Mon père est-il devenu un homme dur parce que ses parents ne lui ont pas manifesté assez d’amour ? Suis-je un papa doux et gentil (trop gentil et trop doux, se plaignait Astrid à chaque conflit avec Arno) parce que j’ai peur de briser les ailes de mon fils comme mon père a brisé les miennes ? Je me moque de passer pour un faible, de toute façon, je serais incapable de reproduire l’éducation sévère de mon père.
— Comment va ton bon à rien d’adolescent ?
Il ne demande jamais de nouvelles de Margaux ou Lucas. Sans doute parce que Arno est l’aîné et qu’il le considère comme l’héritier de notre nom.
Le visage pâle et pointu d’Arno m’apparaît. Ses cheveux en pétard, raidis par le gel, ses longs favoris – c’est la mode ! – qui lui tombent sur les oreilles, son piercing au sourcil gauche. Sa barbe approximative. L’ado type. Un enfant dans un corps d’homme.
— Il va bien. Il est avec Astrid en ce moment.
Je regrette immédiatement d’avoir prononcé le nom de mon ex. Je sais que je vais avoir droit à une tirade de mon père. Comment ai-je pu la laisser partir avec un autre homme, comment ai-je pu accepter ce divorce, ne savais-je pas quelles en seraient les conséquences, pour moi, pour les enfants ? Est-ce que je manque à ce point de fierté, de couilles ? Avec mon père, tout finit par trouver son explication à cette hauteur, les couilles. Alors que j’encaisse le coup et qu’il s’apprête à armer son prochain swing, le docteur fait son apparition. Les sourcils de mon père reviennent à leur place et sa mâchoire se contracte.
— Vous allez me dire exactement ce qu’il en est, mademoiselle, et tout de suite.
— Bien, monsieur, répond-elle très sobrement.
Alors qu’il ouvre la porte de la chambre de Mélanie, je croise le regard du docteur et je saisis un clin d’œil, à mon grand étonnement.
Il se conduit en vieil homme exaspérant. Mais il n’effraie personne. Il n’est plus l’avocat impressionnant à la langue aiguisée. Et, d’une certaine manière, cela m’attriste.
— J’ai bien peur que votre fille ne soit intransportable pour le moment, dit patiemment le docteur Besson, dont seuls les yeux trahissent l’impatience.
Mon père éructe.
— Elle doit être mise entre les meilleures mains, à Paris, avoir les meilleurs médecins. Elle ne peut pas rester ici.
Bénédicte Besson ne sourcille pas, mais je devine que le coup a été rude à la crispation de sa bouche. Elle reste silencieuse.
— Je veux voir votre supérieur. La personne en charge de cet établissement.
— Il n’y a pas de supérieur, répond le docteur Besson sans hausser la voix.
— Comment ça ?
— Ceci est mon hôpital, c’est moi qui le dirige. Je suis responsable de cet établissement et de chaque patient qui y entre, dit-elle avec une autorité tranquille.
Mon père ferme enfin son clapet.
Mélanie a ouvert les yeux. Notre père lui prend la main, s’y accroche comme à son dernier souffle, comme s’il la touchait pour la dernière fois. Il se penche vers elle, la moitié du corps sur le lit. Sa façon de lui tenir la main m’émeut. Il comprend qu’il a failli perdre sa fille. Sa petite Mélabelle. Un surnom d’autrefois. Il s’essuie les yeux avec le mouchoir de coton qu’il a toujours dans sa poche. Il n’arrive pas à prononcer un mot. Assis au bord du lit, il respire bruyamment.
Ce débordement d’émotion gêne Mélanie. Elle n’a pas envie de voir son visage ravagé et mouillé de larmes, alors elle détourne son regard. Depuis des années, notre père n’exprime plus le moindre sentiment, à part le mécontentement et la colère. Il aura fallu cet accident pour le revoir tendre et attentionné, le père que nous avions avant la mort de notre mère.
Nous demeurons en silence. Le docteur quitte la chambre en refermant la porte derrière elle. La vision de mon père cramponné à la main de sa fille me rappelle toutes les fois où il a fallu courir aux urgences pour les enfants. Quand Lucas s’est ouvert le front en tombant de vélo. Quand Margaux a dévalé l’escalier et s’est fracturé le tibia. Quand Arno avait une fièvre de cheval. La précipitation, la panique, le visage d’Astrid aussi blanc que de la craie. Nos mains serrant les mains des enfants.
Je regarde mon père et je prends conscience que, pour la première fois depuis longtemps, quelque chose nous relie. Il ne semble se douter de rien, ne voit rien. Nous partageons le puits sans fond de la peur, une peur qu’on ne ressent qu’en devenant parent, quand l’enfant est en danger.
Mes pensées reviennent à la chambre et à la raison qui nous rassemble ici. Qu’essayait de me dire Mélanie avant l’instant fatal ? Une image avait ressurgi durant notre dernière nuit à l’hôtel Saint-Pierre. Tant de souvenirs ont refait surface à Noirmoutier. Quel était le sien ? Pourquoi l’a-t-elle gardé pour elle ?
Une infirmière affairée entre dans la chambre. Elle pousse un chariot. C’est l’heure de prendre la tension de Mélanie, de vérifier les points de suture. Elle nous prie de bien vouloir sortir un moment. Nous attendons dehors, gênés et tendus. Mon père semble s’être repris, même si son nez rougi trahit encore ses larmes. Je cherche à le rassurer. Rien ne me vient. Je ris intérieurement de l’ironie de la situation. Un père et son fils, réunis au chevet d’une fille et d’une sœur convalescente, et incapables de dialoguer.
Dieu merci, mon téléphone vibre dans ma poche arrière. Je sors précipitamment du bâtiment pour répondre. C’est Astrid. Sa voix est chevrotante. Je la rassure : Mel s’en sortira, nous avons eu beaucoup de chance. Quand elle me propose de venir avec les enfants, une pointe de joie pure me traverse. N’est-ce pas que je compte encore un peu pour elle, qu’elle m’aime encore d’une certaine façon ? Avant que je puisse répondre, j’entends la voix bouleversée d’Arno. Je sais à quel point il est attaché à sa tante. Quand il était petit, elle avait l’habitude de le promener au jardin du Luxembourg, en prétendant que c’était son fils. Il adorait ça. Elle aussi. Je leur explique que Mel est coincée ici pour un moment, plâtrée de la taille jusqu’au cou. Arno veut venir la voir, Astrid va les emmener. La pensée que nous allons être tous réunis, comme une vraie famille, comme au bon vieux temps – loin des échanges d’enfants sur le pas de la porte avec les inévitables remarques du genre « oh, et n’oublie pas de lui faire prendre son sirop, cette fois ! » ou « n’oublie pas de signer les carnets, s’il te plaît ! » – me donne envie de pousser la chansonnette et de danser sur place. Astrid reprend le combiné et me demande la route. J’essaie de cacher mon excitation en lui répondant. Puis elle me passe Margaux. Une voix douce, délicate, féminine.
— Papa, dis à Mel qu’on l’aime très fort et qu’on arrive.
Elle raccroche avant que j’aie eu le temps de parler au numéro trois, l’exubérant Lucas.
J’allume une cigarette. Je n’ai aucune envie de rentrer dans le bâtiment et de parler avec mon père. Je fume une deuxième cigarette, avec la même délectation. Ils arrivent. Avec ou sans Serge ?
En revenant dans la chambre de Mélanie, je tombe sur Joséphine, notre demi-sœur, qui se balance contre le mur. Elle a dû venir avec notre père. Je suis étonné de la voir ici, elle n’est pas particulièrement proche de Mélanie. Ni de moi d’ailleurs. Je ne l’ai pas vue depuis des mois, depuis Noël dernier, avenue Kléber. Nous descendons à la cafétéria, située au rez-de-chaussée. Mélanie a besoin de repos. Notre père est assis dans sa voiture, pendu au téléphone.
Joséphine est mince, jolie comme une gravure de mode. Elle porte un jean taille basse, des Converse et un débardeur kaki. Ses cheveux blonds sont courts, une vraie coupe de garçon. Elle a le même teint cireux que sa mère, les lèvres fines et les yeux marron de notre père.
Nous allumons nos cigarettes. Nous sommes tous deux fumeurs, c’est sans doute là notre seul point commun.
— On peut fumer ici ? murmure-t-elle, en se penchant vers moi.
— Il n’y a personne.
— Qu’est-ce que vous faisiez à Noirmoutier tous les deux ? demande-t-elle, en inhalant profondément.
Elle ne prend jamais de détour. Elle va droit au but. J’aime cela en elle.
— Une surprise pour l’anniversaire de Mel.
Elle hoche la tête en sirotant son café.
— Vous alliez là-bas quand vous étiez petits, c’est ça ? Avec votre mère ?
Son ton et sa délicatesse m’incitent à la considérer avec plus d’attention.
— Oui. Avec notre mère, notre père et nos grands-parents.
— Vous ne parlez jamais de votre mère, poursuit-elle.
Joséphine a vingt-cinq ans. Ce n’est pas une idiote. Vaniteuse, certes, un peu gamine. Notre lien de sang ne nous a jamais donné le sentiment d’appartenir à la même famille.
— On ne se parle pas beaucoup, non ? reprend-elle.
— Ça t’embête ?
Elle tripote ses bagues. Sa cigarette lui pend aux lèvres.
— En fait, oui, ça m’embête. Je ne sais rien de toi.
Des gens arrivent dans la cafétéria et nous jettent des regards outrés parce que nous fumons. Nous écrasons nos Marlboro.
— Tu oublies que j’avais déjà quitté l’avenue Kléber quand tu es née.
— Peut-être. Mais tu es quand même mon demi-frère. Si je suis ici, c’est que ça compte pour moi. J’ai de l’affection pour Mel. Pour toi, aussi.
Ce qu’elle vient d’avouer lui ressemble si peu que je suis bouche bée.
— Tu vas avaler les mouches, Antoine, se moque-t-elle.
Je ris de bon cœur.
— Parle-moi de ta mère, poursuit-elle. Personne ne parle jamais d’elle.
— Que veux-tu savoir ?
Elle lève un sourcil.
— Tout.
— Elle est morte en 1974 d’une rupture d’anévrisme. Elle avait trente-cinq ans. À notre retour de l’école, elle avait été emmenée à l’hôpital. Elle était déjà morte… Papa ou Régine ne t’ont jamais raconté tout ça ?
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