Le chat quitte ses genoux d’un bond et vient se frotter contre mes jambes.

— Je ne sais pas comment dire ça. Je crois que ça va te faire un choc.

— Vas-y, on verra bien.

Nous sommes assis l’un en face de l’autre. Ses doigts délicats jouent avec les bracelets qu’elle porte au poignet. Le cliquetis du métal me dérange.

— Pendant la dernière nuit que nous avons passée à l’hôtel ce week-end tous les deux, je me suis réveillée. J’avais soif et je n’arrivais pas à me rendormir. J’ai essayé de lire, j’ai bu un verre d’eau, mais rien ne marchait. Alors je suis sortie sans bruit de ma chambre et je suis descendue au rez-de-chaussée. L’hôtel était plongé dans le plus parfait silence, tout le monde dormait. J’ai traîné devant la réception, j’ai traversé la salle à manger, puis j’ai décidé de me recoucher. C’est là que c’est arrivé.

Elle s’interrompt.

— Quoi donc ?

— Tu te souviens de la chambre numéro 9 ?

— Oui. La chambre de Clarisse.

— Je suis passée devant en remontant. Et j’ai eu un flash-back. Si puissant que j’ai dû m’asseoir sur les marches.

— Qu’as-tu vu ? murmuré-je.

— Notre dernier été à Noirmoutier. 1973. J’avais eu peur à cause de l’orage. C’était mon anniversaire, tu te souviens ?

Je fais oui de la tête.

— Cette nuit-là, je n’ai pas pu dormir. Je suis descendue jusqu’à la chambre de notre mère.

Elle s’arrête encore une fois. Le chat ronronne en se frottant contre moi.

— La porte n’était pas verrouillée, alors je l’ai ouverte tout doucement. Les rideaux n’étaient pas tirés, le clair de lune éclairait la pièce. Et là, j’ai vu qu’il y avait quelqu’un dans son lit.

— Notre père ?

Elle secoue la tête.

— Non. Je me suis approchée. Je ne comprenais pas, je n’avais que six ans, n’oublie pas. J’ai aperçu les cheveux noirs de Clarisse et j’ai vu qu’elle tenait quelqu’un entre ses bras. Quelqu’un qui n’était pas notre père.

— Mais qui, enfin ? m’étranglé-je.

Notre mère dans son lit avec un amant. Notre mère avec un autre homme. À quelques chambres de là, mes grands-parents et nous, les enfants. Notre mère. Jouant avec nous sur la plage dans son drôle de maillot de bain orange vif. Notre mère passant la nuit avec un autre homme.

— Je ne sais pas qui c’était.

— À quoi ressemblait-il ? demandé-je en m’enflammant. Tu l’avais déjà vu avant ? Était-ce un client de l’hôtel ?

Mélanie se mord les lèvres et détourne son regard. Puis elle me répond d’une voix douce :

— C’était une femme, Antoine.

— Que veux-tu dire ?

— C’était une femme que notre mère tenait dans ses bras.

— Une femme ? répété-je, abasourdi.

Le chat bondit de nouveau sur ses genoux. Elle le prend et le serre fortement contre elle.

— Oui, Antoine, tu as bien entendu, une femme.

— Tu es certaine ?

— Oui, je suis sûre. Je me suis avancée jusqu’au bord du lit. Elles dormaient. Elles avaient repoussé les draps. Elles étaient nues. Je me souviens avoir pensé qu’elles étaient belles. La femme en question était bronzée, mince et avait de longs cheveux. Je ne pouvais pas voir leur couleur dans la lumière de la lune, mais je dirais qu’ils étaient blond cendré.

— Tu crois vraiment qu’elles étaient amantes ? Elle a un sourire crispé.

— Disons qu’à six ans, je n’avais aucune idée de ces choses-là. Mais je me souviens très distinctement de ce que j’ai vu : la main de cette femme était posée sur un des seins de Clarisse. C’était un geste sexuel, possessif.

Je me lève et je fais les cent pas dans la pièce pour finir par m’arrêter devant la fenêtre. Je regarde l’animation de la rue de la Roquette. Je suis incapable d’articuler un mot. J’ai besoin d’une minute ou deux.

— Tu es choqué ? me lance-t-elle.

— On peut dire ça, oui.

Ses bracelets se remettent à cliquer.

— J’ai essayé de te révéler ce secret, j’ai senti que tu avais remarqué que quelque chose n’allait pas. Je ne pouvais plus me taire, c’est pour ça que j’ai voulu te parler sur le chemin du retour.

— Et à l’époque, avais-tu raconté à quelqu’un ce que tu avais vu dans la chambre 9 ?

— J’ai essayé de te le dire dès le lendemain matin. Tu jouais sur la plage avec Solange et tu ne m’as pas écoutée. Je n’en ai jamais parlé et j’ai fini par oublier. Jusqu’à cette nuit à l’hôtel, trente-quatre ans plus tard.

— As-tu jamais revu cette femme ?

— Non, et je ne sais pas du tout qui c’est.

Je reviens m’asseoir en face de Mélanie.

— Tu penses que notre mère était lesbienne ? lui demandé-je, à voix basse.

— Je me suis posé la même question, dit-elle, sur un ton monocorde.

— Peut-être qu’il s’agissait seulement d’une aventure d’un soir… Tu penses que notre père était au courant ? Nos grands-parents ?

Elle va dans la cuisine mettre de l’eau à bouillir, dispose des sachets de thé dans les tasses. Je suis abasourdi, comme si j’avais reçu un coup violent sur la tête.

— Tu te souviens de la dispute dont tu as été témoin entre Clarisse et Blanche ? Peut-être que c’était à cause de cette histoire ?

Mélanie hausse les épaules.

— Peut-être. Je ne pense pas que nos respectables et bourgeois grands-parents aient eu l’esprit assez ouvert pour accepter l’homosexualité. N’oublie pas, c’était en 1973.

Elle me tend une tasse de thé et s’assoit.

— Et notre père ? Que sait-il au juste ?

— Peut-être que toute la famille Rey était au courant. Il y a peut-être eu un scandale. En tout cas, on n’en parlait pas. Personne n’en a jamais parlé.

— Et Clarisse est morte…

— Oui, notre mère est morte. Et d’elle non plus, on n’a plus jamais parlé.

Nous restons silencieux un moment, face à face, à boire notre thé.

— Tu sais ce qui me trouble le plus dans toute cette histoire ? finit-elle par déclarer. Et je sais que c’est précisément cela, la cause de l’accident. Le simple fait d’en parler me fait mal, là.

Elle pose le plat de sa main à la naissance de son cou.

— Non, qu’est-ce qui te trouble ?

— Avant, je voudrais que tu m’avoues ce qui te dérange, toi.

Je respire un grand coup.

— J’ai la sensation de ne pas savoir qui était ma mère.

— Oui ! s’écrie-t-elle, en souriant pour la première fois depuis mon arrivée, même si ce n’est pas le sourire détendu qu’elle a d’habitude. C’est exactement ça.

— Et j’ignore comment je pourrais savoir qui elle était réellement.

— Moi, je sais, dit-elle.

— Comment ?

— La première question à se poser, c’est : est-ce que tu tiens à savoir, Antoine ? Le veux-tu vraiment ?

— Bien sûr ! Comment peux-tu en douter ?

Elle a de nouveau son drôle de sourire.

— C’est parfois plus facile de ne pas savoir. La vérité peut faire mal.

Me revient le souvenir du jour où j’ai trouvé la vidéo montrant Serge et Astrid en train de faire l’amour. Le choc. L’atroce souffrance.

— Je comprends ce que tu veux dire. Je connais cette souffrance-là.

— Tu es prêt à la ressentir à nouveau, Antoine ?

— Je ne sais pas, je réponds sans chercher à mentir.

— Moi, je suis prête. Prête pour la vérité. Je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. Je ne veux pas fermer les yeux sur ces événements. Je veux savoir qui était notre mère.

Les femmes sont tellement plus fortes que les hommes. Elle a l’air plus fragile que jamais dans son jean slim et son pull beige. Pourtant, une vraie puissance émane d’elle, une réelle détermination. Mélanie n’a pas peur, moi si. Elle me prend la main d’un geste maternel, comme si elle savait exactement ce qui me traversait l’esprit.

— Ne te laisse pas affecter par tout ça, Tonio. Rentre chez toi et occupe-toi de ta fille, elle a besoin de toi. Quand tu seras prêt, nous en reparlerons. Il n’y a pas d’urgence.

Je marque mon accord d’un hochement de tête. Me lève pour partir. J’ai la gorge serrée. La simple idée de retourner au bureau, de devoir affronter Lucie et le travail à abattre m’accable. J’embrasse ma sœur et file droit vers l’entrée. Au moment de sortir, je me retourne et lui dis :

— Tu dis que tu sais où trouver des informations.

— Oui. Chez Blanche.

Notre grand-mère. Elle a raison, bien sûr. Blanche aura probablement les réponses aux questions que nous nous posons. En tout cas, certaines réponses. Quant à savoir si elle sera d’accord pour nous les donner, ça, c’est une autre histoire.








Au lieu de retourner au bureau, je file tout droit à la maison. En chemin, je laisse un message à Lucie pour l’informer que je serai absent le reste de la journée. Arrivé chez moi, je me prépare une tasse de café, allume une cigarette et fume en buvant, assis à la table de la cuisine. J’ai toujours cette boule dans la gorge. Mon dos est douloureux. Je suis lessivé.

Le souvenir que m’a dévoilé Mélanie me hante. La chambre baignée par le clair de lune que je n’ai pas vue de mes propres yeux mais que j’imagine très bien, trop bien. Notre mère et son amante. Amante. Qu’est-ce qui me choque ? Que notre mère ait été infidèle ou qu’elle était bisexuelle ? Je ne suis pas sûr de savoir ce qui me bouleverse le plus. Et que ressent Mélanie à ce sujet ? Est-ce moins dur pour moi, parce que je suis un homme, d’imaginer ma mère lesbienne plutôt que mon père gay ? Voilà sans doute un bon cas pour un psy.

Je pense à mes amis homos, hommes et femmes. Mathilde, Milena, David, Matthew. À ce qu’ils m’ont raconté sur le jour où ils ont révélé leur secret, fait leur coming out, et de la réaction de leurs parents. Certains ont compris et accepté, d’autres ont préféré nier la vérité. Quelle que soit votre ouverture d’esprit, votre tolérance, la nouvelle de l’homosexualité d’un de vos parents tombe comme un couperet. Et n’est-ce pas plus dur encore quand ce parent est mort, quand il n’est plus là pour répondre à vos questions ?