs sont gras.

— Y’a un blême ? finit-il par ronchonner, en mâchant bruyamment ses cornflakes.

Je demeure absorbé par la lecture du journal.

— Tu pourrais, ch’sais pas, me dire un truc, quoi ! bêle-t-il.

Je me lève, replie mon JDD et quitte la pièce. J’ai besoin de m’éloigner physiquement de lui. J’éprouve le même dégoût que la nuit dernière dans la voiture. Je ne croyais pas qu’un tel sentiment fût possible. On entend toujours les enfants dire qu’ils sont répugnés par leurs parents, rarement l’inverse. Ce doit être un sujet trop tabou, une réaction qu’il vaut mieux taire. Astrid, qui a donné naissance à ces enfants, les a portés, ne peut pas avoir le même sentiment à l’égard de son fils.

On sonne. Je regarde ma montre. Il est presque midi. Trop tôt pour que ce soit Mel et Lucas, ils viennent juste de sortir. C’est probablement Margaux. Elle a dû oublier ses clefs. J’appréhende de me retrouver de nouveau face à ma fille, ne sachant exprimer ni la tendresse ni la compassion que, je ressens pour elle. J’ouvre la porte, presque avec crainte.

Ce n’est pas la mince silhouette de Margaux que je trouve sur le seuil, mais une femme grande, vêtue d’un perfecto, jeans et bottes noires, et tenant un casque de moto contre sa hanche. Je la serre immédiatement dans mes bras. Ou plutôt je l’écrase sauvagement contre moi. Elle sent le musc et le cuir, mariage enivrant : J’entends le parquet grincer derrière moi.

C’est Arno, mais je m’en fous. Il ne m’a jamais vu avec une autre femme que sa mère.

— J’ai pensé que tu ne serais pas contre un peu de réconfort, murmure-t-elle à mon oreille.

Je lui propose d’entrer au chaud. Arno se tient toujours derrière moi, incrédule, empoté. L’ado impertinent n’en revient pas, les yeux rivés sur le perfecto.

— Bonjour, moi, c’est Angèle. Fan numéro un de ton père, dit-elle tranquillement en le regardant de la tête aux pieds. – Elle lui tend la main et dévoile une parfaite rangée de dents blanches dans un sourire félin. – Nous nous sommes déjà vus, il me semble. À l’hôpital, cet été.

Sur le visage d’Arno, se lit un mélange de surprise, de choc, de gêne et de plaisir. Il serre la main d’Angèle et détale comme un lapin apeuré.

— Tout va bien ? me demande-t-elle. Tu as l’air…

— D’un déterré, dis-je en faisant la grimace.

— Je t’ai connu plus joyeux.

— Ces dernières quarante-huit heures ont été…

— Intéressantes ?

Je la prends à nouveau dans mes bras, le nez enfoui dans ses cheveux brillants.

— Éreintantes est plus proche de la vérité. Je ne sais pas par quoi commencer.

— Alors ne commence pas. Où est ta chambre ?

— Comment ?

Son sourire est lent et gourmand.

— Tu m’as très bien entendue. Où est ta chambre ?








Je me couche avec son odeur sur ma peau. Le rugissement de sa Harley fend le silence de cette nuit dominicale. Elle s’en va. Elle est restée toute la journée. Mais je sais qu’elle reviendra, et cette pensée me réconforte. Angèle fait naître en moi une nouvelle vitalité, de la même façon que le liquide d’embaumement qu’elle injecte à ses patients leur rend les couleurs de la vie. Notre amour n’est pas qu’une histoire de cul, même si c’est une partie importante et excitante de la chose. Je suis rassuré par son attitude pragmatique, sa manière de toujours garder les pieds sur terre, même dans ces moments de mon existence qui me paraissent si terribles. Nous avons passé en revue toutes les questions, dans mon lit, une par une, en nous serrant l’un contre l’autre.

Margaux. A-t-elle reçu une aide psychologique ? A-t-elle pu parler du traumatisme de voir sa meilleure amie mourir sous ses yeux ? C’est indispensable. Angèle m’a expliqué comment les adolescents affrontent la mort, comment certains sont perdus, bouleversés, en état de choc, et comment d’autres, comme ce fut son cas, en sortent grandis, mais au prix d’une certaine dureté qui ne les quittera plus.

Arno. Le gifler m’a sûrement soulagé, mais ce n’est pas franchement ce qui va nous aider à communiquer. Il faudra bien, dit-elle, à un moment ou à un autre, avoir une discussion avec lui, une vraie conversation. Oui, il avait besoin que les limites soient posées, et oui, j’ai eu raison de réagir, mais il va falloir que je me tienne à cette nouvelle fermeté. J’ai souri à ses paroles et caressé la courbe douce de ses hanches. Que savait-elle des adolescents, ai-je alors murmuré, avait-elle un enfant qu’elle aurait oublié de mentionner ? Elle s’est retournée pour me fixer dans la faible lumière. Que savais-je de sa vie, à part la profession qu’elle exerçait ? Pas grand-chose, devais-je bien admettre. Elle a une sœur aînée, divorcée, qui vit à Nantes. Nadège a trois adolescents difficiles de quatorze, seize et dix-huit ans. Leur père s’est remarié et a renoncé à leur éducation. Angèle a pris la place qu’il avait délaissée. Elle a été sévère, certes, mais aussi honnête et juste. Chaque semaine, elle dormait une nuit à Nantes, chez sa sœur. Ce n’était pas trop compliqué puisque l’hôpital du Loroux n’était qu’à vingt kilomètres de là. Elle aimait ces enfants, même quand ils étaient infernaux. Alors, oui, elle savait de quoi elle parlait quand elle évoquait les adolescents, merci.