Malgré son embonpoint, Emmanuel n’a jamais l’air de souffrir de la chaleur. Tandis que je suis assis à siroter mon verre, je sens la sueur dégouliner le long de mes tempes et perler au-dessus de mes lèvres, et lui reste frais comme un gardon. La fenêtre de la cuisine est ouverte et donne sur une cour typiquement parisienne, aussi obscure qu’une cave, même en plein midi, avec une vue directe sur la fenêtre des voisins et la rambarde où pendent des torchons. Il n’y a pas la queue d’un courant d’air. Je déteste Paris par cette chaleur. Je regrette Malakoff et la fraîcheur du petit jardin, la table et les chaises branlantes sous le vieux peuplier. Emmanuel rouspète parce que je n’ai pas un couteau valable, pas plus qu’un moulin à poivre digne de ce nom.
Je n’ai jamais cuisiné. C’était Astrid qui s’en chargeait. Elle préparait les mets les plus délicieux et les plus originaux, qui ne cessaient d’impressionner nos amis. Ma mère était-elle bonne cuisinière ? Je ne me souviens d’aucune odeur de cuisine avenue Kléber. Avant que notre père n’épouse Régine, une gouvernante avait été engagée pour prendre soin de nous et de la maison. Madame Tulard, une femme osseuse avec du poil au menton. Championne de la soupe claire comme de l’eau et des choux de Bruxelles tristounets, de la semelle en forme d’escalope de veau et du riz au lait à la nage. Une grande tranche de pain de campagne avec du chèvre chaud. Ça, c’était notre mère. Le parfum puissant du chèvre et la rondeur moelleuse du pain, le soupçon de thym frais et de basilic, le filet d’huile d’olive. Résurgence de son enfance dans les Cévennes. Ils avaient tous un nom, ces petits fromages ronds : pélardons, picodons…
Emmanuel me demande comment va Mélanie. Je lui avoue que je ne saurais pas vraiment dire, mais je fais confiance à son chirurgien, une femme honnête et aimable. Je lui raconte la façon dont elle m’a réconforté la nuit de l’accident, comment elle s’est montrée patiente avec notre père. Il me demande alors des nouvelles des enfants, tout en dressant deux assiettes avec des légumes crus finement découpés, des tranches de gouda, un assaisonnement au yaourt et du jambon de Parme. Connaissant son solide appétit, je devine que ce n’est qu’une entrée. Nous entamons notre dîner. Je lui dis alors que mes enfants seront là ce week-end. Je le regarde engloutir son plat. Emmanuel est comme Mélanie. Il ne sait pas ce que c’est que d’élever des enfants. Et encore moins des adolescents. L’heureux homme ! Je dissimule un sourire ironique. J’ai du mal à imaginer Emmanuel dans le rôle de père.
Il a fini son assiette et se remet déjà au travail pour préparer le saumon. Ses gestes sont rapides et précis, son savoir-faire m’émerveille. Il parsème le poisson d’aneth et me tend ma part avec un demi-citron.
— Mélanie a fait une embardée parce qu’un souvenir concernant notre mère lui est revenu.
Il est stupéfait. Un petit bout d’aneth est resté coincé entre ses dents. Il s’en débarrasse d’un coup d’ongle.
— Maintenant, elle ne se souvient plus de rien, continué-je en savourant mon saumon.
Il fait de même, les yeux rivés sur moi.
— La mémoire lui reviendra. Tu le sais.
— Oui, ça lui reviendra. Mais pour le moment, ce n’est pas le cas et moi, je n’arrête pas d’y penser. Ça me rend dingue.
J’attends qu’il ait fini son saumon pour allumer une cigarette. Je sais qu’il déteste la fumée, mais, après tout, je suis chez moi.
— Tu crois que c’était quoi ?
— Un événement qui l’a bouleversée, profondément. Suffisamment pour qu’elle perde le contrôle de la voiture.
Je fume ma clope pendant qu’il tente de déloger un autre bout d’aneth.
— Et puis, j’ai rencontré cette femme, dis-je avec emphase.
Son visage s’illumine.
— Elle est thanatopractrice. Embaumeuse.
Il éclate de rire.
— Tu plaisantes.
— C’est la fille la plus sexy que je connaisse.
Il se frotte le menton en me regardant par en dessous.
— Et ?
Emmanuel adore ce genre de conversation.
— Elle m’a collé aux rideaux. Elle est étonnante. Magnifique.
— Blonde ?
— Brune. Avec des yeux dorés. Un corps de déesse. Un grand sens de l’humour.
— Où vit-elle ?
— À Clisson.
— C’est où, ça ?
— Pas loin de Nantes.
— Eh bien, tu devrais la revoir, elle te fait du bien apparemment. Je ne t’ai pas vu comme ça depuis…
— Depuis qu’Astrid m’a quitté.
— Non, avant ça. Tu n’as pas eu l’air aussi épanoui depuis des lustres.
Je lève mon verre de chardonnay.
— À Angèle Rouvatier.
Je pense à elle, dans cet hôpital de province. Je pense à la lenteur de son sourire, à la douceur de sa peau. Je pense à son goût sous ma langue. J’ai tellement envie d’elle que j’en hurlerais. Emmanuel a raison. Je ne me suis pas senti comme ça depuis des lustres.
Vendredi après-midi. Je quitte mon bureau pour aller rendre visite à mon père. La chaleur n’est pas retombée, Paris est un véritable four. Au coin des rues, traînent des grappes de touristes exténués. Les feuilles des arbres pendent misérablement. La poussière et la saleté forment des nuages gris et rampants. Je décide de marcher jusqu’à l’avenue Kléber, ce qui devrait me prendre quarante-cinq minutes. Il fait trop chaud pour le vélo et j’ai envie d’un peu d’exercice.
Les dernières nouvelles en provenance de l’hôpital sont bonnes. Le docteur Besson et Valérie m’ont appelé toutes les deux pour me dire que Mélanie reprenait des forces. (Il y a aussi eu des SMS d’Angèle Rouvatier, dont le contenu érotique m’a donné le frisson. J’ai sauvegardé tous ces messages dans mon téléphone.) En tournant à gauche après les Invalides, mon portable se met à vibrer dans ma poche. Je regarde le numéro qui s’affiche sur l’écran. Rabagny. Je décroche et regrette immédiatement de l’avoir fait. Il ne prend même pas la peine de me saluer. Comme d’habitude. Il a quinze ans de moins que moi, mais ne me montre pas le moindre respect.
— Je reviens de la crèche, aboie-t-il. Et tout ce que je peux dire, c’est que je suis atterré par votre manque de professionnalisme. Je vous ai engagé parce que vous aviez bonne réputation et que certaines personnes avaient été impressionnées par votre travail.
Je le laisse déblatérer. C’est toujours la même rengaine. J’ai souvent essayé de lui rappeler qu’en France, pendant le mois d’août, il est impossible de trouver rapidement des gens pour travailler, comme il est difficile d’obtenir les fournitures nécessaires.
— Je ne pense pas que le maire apprécie le fait que la crèche ne puisse pas ouvrir ses portes pour la rentrée de septembre, comme c’était prévu, continue-t-il. Vous avez pensé à ça ? Je sais que vous avez des problèmes familiaux, mais je me demande parfois si vos fameux problèmes ne vous servent pas d’excuses.
Je glisse le téléphone dans la poche de ma chemise sans l’éteindre et accélère le pas. J’approche de la Seine. La crèche n’a été qu’une longue série d’imprévus et de malentendus : le plancher mal posé, un peintre (qui ne faisait pas partie de mon équipe) qui se trompe dans les couleurs. Rien qui ne fût de mon ressort. Mais Rabagny ne voulait pas en démordre. Il ne pensait qu’à me prendre en défaut. Il m’avait tout de suite pris en grippe. Quoi que je fasse ou quoi que je dise, je l’irritais. D’ailleurs, la plupart du temps il évitait de croiser mon regard et fixait mes chaussures avec un air désapprobateur.
Je me demande combien de temps je vais pouvoir supporter son attitude. Le boulot est bien payé, au-dessus des tarifs habituels. Je sais qu’il faut que je prenne sur moi. La question est : comment ?
Après la place de l’Alma, où des hordes de touristes en larmes se penchent pour apercevoir le tunnel où Lady Di est morte, je commence l’ascension de l’avenue du Président-Wilson. Il y a moins de voitures, c’est un quartier plus résidentiel. Le 16e arrondissement, sa tranquillité, sa richesse, sa bonne éducation… Sinistre arrondissement. Quand vous dites à un Parisien que vous habitez le 16e, il en déduit que vous êtes plein aux as. L’été, les rues se vident. Tout le monde est en Normandie, en Bretagne ou sur la Côte d’Azur. Vieilles fortunes et nouveaux riches s’y côtoient avec plus ou moins de grâce. Le 16e ne me manque pas. Je suis heureux d’habiter rive gauche, dans le quartier bruyant, coloré et branché de Montparnasse, même si mon appartement donne sur un cimetière.
Je coupe par la rue de Longchamp. Je ne suis plus très loin de l’avenue Kléber. Les images de mon enfance me reviennent, tristes, déplaisantes. Je me demande pourquoi ces rues vides, bordées de majestueux bâtiments haussmanniens, sont à ce point lugubres. Pourquoi ai-je tant de mal à respirer en me promenant par ici ?
Arrivé avenue Kléber, je regarde ma montre. Je suis en avance. Je marche encore un peu, jusqu’à la rue des Belles-Feuilles. Cela fait des années que je ne suis pas venu ici. Dans mon souvenir, c’était un endroit vivant et animé. C’était la rue où l’on faisait les courses. On y trouvait le poisson le plus frais, la viande la plus goûteuse, la baguette la plus croustillante, à peine sortie du four. Ma mère y allait chaque matin, avec son filet à provisions sous le bras. Mel et moi suivions, respirant l’odeur des poulets grillés et des croissants chauds qui nous mettaient l’eau à la bouche. Aujourd’hui, la rue est déserte. Un McDonald triomphant a pris la place d’un ancien restaurant gastronomique et un supermarché Picard celle d’un ancien cinéma. La plupart des magasins d’alimentation ont été remplacés par des boutiques de vêtements ou de chaussures chic. Les odeurs alléchantes ont disparu.
Je vais jusqu’au bout de la rue. Si je tourne à gauche, par la rue de la Pompe, j’arrive tout droit chez ma grand-mère, avenue Georges-Mandel. Je caresse un moment l’idée de lui rendre visite. Le lymphatique et gentil Gaspard viendra m’ouvrir en souriant, si heureux de voir « Monsieur Antoine ». Je remets ça à un autre jour. Je retourne du côté de chez mon père.
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