Il fixa son attention sur les vagues qui dévoraient peu à peu la route pavée. Il éprouvait la même fascination que dans son enfance. Et voilà. C’était fait. Plus de route. Une infime douleur vint le frapper, comme si un moment unique s’évanouissait. Peut-être était-il plus réconfortant de voir le passage du Gois apparaître, solide et gris, long ruban séparant les eaux, que d’assister à son agonie sous des vagues écumantes. Si seulement ils avaient choisi un autre moment. L’endroit était sinistre aujourd’hui et l’étrange humeur de Mélanie n’arrangeait rien.
C’était leur dernier matin sur l’île. Était-ce pour cela qu’elle demeurait muette, indifférente au spectacle de la nature, à ces goélands planant au-dessus d’eux, au vent qui mordait leurs oreilles, aux gens rebroussant chemin ? Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et posé son menton dessus. Elle avait un air hébété. Peut-être souffrait-elle d’une migraine ? Leur mère en avait fréquemment, de terribles crises qui la terrassaient. Il pensa au long trajet qui les attendait pour rentrer à Paris, aux inévitables embouteillages. À son appartement désert. À l’appartement tout aussi désert de sa sœur. Où personne ne vous attend. Où personne n’est là pour vous accueillir quand vous ouvrez la porte, harassé par des heures de route. Où personne n’est là pour vous embrasser. Bien sûr, il y avait toujours l’amant lubrique, qui avait dû passer son week-end du 15 août, en bon mari, avec sa femme. Peut-être pensait-elle à demain, quand il faudrait retourner au bureau, à Saint-Germain-des-Prés, se coltiner des auteurs névrosés et nombrilistes, ainsi qu’un patron impatient et insatisfait, flanqué d’une assistante dépressive.
Le même genre d’individus qu’affrontait Astrid dans une maison d’édition rivale. Antoine s’était toujours senti loin de ce monde. Il n’avait jamais aimé ces fêtes clinquantes où le champagne coulait à flots, où les auteurs faisaient les yeux doux aux journalistes, aux éditeurs et aux agents. Durant ces soirées, il regardait Astrid glisser parmi la foule, passant de groupe en groupe avec aisance dans sa jolie robe de cocktail et ses hauts talons, un sourire accroché aux lèvres, un balancement de tête gracieux. Lui restait au bar, fumait cigarette sur cigarette et se sentait minable, pas à sa place. Au bout d’un certain temps, il avait cessé de l’accompagner dans ces raouts. Peut-être n’aurait-il pas dû, pensait-il maintenant. Cette façon de s’éloigner de la vie professionnelle de sa femme avait dû être sa première erreur. Il avait été aveugle. Et stupide.
Demain, lundi. Son petit bureau triste de l’avenue du Maine. La dermatologue avec laquelle il partageait les locaux. Une femme taciturne, au teint blafard, dont le seul plaisir était de brûler des verrues sur les pieds de ses patients.
Lucie, son assistante. Ses joues rebondies, son front luisant, ses yeux noirs et ronds comme des billes, ses cheveux bruns toujours gras. Ses mollets dodus, ses doigts boudinés. Lucie avait été dès le départ une catastrophe. Elle ne faisait jamais rien comme il fallait – elle était évidemment persuadée du contraire, c’était lui qui expliquait les choses de travers. Elle affichait une susceptibilité extrême et pouvait se mettre dans des états frôlant l’hystérie, pour finir par pleurnicher en s’étalant sur son clavier d’ordinateur.
Demain, lundi, et tout un futur de soirées effrayantes s’alignant dans son esprit comme un embouteillage sur une autoroute sans fin. La copie conforme de l’année qu’il venait de vivre, percluse de solitude, de chagrin et de dégoût de soi-même.
Une fois de plus, il douta d’avoir eu une bonne idée en revenant sur les lieux de leur enfance. Fallait-il faire remonter du passé les yeux de leur mère, sa voix, son rire, sa démarche légère sur cette plage ? Pourquoi n’avait-il pas plutôt entraîné Mélanie à Deauville ou Saint-Tropez, Barcelone ou Amsterdam, n’importe où, où la mémoire familiale ne serait pas venue les hanter ? Il passa un bras autour de ses épaules et tenta maladroitement de la chatouiller, comme pour lui dire : « Allez, remets-toi ! Ne gâche pas tout. » Cela ne la fit pas rire. Elle tourna la tête et le regarda intensément. Que cherchait-elle au fond de ses yeux ? Elle entrouvrit les lèvres, mais les referma bientôt, secoua la tête avec une grimace et soupira.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mel ?
Elle sourit, mais il n’aima pas ce sourire tendu qui déformait sa bouche et lui donnait l’air plus marqué et plus triste encore.
— Rien, murmura-t-elle dans le vent. Rien du tout.
Ce ne fut qu’au moment de déposer les bagages dans le coffre de la voiture qu’elle sembla se détendre un peu. Puis, sur la route, tandis qu’il conduisait, elle passa quelques coups de fil et fredonna une vieille chanson des Bee Gees. Un profond soulagement envahit alors Antoine. Elle allait bien, tout irait bien, l’humeur de tout à l’heure avait dû être provoquée par un mal de crâne. Un mauvais moment déjà vécu, déjà oublié.
Peu après Nantes, ils firent une halte sur l’autoroute pour boire un café et grignoter quelque chose. Elle proposa de prendre le volant. Elle était une bonne conductrice, depuis toujours. Ils échangèrent leurs places. Elle avança son siège, attacha sa ceinture et abaissa le rétroviseur. Elle était si délicate, des jambes minces, des bras fins. Si fragile, aussi. Il s’était toujours senti son protecteur. Même avant la mort de leur mère. Pendant les années sombres et troublées qui avaient suivi la disparition de Clarisse, Mélanie était angoissée par l’obscurité. Il fallait toujours laisser une veilleuse, pendant qu’elle dormait, comme Bonnie, la fillette de Scarlett O’Hara. Les jeunes filles au pair qui défilaient dans la maison, même les plus gentilles, n’arrivaient jamais à la consoler quand un cauchemar la réveillait au milieu de la nuit. Lui seul savait comment s’y prendre, il la câlinait, en lui fredonnant doucement les berceuses que Clarisse leur chantait pour les endormir. Leur père venait rarement dans ces moments-là. Comme s’il ignorait que Mélanie faisait des cauchemars, alors que nuit après nuit elle réclamait sa mère en pleurant. Mélanie n’avait pas compris que Clarisse était morte. Elle demandait sans cesse : « Où est maman ? » et personne ne lui répondait, pas même Robert et Blanche, ni leur père, ni Solange, ni la cohorte d’amis de la famille qui avaient défilé avenue Kléber après la mort de leur mère, laissant du rouge à lèvres sur leurs joues ou leur ébouriffant les cheveux. Personne ne savait que dire à cette petite fille désespérée et terrifiée. Lui, à dix ans, avait une connaissance intuitive de la mort, il en comprenait les conséquences : leur mère ne reviendrait jamais.
Les petites mains délicates de Mélanie sur le volant. Une seule bague, à la main droite – un simple anneau d’or, plutôt large, qui avait appartenu à Clarisse. La circulation s’intensifiait, annonçant un embouteillage géant. Une forte envie de fumer une cigarette le saisit.
Après un long silence, Mélanie commença à parler.
— Antoine, il y a quelque chose que je dois te dire.
Sa voix était si éteinte qu’il se tortilla pour pouvoir la regarder. Ses yeux fixaient la route, mais sa mâchoire était crispée. Puis elle retomba dans le silence.
— Tu peux tout me dire, lui murmura-t-il avec douceur. Ne sois pas inquiète.
Il remarqua que les articulations de ses doigts étaient blanches. Antoine sentit son cœur battre plus rapidement.
— J’ai gardé ça pour moi toute la journée, jeta-t-elle précipitamment. La nuit dernière, à l’hôtel, je me suis souvenue de quelque chose. C’est à propos de…
C’était arrivé si vite qu’il avait à peine eu le temps de respirer. Elle avait tourné les yeux vers lui, des yeux sombres, troublés. Il lui avait semblé que la voiture aussi tournait, virant à droite. Sur le volant, les mains de Mélanie furent impuissantes. Puis ce fut le crissement insupportable des pneus, le son strident d’un klaxon derrière eux et la sensation étrange et nauséeuse de perdre l’équilibre quand il avait vu Mélanie passer au-dessus de sa tête. Son hurlement, de plus en plus aigu, alors que la voiture se couchait sur le côté, l’air qui lui comprimait les oreilles quand les airbags s’étaient ouverts en lui heurtant le visage. Le cri de Mélanie s’était brisé en une plainte étouffée, perdue dans le fracas de verre et de métal. Alors seulement, il avait entendu le son sourd des battements de son cœur.
Antoine, il y a quelque chose que je dois te dire. J’ai gardé ça pour moi toute la journée. La nuit dernière, à l’hôtel, je me suis souvenue de quelque chose. C’est à propos de…
Le docteur attend que je parle. Que je réponde à sa question :
— Que vous disait-elle ?
Mais comment puis-je répéter les mots que Mélanie m’a confiés avant que la voiture ne quitte l’autoroute ? Cela ne regarde pas le médecin. Je ne veux parler à personne de ce que Mélanie m’a confié, pas pour l’instant. J’ai mal à la tête et mes yeux sont rouges et irrités, toujours pleins de larmes.
— Je peux la voir ? demandé-je enfin au docteur Besson, brisant ce silence pesant entre nous. Je ne peux pas rester assis là, je dois la voir.
Elle me fait non de la tête, avec fermeté.
— Vous la verrez demain.
Je la fixe, hébété.
— Vous voulez dire que nous ne pouvons pas partir maintenant ?
Au tour du médecin de me fixer, interloquée.
— Votre sœur a failli mourir, vous savez.
J’avale ma salive. Je ne me sens pas très bien.
— Quoi ?
— Nous avons dû l’opérer, il y avait un problème à la rate. Et plusieurs de ses vertèbres dorsales sont brisées.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire qu’elle va rester avec nous quelque temps. Et quand on pourra la déplacer, elle regagnera Paris en ambulance.
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