— Les filles, vous ne seriez pas en train de fumer, par hasard ?
Ma voix s’étrangle, presque timide, et j’enrage en m’entendant parler ainsi, moi l’adulte.
Margaux hausse les épaules. Pauline est affalée sur le lit. Elle ne porte qu’un soutien-gorge à frou-frou et une culotte transparente bleue. Je détourne mes yeux de la rondeur de sa poitrine qui semble me sauter au visage.
— Juste quelques cigarettes, papa, dit Margaux en levant les yeux au ciel.
— Je te rappelle que tu n’as que quatorze ans. C’est vraiment la chose la plus idiote que tu puisses faire…
— Si c’est si idiot que ça, pourquoi tu fumes alors ? rétorque-t-elle avec une pointe d’ironie.
Elle me claque la porte au nez.
Je reste dans le couloir, les bras ballants. Je m’apprête à frapper de nouveau à sa porte. Mais je laisse tomber. Je me retire dans ma chambre et m’assois sur mon lit. Comment Astrid aurait-elle réagi dans une telle situation ? Hurlé ? Puni ? Menacé ? Est-ce que Margaux se permet de fumer quand elle est chez sa mère ? Pourquoi faut-il que je me sente si impuissant ? Ça ne pourrait pas être pire. J’espère.
Même dans son austère blouse d’hôpital bleue, Angèle est sexy. Elle enroule ses bras autour de moi, sans se soucier que nous soyons tous les deux dans la morgue, entourés de cadavres, tandis que des familles éplorées attendent dans la pièce d’à côté. Chacune de ses caresses me fait l’effet d’une décharge électrique.
— Quand es-tu libre ?
Je ne l’ai pas vue depuis plus de trois semaines. La dernière fois que je suis venu voir Mélanie, j’étais avec mon père et je n’ai pas eu une minute pour passer du temps avec Angèle. Mon père était fatigué et il avait besoin que je le reconduise à Paris.
Elle soupire.
— Carambolage sur l’autoroute, quelques crises cardiaques, un cancer, une rupture d’anévrisme, tout le monde semble s’être donné le mot pour mourir en même temps.
— Rupture d’anévrisme… dis-je tout bas.
— Une jeune femme d’une trentaine d’années.
Je la tiens serrée contre moi, en caressant ses cheveux lisses et soyeux.
— Ma mère est morte d’une rupture d’anévrisme, à la trentaine.
Elle lève les yeux vers moi.
— Mais tu n’étais encore qu’un gosse…
— Oui.
— L’as-tu vue morte ?
— Non. J’ai fermé les yeux au dernier moment.
— Les personnes qui meurent d’une rupture d’anévrisme restent belles. Avec cette jeune femme, je n’ai pas eu grand-chose à faire.
L’endroit où nous sommes est frais, silencieux, un petit couloir qui jouxte la salle d’attente.
— Tu es déjà passé voir ta sœur ? demande-t-elle.
— Je viens d’arriver. Elle est avec les infirmières. J’y retourne maintenant.
— OK. Laisse-moi une heure ou deux. Après, j’aurai terminé.
Elle dépose sur ma bouche un baiser chaud et humide. Je rejoins l’aile où se trouve Mélanie. L’hôpital semble très plein, il y a plus d’activité que d’habitude. Ma sœur est moins pâle, son teint presque rose. Ses yeux s’éclairent quand elle me voit.
— J’ai hâte de sortir d’ici, murmure-t-elle. Ils sont tous très gentils, mais je veux rentrer chez moi.
— Que dit le docteur Besson ?
— Elle dit que c’est pour bientôt. Comment s’est passée ta semaine ?
Je grimace, sans savoir par où commencer. Une mauvaise semaine à tous points de vue. Paperasserie ennuyeuse pour l’assurance de la voiture. Énième dispute avec Rabagny à propos de la crèche. Irritation à son comble avec Lucie. Et puis, notre père, son âge et sa mauvaise humeur. Un week-end difficile avec les enfants. L’école vient de reprendre et tout le monde est tendu. Jamais été aussi heureux de les déposer à Malakoff. Mais je garde les détails pour moi et réponds que c’était une de ces semaines où tout va de travers.
Je reste avec elle un moment. Nous parlons des lettres, des fleurs, des appels qu’elle a reçus. Le vieux Beau a envoyé une bague avec un rubis, de chez un joaillier de la place Vendôme. Je crois toujours qu’à un moment ou à un autre, elle va reparler de l’accident, mais non. La mémoire de cet instant ne lui est pas encore revenue. Je dois me montrer patient.
— J’ai hâte que ce soit l’automne, l’hiver… soupire Mélanie. Je déteste les fins d’été. Et il me tarde de voir revenir la saison des petits matins glacials et des bouillottes.
Le docteur Besson fait son entrée. Elle me serre la main et nous informe que Mélanie pourra être ramenée à Paris en ambulance d’ici quelques semaines, autour de la mi-septembre. Elle pourra passer sa convalescence chez elle, une convalescence de deux mois au moins, sous la surveillance d’un kinésithérapeute et avec des visites régulières chez son médecin.
— Votre sœur a été très courageuse, ajoute-t-elle, alors que nous remplissons quelques papiers dans son bureau.
Elle me tend une liasse de formulaires de sécurité sociale et d’assurance. Puis ses yeux fixent les miens.
— Comment va votre père ?
— Vous pensez qu’il est malade, n’est-ce pas ?
Elle acquiesce.
— Il ne s’est confié ni à ma sœur ni à moi sur ce qui n’allait pas. J’ai remarqué sa fatigue, mais je ne peux rien vous dire de plus.
— Et votre mère ? demande-t-elle. Sait-elle quelque chose ?
— Notre mère est morte quand nous étions petits.
— Oh, je suis désolée.
— Notre père s’est remarié. Mais je ne sais pas si ma belle-mère me révélerait quoi que ce soit sur sa santé. Nous ne sommes pas très proches.
Elle réfléchit un moment avant de reprendre.
— Je voulais m’assurer qu’il était surveillé médicalement.
— Pourquoi êtes-vous inquiète ?
— Je voulais être sûre.
— Voulez-vous que je lui parle ?
— Oui.
— Demandez-lui s’il voit un docteur.
— D’accord, je le ferai.
Je n’ai pas vu mon père depuis quelques semaines. Je ne lui ai pas parlé non plus. Mais j’ai rêvé de lui ces derniers jours, comme j’ai rêvé de ma mère. Des réminiscences de Noirmoutier. Des rêves où je vois mon père, ma mère quand ils étaient jeunes, sur la plage. Le sourire de ma mère et le rire de mon père. Je rêve aussi de notre récent séjour, à Mélanie et moi. La nuit de son anniversaire, comme elle était belle dans sa robe noire. Le couple élégant, à la table voisine, qui levait son verre en notre honneur. Le chef s’exclamant : « Madame Rey ! » La chambre numéro 9. Celle de ma mère. Depuis l’accident, les images de Noirmoutier me hantent jour et nuit.
« Morgue », indique le panneau. Je cogne une fois, puis deux. Pas de réponse. J’attends devant la porte d’Angèle un long moment. Elle n’a sans doute pas encore fini. Je vais m’asseoir dans la salle d’attente des endeuillés et je patiente. Il n’y a personne et j’avoue que pour le moment, j’aime mieux ça. Pour passer le temps, je consulte mon portable. Pas d’appels en absence. Pas de messages sur la boîte vocale. Pas de SMS.
Un léger bruit me fait lever la tête. Une personne portant d’énormes lunettes, un masque, un bonnet en tissu, des gants en latex, un pantalon bleu pâle coincé dans des bottes de caoutchouc, se tient devant moi. Je me lève précipitamment. La main gantée se débarrasse des lunettes et du masque. Apparaît alors le magnifique visage d’Angèle.
— Dure journée, dit-elle. Désolée de t’avoir fait attendre.
Elle a l’air fatigué. Ses traits sont tirés.
Derrière elle, par la porte entrouverte, j’aperçois un petit espace bleu. C’est là qu’elle travaille. Ça a l’air complètement vide. Il y a du linoléum. Au fond de cette pièce, une autre porte, ouverte elle aussi. Murs blancs, carrelage blanc au sol. Un brancard. Des bocaux et des outils que je n’identifie pas. Une odeur étrange flotte dans l’air. Sur elle, aussi, je la sens. Est-ce le parfum de la mort ? Du formol ?
— Tu as peur ?
— Non.
— Tu veux entrer ?
Je n’ai aucune hésitation.
— Oui, avec plaisir.
Elle ôte ses gants et nos mains se touchent enfin.
— Bienvenue chez Morticia ! dit-elle sur un ton mystérieux.
Elle referme la lourde porte derrière elle. Nous sommes là où les corps sont montrés une dernière fois aux familles.
J’essaie d’imaginer la scène. Moi auprès de ma mère dans un endroit comme celui-ci. Mon esprit est incapable de se souvenir ou d’imaginer quoi que ce soit. Si je l’avais vue morte, si je n’avais pas fermé les yeux, je me souviendrais. Je suis Angèle dans la pièce suivante, la blanche. L’odeur est encore plus forte. Une odeur soufrée écœurante. Dans un cercueil, un corps attend sous un drap blanc. Tout est très propre. Immaculé. Les instruments étincellent. Pas une tache. La lumière passe à travers les stores. On entend le ronronnement de l’air conditionné. Il fait plus frais dans cette pièce, plus frais que n’importe où dans cet hôpital.
— Que veux-tu savoir ? me demande Angèle.
— En quoi consiste ton métier ?
— Voyons ça avec le patient de cet après-midi.
Elle soulève doucement le drap. Je me raidis immédiatement comme je l’ai fait, autrefois, quand on a soulevé le drap qui recouvrait le corps de ma mère. Le visage qui apparaît est paisible. Un vieil homme, avec une barbe blanche broussailleuse. Il porte un costume gris, une chemise blanche, une cravate bleu marine et des chaussures en cuir. Ses mains sont croisées sur sa poitrine.
— Approche, dit-elle. Il ne va pas te mordre.
On dirait qu’il dort, mais plus je m’approche, plus la raideur particulière de la mort me saisit.
— Je te présente monsieur B. Il est mort d’une crise cardiaque. Il avait quatre-vingt-cinq ans.
— Tu l’as récupéré dans cet état ?
— Pas vraiment. Quand il est arrivé, il portait un pyjama taché, son visage était tordu et violacé.
Je frémis.
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