Arno se tait. Ses mains sont si grandes désormais. De vraies mains d’homme.

— Tu crois que c’était quoi ?

J’inspire un bon coup.

— Je crois que ça concernait notre mère.

Arno a l’air surpris.

— Votre mère ? Mais vous n’en parlez jamais !

— C’est vrai, mais ce séjour de trois jours à Noirmoutier nous a beaucoup remués. Nous avons évoqué le passé et parlé d’elle. Toutes sortes d’images ont refait surface.

— Continue, me presse-t-il. Comme quoi ?

J’aime sa façon de poser des questions, directe, sans détour.

— Comment elle était, par exemple.

— Tu avais oublié ?

— Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je me souviens parfaitement du jour de sa mort, qui reste le pire jour de ma vie. Imagine : tu dis au revoir à ta mère, tu pars à l’école avec la jeune fille au pair, tu passes une journée de classe comme toutes les autres et tu reviens, fin d’après-midi, avec ton pain au chocolat à la main. Sauf que quand tu arrives à la maison, ton père est déjà rentré, tes grands-parents sont là, tous avec une mine à faire peur. Ils t’annoncent que ta mère est morte. Qu’elle a eu quelque chose au cerveau. Ensuite, à l’hôpital, on te montre un corps sous un drap en te disant que c’est ta mère. On soulève le drap et tu fermes les yeux. C’est ce que j’ai fait, j’ai fermé les yeux.

Il me fixe en accusant le coup.

— Pourquoi tu ne m’as jamais rien raconté ?

Je hausse les épaules.

— Tu ne m’as jamais rien demandé.

Son regard retombe. Le piercing qu’il porte à l’un de ses sourcils suit le mouvement. Décidément, je ne m’y ferai jamais.

— C’est nul comme raison !

— En fait, je ne savais pas comment t’en parler.

— Pourquoi ?

Ses questions commencent à me déranger. Mais je veux continuer de lui répondre. Je ressens le besoin vital de me débarrasser d’un poids qui m’oppresse, en me confiant, pour la première fois, à mon fils.

— Parce que, quand elle est morte, tout a changé pour Mel et moi. Personne ne nous a expliqué ce qui s’était passé. C’était les années soixante-dix, tu comprends. De nos jours, on fait plus attention aux enfants, on les emmène chez le psy quand ce genre d’événement survient. Mais, à l’époque, personne ne nous a aidés. Notre mère avait disparu de nos vies, voilà tout. Notre père s’est remarié. On n’a plus jamais entendu prononcer le prénom de Clarisse. Ses photos, toutes les photos où elle était, ont disparu du paysage.

— C’est vrai ? grommelle-t-il.

— Oui, c’est vrai. On l’a effacée de nos vies. Et nous, nous avons laissé faire. Parce que la tristesse nous écrasait, que nous n’étions que des enfants, impuissants. Quand nous avons été assez âgés pour nous débrouiller tout seuls, nous avons quitté la maison, Mélanie et moi. Et tout ce temps, nous avons laissé les souvenirs de notre mère rangés dans des cartons. Je ne parle pas de ses vêtements, de ses livres, des objets qui lui appartenaient, non, je parle des souvenirs que nous avions d’elle.

J’ai soudain du mal à respirer.

— Elle était comment ? demande-t-il.

— Physiquement, elle ressemblait à Mel. La même silhouette, la même couleur de cheveux. Elle était gaie, pétillante. Pleine de vie.

Je m’interromps. Une douleur trop intime me perce le cœur. Je ne peux plus parler. Les mots ne veulent pas sortir.

— Excuse-moi de t’avoir embêté avec tout ça, marmonne Arno. On en parlera une autre fois. Ne t’inquiète pas, papa.

Il étire ses longues jambes et me tape le dos affectueusement, sans doute gêné d’être témoin de mon émotion.

La femme en blouse bleue que j’ai croisée tout à l’heure passe près de nous et me sourit une fois encore. Elle a de belles jambes. Un joli sourire. Je lui retourne son attention.

Le portable d’Arno se met à sonner et il se lève pour répondre. En baissant la voix, il s’éloigne de moi. Je ne sais rien de la vie de mon fils. Il ne ramène que rarement ses copains à la maison, sauf une fille dérangeante dans le genre gothique, avec des cheveux noir corbeau et des lèvres violettes, une sorte d’Ophélie en train de se noyer. Ils s’enferment dans sa chambre et écoutent de la musique à fond. En fait, je déteste poser des questions à mon fils. Un jour que je tentais une approche tout en légèreté, je me suis vu gratifié d’un glacial : « T’es de la Gestapo ou quoi ? » Depuis, j’évite les questions. D’ailleurs, quand j’avais son âge, je détestais que mon père fourre son nez dans mes affaires. Mais je n’aurais jamais osé lui répondre de cette façon.

J’allume une cigarette et me lève pour me dégourdir les jambes. Je réfléchis. Comment organiser le séjour de Mélanie à l’hôpital ? Je ne sais pas par où commencer. Je sens une présence près de moi. Quand je me retourne, je tombe sur la femme aux longues jambes et à la blouse bleue.

— Puis-je vous demander une cigarette ?

Je lui tends mon paquet d’une main maladroite. Même gaucherie quand je me débats avec mon briquet.

— Vous travaillez ici ?

Elle a des yeux étonnants, presque dorés. J’imagine qu’elle doit avoir la quarantaine, peut-être plus jeune. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est agréable à regarder.

— Oui, me répond-elle.

Nous sommes un peu gênés. Je jette un coup d’œil sur son badge. Angèle Rouvatier.

— Vous êtes médecin ?

Elle sourit.

— Non, pas exactement.

Avant que je puisse poser une autre question, elle me demande :

— Est-ce que ce jeune homme est votre fils ?

— Oui. Nous sommes ici parce que…

— Je sais pourquoi vous êtes ici, dit-elle. C’est un petit hôpital.

Elle parle d’une voix basse et amicale. Pourtant quelque chose d’étrange se dégage de sa personne, je ne saurais dire quoi exactement. Une certaine distance.

— Votre sœur a eu de la chance. C’était un sacré choc. Vous aussi, vous avez eu de la chance.

— Oui, j’ai eu beaucoup de chance.

Nous tirons quelques bouffées en silence.

— Vous travaillez avec le docteur Besson, si je comprends bien.

— C’est le patron.

Je note qu’elle ne porte pas d’alliance. Avant c’est un détail qui m’aurait échappé.

— Je dois y aller. Merci pour la cigarette.

J’admire la finesse de ses longs mollets. Je ne me souviens même pas de la dernière femme avec qui j’ai couché. Probablement une fille rencontrée sur Internet. Ce devait être un de ces coups sinistres d’une ou deux heures. Préservatif usagé, au revoir pressé, et on passe à autre chose.

La seule fille chouette que j’aie rencontrée depuis mon divorce est une femme mariée, Hélène. Une de ses filles suit le même cours d’art plastique que Margaux. Mais elle n’a pas envie d’avoir une aventure. Elle préfère que nous restions amis. Ça me va bien comme ça. Elle est devenue une alliée précieuse. Quand nous dînons dans les brasseries bruyantes du Quartier latin, elle me tient la main et me laisse déballer mes idées noires. La situation n’a pas l’air de déranger son mari. De toute façon, il n’a aucune raison d’être jaloux de moi. Hélène vit boulevard de Sébastopol dans un appartement, où règne un joyeux fouillis, qu’elle a hérité de son grand-père et redécoré de manière audacieuse. La façade du bâtiment est en piteux état. Le quartier est coincé entre les Halles et Beaubourg, deux symboles de la vanité présidentielle. Quand je vais là-bas rendre visite à Hélène, à chaque fois, des souvenirs d’enfance me reviennent. Mon père et moi aimions traîner le long des stands du marché des Halles, aujourd’hui disparu. Il aimait me sortir du 16e arrondissement pour me montrer le vieux Paris, celui qui semblait tout droit sorti d’un roman d’Émile Zola. Je me souviens, je reluquais en douce les prostituées alignées le long de la rue Saint-Denis, jusqu’au moment où mon père me sommait sévèrement d’arrêter.

Je suis du regard Astrid et Margaux qui remontent de l’hôtel, requinquées par la douche. Astrid a les traits plus détendus, elle semble reposée. Elle tient la main de Margaux et leurs bras se balancent, comme nous le faisions quand notre fille était encore petite.

Je sais que ce sera bientôt l’heure du départ, inexorable. Je dois me préparer. Comme toujours j’ai besoin de temps.








À la fin de la journée, le visage de Mélanie, sur la taie d’oreiller blanche, parait avoir repris des couleurs, ou n’est-ce que le travail de mon imagination ? Tout le monde est parti, et nous sommes tous les deux seuls, dans la chaleur doucement déclinante de ce mois d’août, accompagnés par le ronronnement du ventilateur.

Cet après-midi, j’ai appelé son patron, Thierry Drancourt, son assistante, ses amis proches, Valérie, Laure, Édouard. J’ai tenté d’expliquer la situation, de ma voix la plus douce et la plus calme, mais ils ont tous eu l’air inquiet. Pouvaient-ils envoyer quelque chose, aider d’une façon ou d’une autre ? Souffrait-elle ? Je les ai rassurés en leur répétant qu’elle allait bien, qu’elle se rétablirait rapidement. Dans le téléphone de Mel, que j’ai récupéré, j’ai trouvé quelques messages du vieux beau, mais je ne l’ai pas rappelé.

Dans l’intimité des toilettes pour hommes, situées au bout du couloir, j’ai appelé mes meilleurs amis, Hélène, Didier, Emmanuel et leur ai raconté, d’une voix résolument différente, tremblante, à quel point j’avais eu peur, à quel point j’avais peur encore en la voyant allongée sur son lit, plâtrée, immobile, le regard vide. Hélène était en pleurs et Didier pouvait à peine parler. Seul Emmanuel a trouvé la force de me réconforter de sa voix de stentor et de son rire chaleureux. Il a proposé de me rejoindre et j’ai caressé l’idée un moment.

— Je crois bien que je n’aurai plus jamais envie de conduire, me dit Mélanie faiblement.

— Pense à autre chose. C’est trop tôt de toute façon.

Elle tente un haussement d’épaules et grimace de douleur.