— Ça a dû être épouvantable, surtout après un aussi joli week-end. J’ai parlé à Mel, le jour de son anniversaire, elle avait l’air enchanté. Je me demande sans arrêt comment cela a pu arriver.
Elle me regarde à nouveau. Je ne sais quoi lui répondre, je détourne la tête.
— Elle a simplement quitté la route, c’est tout, Valérie. Rien de plus. Voilà ce qui est arrivé.
Elle m’enlace de son bras bronzé.
— Tu sais quoi ? Pourquoi ne me laisserais-tu pas ici avec elle ? Tu pourrais remonter à Paris avec Marc et moi, je veillerais sur Mel quelque temps.
Je réfléchis à son idée. Elle poursuit :
— Il n’y a pas grand-chose que tu puisses faire ici, pour le moment. Elle est immobilisée, alors tu ferais aussi bien de rentrer chez toi, de me laisser prendre la suite, et on verra bien ce qui se passe, non ? Ton boulot et tes enfants ont besoin de toi. Tu pourras toujours revenir plus tard avec ton père, qu’en dis-tu ?
— Je me sens mal de la laisser ici.
— Oh, ça va ! Je suis sa plus vieille et sa meilleure amie, alors s’il te plaît. Je fais ça pour elle et pour toi aussi. Pour tous les deux.
Je lui serre le bras, attends un peu et dis :
— Valérie, te souviens-tu de notre mère ?
— Votre mère ?
— Vous êtes amies depuis si longtemps avec Mel. Je pensais que peut-être tu te souviendrais d’elle.
— Nous nous sommes connues juste après sa mort. Nous avions huit ans. Mes parents m’avaient recommandé de ne pas lui en parler, mais Mel m’avait montré des photos d’elle, des petits objets qui lui avaient appartenu. Et puis votre père s’est remarié. Nous, nous sommes devenues des adolescentes, avec les garçons pour seul centre d’intérêt, et on n’en a plus vraiment reparlé. Mais j’étais tellement désolée pour vous deux. Personne autour de moi n’avait perdu sa mère. Je me sentais coupable et triste.
Coupable et triste. Je connaissais d’autres enfants à l’école qui ressentaient la même chose. Certains copains étaient si choqués qu’ils n’arrivaient plus à me parler normalement. Ils m’ignoraient ou rougissaient quand je leur adressais la parole. La directrice avait prononcé un discours maladroit et on avait célébré une messe spéciale pour Clarisse. Les professeurs ont tous été très gentils avec moi pendant quelques mois. J’étais devenu le garçon-qui-a-perdu-sa-mère. On murmurait dans mon dos, on se tapait du coude, on me désignait d’un coup de menton discret. Regarde, c’est lui, le-garçon-qui-a-perdu-sa-mère.
Je vois Marc revenir avec la petite et le chien. Je sais que je peux faire confiance à Valérie. Elle prendra bien soin de ma sœur. Elle m’explique qu’elle a un sac avec tout ce qu’il faut, qu’elle peut rester sans problème quelques jours, c’est simple et nécessaire, et, elle le souhaite. Alors je me décide rapidement. Je vais partir avec Marc, Rose et Léa. J’ai besoin d’un peu de temps pour plier bagage, prévenir l’hôtel que Valérie demande une chambre et saluer ma sœur, si heureuse de voir sa meilleure amie qu’elle ne se montre pas bouleversée par mon départ.
J’erre devant le bureau d’Angèle, dans l’espoir de la croiser. Elle n’est pas dans le coin. Je pense au cadavre qu’elle doit être en train d’arranger. Tandis que je m’éloigne, j’aperçois le docteur Besson. Je lui explique que je vais rentrer à Paris ; la meilleure amie de ma sœur va prendre le relais à son chevet et je reviendrai bientôt. Le médecin me rassure : Mélanie est entre de bonnes mains. Elle conclut par cette phrase étrange :
— Gardez un œil sur votre père.
J’acquiesce et file en me demandant ce que ces mots sous-entendent. Trouve-t-elle que mon père a l’air malade ? A-t-elle remarqué quelque chose qui m’aurait échappé ? J’ai presque envie de faire demi-tour pour qu’elle m’explique de quoi il s’agit, mais Marc m’attend et la gamine piaffe. Alors nous partons sans tarder en faisant au revoir de la main à Valérie, silhouette réconfortante à l’entrée de l’hôpital.
La route est longue sous cette chaleur, mais miraculeusement silencieuse. La petite et le chien se sont endormis. Marc étant du genre taciturne, nous roulons en écoutant de la musique classique sans discuter beaucoup, ce qui est un vrai soulagement pour moi.
Mon premier geste en arrivant chez moi est d’ouvrir en grand toutes les fenêtres. L’appartement sent le renfermé et la moiteur. Paris a son parfum d’été, poussiéreux, lourd, harassé, chargé de fumée de pots d’échappement et de merdes de chiens. La rue Froidevaux, trois étages plus bas, délivre un incessant vrombissement automobile m’obligeant rapidement à tout refermer.
Le réfrigérateur est vide. Je ne supporte pas l’idée de dîner seul. J’appelle Emmanuel, tombe sur son répondeur, le supplie de surmonter la canicule et les embouteillages et de venir de son Marais jusqu’à Montparnasse pour me soutenir moralement et me prêter compagnie, ce qu’il acceptera sans aucun doute. Quelques minutes plus tard, j’entends le bip de mon téléphone et m’attends à trouver un SMS d’Emmanuel. Mais non.
Ça s’appelle filer à l’anglaise. Quand reviens-tu ?
Tout mon sang se concentre dans ma poitrine et je transpire davantage. Angèle Rouvatier. Je ne peux retenir un sourire presque carnassier. Je balance le téléphone dans ma main comme un ado sentimental. Je réponds brièvement : Tu me manques. Je t’appelle. Je me sens immédiatement stupide. Je n’aurais pas dû envoyer ce message. Admettre qu’elle me manquait. Je me précipite au Monoprix de l’avenue du Général-Leclerc pour acheter du vin, du fromage, du jambon et du pain. Le téléphone, encore, au moment où je quitte le supermarché. C’est Emmanuel, cette fois. Son SMS m’indique qu’il est en chemin.
En l’attendant, je mets un CD de vieux tubes d’Aretha Franklin, volume à fond. La vieille voisine du dessus est sourde comme un pot et le couple d’en dessous encore en vacances. Je me verse un verre de chardonnay et me balade dans l’appartement en fredonnant Think. Le week-end prochain, j’ai mes enfants. Je jette un coup d’œil dans leurs chambres. Au moment du divorce, ils trouvaient amusant d’avoir des chambres dans deux maisons différentes. Ça tombait bien. Je les ai laissés décorer à leur goût. Les murs de la chambre de Lucas sont intégralement Star Wars, couverts de Jedi et de Dark Vador. Celle d’Arno entièrement peinte en bleu marine, a un air étrangement aquatique. Margaux a épinglé un poster de Marilyn Manson au top de sa forme, que j’évite de regarder. Il y a aussi une photo qui me dérange, de Margaux et sa meilleure amie, Pauline, maquillées comme des voitures volées et le majeur insolemment dressé. Ma femme de ménage, l’énergique et bavarde madame Georges, se plaint de l’état de la chambre d’Arno : elle ne peut même pas ouvrir la porte tant il y a de bazar par terre. Chez Margaux, ce n’est pas mieux. Seul Lucas semble faire un petit effort de rangement. Je les laisse se débrouiller avec leur fouillis. Je les vois peu et je refuse de perdre du temps à leur répéter sans arrêt de mettre un peu d’ordre. Je laisse ça à Astrid. Et à Serge.
Je remarque que Lucas a un arbre généalogique accroché au-dessus de son bureau. Je ne l’avais jamais vu. Je pose mon verre pour y regarder de plus près. Les parents d’Astrid, en remontant jusqu’aux grands-parents, les Français et les Suédois. De notre côté, la famille Rey et un point d’interrogation à côté de la photographie de mon père. Lucas ne sait pas grand-chose sur ma mère. Peut-être même ignore-t-il son nom. Qu’ai-je raconté à mes enfants à son sujet ? Presque rien.
Je prends un crayon sur son bureau et inscris avec soin « Clarisse Élzyère, 1939-1974 » dans le petit rectangle qui jouxte « François Rey, 1934 ».
Tous les membres de la famille présents dans cet arbre généalogique ont une photo accolée, sauf ma mère. Une étrange frustration m’envahit.
La sonnette annonce l’arrivée d’Emmanuel. Une joie soudaine me traverse. Je suis content qu’il soit là, ravi de ne pas me retrouver seul, et j’enroule avec enthousiasme mes bras autour de son corps râblé et bien charpenté. Il me tape sur l’épaule en un réconfortant geste paternel.
Je connais Emmanuel depuis plus de dix ans. Nous nous sommes rencontrés quand je m’occupais du réaménagement des bureaux de sa boîte de pub avec mon équipe. Il a mon âge, mais fait plus vieux, j’imagine à cause de sa boule à zéro. Il compense son absence totale de cheveux par une barbe rousse et broussailleuse dans laquelle il aime passer les doigts. Emmanuel a toujours des vêtements de couleurs vives et bariolées, que je n’oserais jamais porter, mais que lui arbore avec un panache certain. Ce soir, sa chemise Ralph Lauren est orange vif. Ses yeux bleu pervenche pétillent derrière ses lunettes.
Je brûle de lui dire à quel point je suis heureux de sa présence, à quel point je lui suis reconnaissant, mais comme d’habitude, sur un mode typique famille Rey, les mots se retirent et je les garde pour moi.
Je le débarrasse du sac plastique qu’il porte avec lui et nous allons dans la cuisine. Il se met immédiatement au travail. Je le regarde faire en lui proposant mon aide, même si je sais d’avance qu’il la refusera. Il prend possession de la cuisine et je n’y vois aucun inconvénient.
— Tu n’as toujours pas de tablier digne de ce nom, j’imagine ? grommelle-t-il.
Je pointe du doigt celui de Margaux, rose, avec un énorme Mickey, qui pend à un crochet près de la porte et qu’elle a depuis l’âge de dix ans. Il soupire et l’enroule tant bien que mal autour de ses hanches rondouillardes. Je retiens un rire.
La vie personnelle d’Emmanuel est un mystère. Il vit plus ou moins avec une créature compliquée et déprimée, répondant au doux nom de Monique, mère de deux adolescents d’un précédent mariage. Je ne sais pas ce qu’il lui trouve. Et je suis à peu près certain qu’il a des aventures dès qu’elle a le dos tourné. En ce moment, par exemple, puisqu’elle est encore en vacances en Normandie avec ses enfants. Je peux même affirmer qu’il est sur un coup à la façon qu’il a de siffloter en découpant les avocats avec cette mise de sale garnement que je lui connais souvent à cette époque de l’année.
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