La porte d’entrée se referme en claquant. Arno arrive, flanqué d’une fille sinistre au rouge à lèvres noir. Je ne saurais dire s’il s’agit de sa copine habituelle ou d’une autre fille. Elles se ressemblent toutes. Panoplie gothique, bracelets cloutés, vêtements longs et noirs. Il me salue d’un geste de la main en me souriant vaguement. La fille me dit à peine bonjour, les yeux rivés au sol. Ils vont directement dans sa chambre et la musique se met à hurler. Quelques minutes plus tard, claquement de porte à nouveau. Cette fois, c’est Lucas. Son visage s’éclaire quand il me voit. Il se jette dans mes bras, en manquant de renverser mon café. Il est étonné de me trouver à la maison. J’avais besoin de souffler un peu aujourd’hui, j’ai quitté le bureau plus tôt. C’est un petit gars sérieux, Lucas. Il ressemble tant à Astrid que le simple fait de le regarder me fait mal, parfois. Il veut savoir quand sa mère sera là. Je le lui dis. Mardi, pour les funérailles. Est-ce une bonne idée que Lucas assiste à ces funérailles ? Il est peut-être trop jeune. Enterrer Pauline… Même moi, ça me fait peur. Je lui demande gentiment ce qu’il en pense. Il se mord les lèvres. Si nous sommes là tous les deux, Astrid et moi, peut-être que ça ira, dit-il. J’en discuterai avec sa mère. Sa petite main est posée sur la mienne, sa lèvre inférieure tremble. C’est la première fois qu’il est confronté à la mort. La mort de quelqu’un qu’il connaissait bien, avec qui il a grandi, passé de nombreuses vacances d’été et d’hiver. La mort de quelqu’un qui n’avait que trois ans de plus que lui.

J’essaie d’apaiser mon fils. Mais en suis-je vraiment capable ? Quand ma mère est morte, j’avais son âge et personne ne m’a réconforté. Est-ce pour cela que je suis, si inapte à offrir de la tendresse et du soutien ? Sommes-nous condamnés à être façonnés par notre enfance, ses blessures, ses secrets, ses souffrances cachées ?

Samedi. Margaux est toujours chez Patrick et Suzanne. Il semble qu’elle ait vraiment besoin de se rapprocher d’eux, comme eux ont besoin d’être près d’elle. Si Astrid avait été là, notre fille serait-elle restée à la maison ?

Arno sort, comme d’habitude, en marmonnant je ne sais quoi à propos d’une fête et qu’il rentrera tard ce soir. Quand je fais allusion à ses notes catastrophiques, à son prochain carnet, au fait qu’il ferait peut-être mieux d’étudier au lieu de sortir, il me jette un regard froid, lève les yeux au ciel et claque la porte. J’ai envie de l’attraper par la peau du cou et de lui flanquer un bon coup de pied au cul, histoire d’accélérer sa descente d’escalier. Je n’ai jamais frappé mes enfants. Ni personne d’ailleurs. Est-ce que cela fait de moi une meilleure personne ?

Lucas est abattu et cela m’inquiète. Je lui prépare son repas favori, un steak frites, et son dessert préféré, de la glace au chocolat. Il a même droit à du Coca-Cola. Je lui fais promettre de ne rien dire à sa mère. En bonne adepte de la nourriture bio, elle serait horrifiée. Pour la première fois ce soir, il sourit. Il aime l’idée de partager un secret avec moi. Je le regarde engloutir son dîner. Nous n’avons pas été seuls tous les deux depuis longtemps, et quand Arno et Margaux sont là, c’est la bataille permanente, un incessant combat de catch.

La nuit précédente ayant été mouvementée, je décide d’aller me coucher tôt. Lucas aussi a l’air fatigué et, pour une fois, il ne râle pas quand je lui suggère qu’il est l’heure de se mettre au lit. Il me supplie de laisser la porte ouverte et de ne pas éteindre la lumière dans le couloir. J’accepte sans rechigner. Puis je me coule sous ma couette, en priant pour ne pas être hanté par les images de la nuit dernière.

La sonnerie stridente du téléphone déchire la nuit et mon sommeil. Je tâtonne pour trouver la lumière et le combiné. Le réveil, posé sur la table de nuit, indique 2 : 47.

C’est un homme à la voix cassante.

— Êtes-vous le père d’Arno Rey ?

Je m’assois dans mon lit, la bouche sèche.

— Oui…

— Commissaire Bruno, du commissariat du 10e arrondissement. Il faut que vous veniez immédiatement, monsieur, votre fils a des ennuis. En tant que mineur, on ne peut pas le libérer sans votre signature.

— Que s’est-il passé ?

— Il est en cellule de dégrisement. Venez tout de suite.

Il me donne l’adresse. 26, rue Louis-Blanc. Puis raccroche. Je me lève, enfile mes vêtements comme un robot. Cellule de dégrisement. Ça veut dire qu’il était soûl ? C’est bien là qu’on met les gens interpellés en état d’ivresse, non ? Devrais-je appeler Astrid à Tokyo, cette fois encore ? À quoi bon ? De là-bas, qu’est-ce qu’elle pourrait bien faire ? Oh oui, reprend la voix intérieure, cette petite voix que je déteste, c’est toi qui as les choses en main, mon pote, à toi d’aller au front, de faire face à l’ennemi, c’est ton boulot, mon pote, c’est toi le père. Toi le père, tu entends ! Faut t’y faire, mon gars.

Lucas ! Je ne peux pas le laisser là. S’il se réveille et qu’il s’aperçoit qu’il n’y a personne, qu’il est tout seul ? Je dois l’emmener avec moi. Non, dit la voix, tu ne peux pas lui imposer ça. Et si Arno était dans un état lamentable, imagine les dégâts. Il est bien assez bouleversé par la mort de Pauline, pas la peine d’en rajouter. On n’emmène pas un enfant fragile dans un commissariat au milieu de la nuit parce que son frère a pris une cuite. Réfléchis un peu, PAPA !

J’appelle Mélanie. Sa voix est tellement claire que je me demande si elle dormait. Je lui explique rapidement la situation. Peut-elle venir passer la nuit chez moi ? Je laisserai la clef sous le paillasson, je ne veux pas que Lucas reste tout seul. Bien sûr, c’est d’accord, elle part tout de suite. Sa voix est posée et rassurante.

Le poste de police est quelque part derrière la gare de l’Est, près du canal Saint-Martin. Paris n’est jamais vide le samedi soir. Des groupes de gens traînent place de la République et boulevard Magenta, malgré le froid. Je mets du temps à arriver là-bas et à trouver où me garer. Le flic en faction me laisse entrer. L’endroit est aussi pimpant et réjouissant que la morgue de l’hôpital. Un petit homme sec avec des yeux gris pâle s’avance vers moi. Il se présente. Commissaire Bruno.

— Pouvez-vous me dire ce qui est arrivé ?

— Votre fils a été arrêté avec une bande d’adolescents.

— Pour quelle raison ?

Son impassibilité m’exaspère. Il semble prendre un malin plaisir à temporiser et à observer chaque mouvement de mon visage.

— Ils ont saccagé un appartement.

— Je ne comprends pas.

— Votre fils s’est introduit dans une fête, ce soir. Avec quelques-uns de ses amis. La fête était donnée par une jeune fille du nom d’Émilie Jousselin. Elle vit rue du Faubourg-Saint-Martin, juste au coin de la rue. Votre fils n’était pas invité. Une fois que lui et ses camarades sont entrés, ils en ont appelé d’autres. Des tas de jeunes sont arrivés. Des amis d’amis. Et ainsi de suite. Au moins une centaine de personnes. Et tout ce beau monde s’est soûlé. Ils avaient apporté de l’alcool.

— Mais qu’ont-ils fait ? demandé-je, en essayant de garder mon calme.

— Ils ont mis l’appartement à sac. Quelqu’un a dessiné des graffitis sur les murs, un autre a cassé la vaisselle, un autre a découpé les vêtements des parents. Ce genre de bêtises.

Je m’étrangle.

— Je sais que ça doit faire un choc, monsieur. Mais croyez-moi, c’est courant. Ce genre d’affaire se présente au moins une fois par mois. De nos jours, les parents partent pour le week-end sans savoir que, pendant ce temps-là, dans leur dos, leurs enfants ont organisé une soirée. C’est le cas de cette jeune fille. Ses parents n’étaient pas au courant. Elle leur a simplement dit qu’elle invitait quelques amies. Et elle n’a que quinze ans.

— Fréquente-t-elle le même lycée que mon fils ?

— Non. Mais elle avait fait circuler l’info pour sa fête sur Facebook.

— Comment pouvez-vous être sûr que mon fils a participé à tout ça ?

— La fête dégénérait, des voisins nous ont appelés. Quand mes hommes sont arrivés, ils ont arrêté un tas de jeunes. Beaucoup ont réussi à s’enfuir, mais votre fils était trop soûl. Il pouvait à peine bouger.

Je cherche désespérément des yeux une chaise. J’ai besoin de m’asseoir. Il n’y en a pas. Je regarde mes chaussures. Des mocassins de cuir. Mes chaussures banales. Et pourtant, ces pompes qui n’ont l’air de rien m’ont porté à la morgue de l’hôpital devant le corps de Pauline. Puis à l’appartement de Mélanie. Et à présent, ici, dans ce commissariat, au milieu de la nuit, pour venir chercher mon fils ivre mort.

— Vous voulez un verre d’eau ? propose le commissaire Bruno.

L’homme se révèle humain, finalement. J’accepte. J’observe la petite silhouette s’éloigner. Il revient aussitôt avec un verre d’eau qu’il me tend sans façon.

— Votre fils va arriver, dit-il.

Quelques minutes plus tard, deux policiers apparaissent, soutenant Arno par les épaules. Il avance en traînant les pieds, de la démarche maladroite typique du poivrot. Son visage est pâle, ses yeux sont injectés de sang. Il évite mon regard. Je sens la honte et la colère m’envahir. Comment Astrid réagirait-elle ?

Je signe quelques papiers. Arno empeste l’alcool, cependant je suis sûr qu’il est assez sobre pour se rendre compte de la situation. Le commissaire Bruno m’annonce que j’aurai besoin de prendre un avocat, au cas où les parents de la jeune fille déposeraient une plainte, ce qu’ils feront probablement. Nous quittons le commissariat. Je n’ai aucune envie d’aider mon fils. Je le laisse se traîner derrière moi jusqu’à la voiture, sans lui adresser la parole. Je ne veux même pas le toucher. Il me dégoûte. Pour la première fois de ma vie, je suis dégoûté par la chair de ma chair. Je le regarde se vautrer lamentablement dans la voiture. Un instant, il a l’air si jeune et fragile que je ressens presque de la pitié pour lui. Mais le dégoût reprend immédiatement le dessus. Il cherche sa ceinture et n’arrive pas à la boucler. Je ne bouge pas. J’attends qu’il se débrouille seul. Il respire bruyamment, comme quand il était petit. Quand il était un gentil petit garçon. Celui que je portais sur mes épaules et qui levait ses yeux innocents vers moi. Pas l’adolescent hautain au visage buté et méprisant. Je suis sidéré par le pouvoir des hormones, cette façon qu’elles ont de transformer en une nuit vos charmants enfants en parfaits inconnus.