— Non. Continue.
— C’est tout.
— Non, mais je veux dire, raconte-moi comment elle était.
— Mélanie lui ressemble. Petite, brune aux yeux verts. Riant beaucoup. Elle avait la joie communicative, elle nous rendait tous très heureux.
Il me semble que notre père a cessé de sourire depuis la mort de Clarisse et qu’il sourit encore moins depuis son mariage avec Régine. Mais comment le dire à Joséphine ? Je préfère me taire. Je suis certain qu’elle sait aussi bien que moi que ses parents mènent deux vies antagonistes. Mon père voit ses amis avocats à la retraite, passe des heures dans son bureau à lire ou à écrire, se plaint sans arrêt, tandis que Régine supporte patiemment ses humeurs, joue au bridge dans son club de femmes et fait comme si tout allait bien avenue Kléber.
— Et sa famille ? Tu continues à les voir ?
— Ils sont morts quand elle était enfant. C’étaient des gens modestes, de la campagne. Elle avait une sœur, plus âgée, qu’elle ne voyait pas beaucoup. Après sa mort, cette sœur a complètement disparu. Je ne sais même pas où elle vit.
— C’était quoi son nom de jeune fille ?
— Élzyère.
— Elle venait d’où exactement ?
— Des Cévennes.
— Ça va ? me demande-t-elle subitement. Tu as une mine affreuse.
— Merci, dis-je en faisant la moue.
Puis, après une pause :
— En fait, tu as raison. Je suis épuisé. Et puis, lui qui se pointe…
— Ouais. Tu ne t’entends pas trop avec lui, hein ?
— Pas trop bien, non.
C’est une demi-vérité, parce que je m’entendais très bien avec lui quand Clarisse était vivante. C’est lui qui a commencé à m’appeler Tonio. Nous étions très complices, sans débordements, ce qui convenait au petit garçon calme que j’étais. Pas de partie de foot obligée. Le week-end, pas d’activité virile sentant la sueur, mais des promenades contemplatives dans le voisinage, de fréquentes visites au Louvre, dans l’aile des Antiquités égyptiennes, mon département préféré. Parfois, entre les sarcophages et les momies, j’attrapais un murmure. N’est-ce pas l’avocat François Rey ? Et j’étais fier qu’on nous voie main dans la main, fier d’être son fils. Mais c’était il y a plus de trente ans.
— Il aboie plus qu’il ne mord, justifie-t-elle.
— C’est facile à dire pour toi, tu es sa chouchoute, sa petite chérie.
Elle le reconnaît de bonne grâce et avec une certaine élégance.
— Ce n’est pas toujours facile d’être le chouchou, murmure-t-elle.
Puis elle reprend de la voix pour demander :
— Et ta famille à toi ?
— Ils arrivent. Tu les verras, si tu restes encore un peu.
— Super ! s’exclame-t-elle, avec trop d’enthousiasme. Et ton boulot, ça va comment ?
Pourquoi se donne-t-elle tant de mal pour alimenter cette surprenante conversation ? Joséphine ne m’a jamais rien demandé, si ce n’est des cigarettes. La dernière chose dont je souhaite parler, c’est bien de mon travail. Rien que d’y penser, j’ai la nausée.
— Eh bien, je suis toujours architecte et toujours aussi peu heureux de l’être.
Avant qu’elle ne me demande pourquoi, je lui lance à mon tour une salve de questions.
— Et toi, alors ? Petit ami, boulot, t’en es où ? Tu vois toujours ce propriétaire de boîte de nuit ? Et tu travailles toujours dans le Marais, pour un designer ?
Je passe sur l’homme marié avec qui elle a eu une aventure l’année dernière, comme sur les longs mois où elle est restée sans emploi, à regarder des DVD dans le bureau de son père ou à faire des virées shopping dans la Mini Austin noire de sa mère.
Un sourire soudain, qui ressemble plutôt à une grimace, déforme son visage. Elle lisse ses cheveux en arrière et s’éclaircit la gorge.
— En fait, Antoine, j’apprécierais vraiment si tu pouvais… – Elle s’interrompt et se racle de nouveau la gorge. – Si tu pouvais me prêter du fric.
Ses yeux bruns me fixent. Son regard est à la fois suppliant et effronté.
— Tu as besoin de combien ?
— Euh, disons, mille euros.
— Tu es dans le pétrin ? dis-je avec la voix de pater familias dont j’use avec Arno.
Elle secoue la tête.
— Non, bien sûr que non ! J’ai juste besoin de liquide. Et tu sais que je ne peux rien leur demander.
J’imagine qu’elle veut parler de ses parents.
— Je n’ai pas cette somme sur moi, tu imagines bien.
— Il y a un distributeur de l’autre côté de la rue, renchérit-elle comme si elle me rendait service. Elle attend.
— OK, j’ai compris ! Tu en as besoin tout de suite, c’est ça ?
Elle acquiesce.
— Joséphine, je veux bien t’avancer cette somme, mais j’aurai besoin que tu me rendes cet argent. Depuis mon divorce, je ne roule pas sur l’or.
— Bien sûr, sans problème, c’est promis.
— Malheureusement pour toi, je ne crois pas qu’il soit possible de retirer autant d’argent à une machine.
— Et si tu me donnais le maximum que tu peux retirer et le reste en chèque ?
Elle se lève et glisse hors de la pièce en balançant triomphalement ses hanches étroites. Nous quittons l’hôpital pour nous rendre au distributeur. Nous fumons tout en marchant et je ne peux m’empêcher de penser que je suis en train de me faire arnaquer. Voilà à quoi ça mène de se rapprocher de sa demi-sœur.
Après avoir tendu les billets et le chèque à Joséphine, qui m’embrasse sur la joue avant de repartir d’un pas léger, je descends vers la ville. Pas envie de retourner à l’hôpital. C’est un de ces bourgs provinciaux sans rien à signaler. Un drapeau délavé flotte au fronton de la petite mairie qui fait face à une église austère. Puis se succèdent l’inévitable bar-tabac, la boulangerie, un hôtel sans prétention, l’Auberge du Dauphin. Je ne croise personne. Le bar-tabac est désert. Il est encore trop tôt pour déjeuner. Quand j’en pousse la porte, un jeune homme peu engageant lève le menton dans ma direction. Je commande un café et je m’assois. Une radio invisible hurle les nouvelles. Europe 1. Les tables recouvertes de nappes en plastique sont grasses au toucher. Peut-être devrais-je passer deux ou trois coups de téléphone à mes amis les plus proches pour leur apprendre ce qui s’est passé. Appeler Emmanuel, Hélène, Didier. Je ne cesse de repousser le moment. Est-ce parce que je ne peux plus prononcer ces mots ? Décrire l’accident à nouveau ? Et les amis de Mélanie ? Et son patron ? Qui va leur annoncer ? Moi, probablement. La semaine suivante allait être chargée pour Mélanie. Préparation de la rentrée littéraire d’automne. La période de l’année où le travail est le plus intense pour tous les professionnels de l’édition, et donc pour mon ex-femme. Et puis il y a toutes mes emmerdes à moi, Rabagny et ses sautes d’humeur, les plans qu’il veut sans arrêt modifier, la perle d’assistante à trouver une fois que je me serai enfin décidé à virer l’autre.
J’allume une cigarette.
— Profitez-en, l’année prochaine c’est fini, ricane le jeune homme au sourire revêche. On devra sortir sur le trottoir pour fumer. C’est pas bon pour le business, ça. Pas bon du tout. J’ferais aussi bien de fermer.
Il a l’air tellement remonté que je préfère, lâchement, ne pas poursuivre la conversation. Je me contente de sourire, de hocher la tête et de hausser les épaules, plongé dans l’étude exagérément enthousiaste de mon téléphone portable.
J’ai recommencé à fumer quand Astrid m’a annoncé qu’elle était amoureuse de Serge. J’avais arrêté pendant dix ans. En un clic de briquet, je suis redevenu fumeur. Tout le monde m’est tombé dessus. Astrid, qui ne jure que par la vie « saine », était consternée. Ça m’était complètement égal. Fumer était la seule chose que personne ne pouvait m’enlever, au risque de devenir un mauvais exemple pour mes enfants, à cet âge fragile où Margaux et Arno devenaient influençables et où fumer est « trop cool ». Mon appartement de la rue Froidevaux sentait la cendre froide. Un appartement avec vue sur le cimetière. Rien à dire du voisinage. Que des gens bien : Baudelaire, Maupassant, Beckett, Sartre, Beauvoir… J’ai vite appris à ne pas regarder par la fenêtre du salon. Ou à ne le faire que la nuit, quand les crucifix et les caveaux de pierre ne sont plus visibles, quand la distance jusqu’à la tour Montparnasse n’est plus qu’un mystérieux espace noir et vide.
J’avais passé un temps fou à essayer de faire de cet appartement mon chez-moi. En vain. J’avais saccagé les albums patiemment composés par Astrid, arrachant mes photos préférées des enfants, de nous deux, pour en tapisser les murs. Arno dans mes bras, le jour de sa naissance. Margaux dans sa première robe, Lucas posant triomphalement au troisième étage de la tour Eiffel en brandissant une sucette poisseuse. Les vacances au ski, à la mer, les châteaux de la Loire, les anniversaires, les spectacles d’école, les fêtes de Noël : une exposition sans fin de l’heureuse famille que nous avions formée.
Malgré les photos, malgré les rideaux aux couleurs vives (Mélanie m’avait aidé sur ce coup-là), la cuisine joyeuse, les canapés confortables de chez Habitat et l’éclairage adéquat, mon appartement transpire désespérément le vide. La vie ne surgit qu’à l’arrivée des enfants les week-ends où j’en ai la garde. Je me réveille encore dans mon lit tout neuf en me grattant la tête et en me demandant où je suis. Je ne supportais pas de retourner à Malakoff et d’être confronté à Astrid et à sa nouvelle vie sans moi dans notre maison. Pourquoi nous attachons-nous tant aux maisons ? Pourquoi est-ce si douloureux d’en abandonner une ?
Nous avions acheté celle-ci ensemble, il y a douze ans. Ce n’était pas un quartier recherché à l’époque, trop populaire, au mauvais sens du terme. Quand nous avons déménagé dans cette petite banlieue du sud de Paris, les sourcils se sont levés. Et il y avait tant à faire. Ce pavillon haut et étroit était une quasi-ruine, mais nous avons relevé le défi, appréciant chaque étape, même les contretemps, les problèmes avec la banque, avec un confrère architecte, avec le plombier, le maçon, le charpentier. Nous avons travaillé jour et nuit. Nos amis parisiens sont devenus un brin envieux quand ils se sont rendu compte à quel point la maison était proche de Paris et le trajet facile – il suffisait de passer la porte de Vanves.
"Boomerang" отзывы
Отзывы читателей о книге "Boomerang". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Boomerang" друзьям в соцсетях.