Bien sûr, flairant le danger inscrit sur les faces brutales du mari et du beau-père, Philippe a caché soigneusement ce qu’il éprouvait. Une déception l’y a aidé : ce soir-là comme les jours suivants, Sophie-Dorothée a gardé les yeux obstinément baissés en sa présence. Ce qui lui a inspiré un doute : l’aurait-elle oublié comme elle en exprimait l’intention dans l’horrible lettre de rupture ?
Dans ces conditions, le nouveau colonel n’a pas tardé à s'ennuyer dans une cour où - à l’exception tout de même du théâtre ! - les meilleures distractions étaient des repas pantagruéliques où l’on vidait les tonneaux aussi facilement que les œufs à la coque. Ayant d’autres habitudes et d’autres exigences physiques, il a noué distraitement quelques aventures passagères avec des dames de la Cour ou des comédiennes. En outre, la mort de l’oncle « Conismarco » est venue faire diversion. Philippe est allé à Venise recevoir sa dépouille et une fortune non négligeable. S’il n’y avait eu l’obligation de ramener le défunt à Agathenburg - et aussi sa signature au bas de son contrat avec le Hanovre ! - il serait volontiers resté au bord de l’Adriatique.
Il est donc rentré mais, cette fois, avec suffisamment d’argent pour s’offrir une jolie maison non loin de Herrenhausen, le palais d’été, un peu à l’écart de la ville et dont les jardins à la française étaient la plus remarquable beauté3. Et pour l’aider dans son installation Philippe a fait venir sa jeune sœur qui, à ses multiples talents - cultivée, musicienne et artiste, elle parlait plusieurs langues ! - joignait le plus grand goût et un véritable savoir-faire de maîtresse de maison en dépit de son jeune âge. Aurore partit pour Hanovre avec Ulrica.
Elle allait y rester près de deux ans. Suffisamment longtemps pour avoir une claire idée d’un drame en train de se jouer. Au retour de Venise, Philippe, en effet, s’était aperçu très vite de l’intérêt qu’il avait éveillé chez Mme de Platen. La favorite de l’Electeur lui a fait savoir sans détour qu’elle souhaitait le rencontrer dans des endroits moins sujets aux courants d’air que les salons ou les galeries du palais. Un peu par désœuvrement, un peu par curiosité - la dame jouissait d’une réputation sulfureuse ! - un peu aussi pour le plaisir d’orner de cornes la tête emperruquée de son employeur, Koenigsmark a répondu à l’invitation et rejoint, certain soir, la Platen dans la chambre somptueuse de son domaine, Monplaisir.
Depuis un bon moment, déjà, la dame en question a passé fleur mais elle est restée belle et surtout ardente et experte aux jeux de l'amour. Pour cet homme qui lui plaisait plus qu'aucun autre, elle a déployé tout son arsenal de séduction et d’artifices dans l'espoir de se l’attacher à jamais. Or, c'est le contraire qui s'est produit : le caprice d'un soir est devenu chez elle passion furieuse. Elle s'est mise à aimer le beau colonel avec une sorte d'emportement qui s'est traduit par un incroyable déchaînement sensuel.
Flatté peut-être d'être l'objet d'une passion aussi intense chez la maîtresse d'Ernest-Auguste, Philippe s'est laissé aimer par cette bacchante avec un certain plaisir. Aussi la Platen n’a-t-elle guère tardé à afficher ses sentiments avec une audace et une impudeur qui auraient pu provoquer un scandale si on ne l’avait sue aussi puissante.
Aurore se souvenait avec dégoût des scènes qu'il lui avait été donné de contempler. Par exemple, il n'était pas rare qu'au cours d'une promenade en voiture, la Platen s’asseye sur son amant pour se livrer à des embrassements qui n’avaient que fort peu à voir avec la civilité puérile et honnête. Il y eut aussi ce soir où, pénétrant dans un salon de Herrenhausen en compagnie de plusieurs dames, elle avait surpris le couple sur un canapé. Les voyant arriver, Philippe s’était hâté de demander de l’eau de la reine de Hongrie « pour la comtesse qui était en train de s’évanouir ». Personne ne fut dupe et les dames se retirèrent en ricanant pour aller raconter l’histoire à l'Electrice qui en fit des gorges chaudes. Aurore révoltée ne cacha pas à son frère sa façon de penser :
- Il faut que tu sois fou pour t’afficher ainsi avec cette femme qui a presque le double de ton âge ! Tu as envie de te retrouver au fond d’une geôle en attendant l'échafaud ?
- Rien à craindre de ce côté ! Elle règne sans partage sur le vieux duc. C'est si je la repoussais que je serais en danger.
- Mais, enfin, Philippe, je croyais que tu aimais… ailleurs ?
- Je n’ai pas changé mais, ailleurs comme tu dis, on ne se soucie pas plus de moi que si je n’existais pas. On ne me regarde même pas…
Ce fut dit avec tant d’amertume qu’Aurore se calma :
- Mais, dans ce cas, pourquoi cette femme ?
- Parce que je veux rester ici. Chose qui me serait impossible, si je la rejetais. Elle tient ce barbon d’Ernest-Auguste dans sa main. Je serais cassé de mon commandement et chassé en un clin d’œil. Je ne verrais plus celle qui…
- Si tu espères reconquérir son amour de la sorte tu t’y prends de bien étrange façon et si tu continues, c'est l'horreur que tu lui inspireras. Si ce n'est déjà fait !
- Tu le penses ?
- Je n'en sais rien. Si elle me réserve toujours un charmant accueil lorsque je vais la voir au palais, je ne suis pas dans ses confidences…
- Qui l'est alors ?
- Peut-être Eléonore de Knesebeck, sa demoiselle d'honneur qui ne la quitte guère, mais je la connais à peine. Elle est aussi discrète, aussi silencieuse que sa princesse…
- Ne peux-tu essayer de lui parler ? Peut-être réussiras-tu à apprendre ce que sa maîtresse pense de moi si l’affaire du canapé est allée jusqu’à elle…
- Si l’on considère la méchanceté qui règne sur cette cour, elle doit être au courant. Peut-être même l'aura-t-elle su avant la duchesse…
C’était en effet ce qui s’était passé. On n’ignorait rien, à Hanovre, du mariage manqué de Celle et Sophie-Dorothée comptait trop d’ennemis pour qu’on la laisse dans l’ignorance. A commencer par la sœur de la Platen, Catherine de Bush, l’ancienne maîtresse de Georges-Louis… Celle-ci se fit un plaisir de renseigner la princesse au moyen d’un billet. Anonyme comme il se doit. Après quoi l’Electrice en personne se hâta de rapporter le croustillant ragot au petit « tas de boue » avec une délectation cruelle.
Sophie-Dorothée en fut malade. Naturellement, on ne lui avait pas permis d’ignorer longtemps les rapports entre Mme de Platen et le comte de Koenigsmark. Elle en souffrait silencieusement, blessée à la fois dans son amour et dans sa délicatesse car, si elle pouvait admettre que Philippe se fût détourné d’elle - huit ans avaient passé depuis la fausse lettre de rupture ! - elle ne pouvait comprendre que le tendre amoureux d’autrefois se fût épris d’une furie telle que la Platen. Pourquoi était-il venu, d’ailleurs, sinon pour se venger en étalant à ses yeux sa passion pour une autre et sa perversité ?
Voyant la jeune femme dépérir, Mlle de Knesebeck, témoin des nuits sans sommeil, des larmes incessantes, de la fièvre qui la rongeait, s’affola et voulut en avoir le cœur net. Aurore n’eut aucune peine à s'entretenir avec elle dans les jardins du palais où elles se rencontrèrent comme par hasard. La sœur de Philippe n’y alla pas par quatre chemins. Au surplus, le temps manquait pour les grands développements oratoires. Son frère n’avait jamais cessé d’aimer sa fiancée d’autrefois. Il fallait lui donner un encouragement, sinon le malentendu installé depuis si longtemps risquerait de se prolonger indéfiniment…
Le soir même, à l’abri d’un bosquet dont l’ombre accentuait le crépuscule, elle recevait un court message pour son frère :
« Je vous aime plus qu’on n’a jamais fait. Je vous aime comme on n’a jamais aimé et je souffre comme on n’a jamais souffert… »
Ces quelques mots passèrent à la manière d’un ouragan sur Koenigsmark, balayant d’un seul coup ce qui encombrait sa vie quotidienne et en premier lieu la Platen. En un instant, sous l’œil surpris et vaguement inquiet de sa sœur, il redevint le tout jeune amoureux de Celle et, le billet s’achevant par un rendez-vous dans un bosquet du parc où Sophie-Dorothée avait coutume de s’isoler, il s’y précipita en criant à Aurore :
- Elle m'aime !… Je vais, enfin, être heureux !
Et ce fut le début d’un grand, d’un magnifique amour sous l’égide attendrie d’Eléonore de Knesebeck. Celle-ci était une Hanovrienne sentimentale, fervente lectrice de romans d’amour et de chevalerie, et elle prit à tâche de faciliter les rencontres entre les deux amants - ils le furent assez vite ! - grâce à un escalier secret découvert par hasard et qui, comme par un fait exprès, menait de la salle des Chevaliers de Herrenhausen aux appartements de la princesse héritière…
Tant qu'elle resta chez son frère, Aurore lui apporta toute l'aide dont elle était capable. Dans cette cour le plus souvent malveillante, il fallait se méfier de tout et de presque tous. Ne pouvant se rejoindre aussi souvent qu'ils le voulaient, Sophie-Dorothée et Philippe s'écrivaient des lettres si tendres qu'on ne pouvait se résoudre à les brûler. Aurore d'un côté, Knesebeck de l'autre les enfermaient dans un coffret dont la clé ne les quittait pas. La jeune fille, en particulier, était sensible à cette passion à deux voix qui s'exprimait jour après jour. Lorsqu’elle était seule au logis, elle ne pouvait s'empêcher de les relire au point d'en savoir certaines phrases par cœur :
« Vous m'avez ensorcelée, écrivait la princesse, je suis la plus amoureuse des femmes. Je vous appelle à moi jour et nuit… Je tiens à vous par des liens trop forts et trop charmants pour pouvoir jamais les rompre et tous les moments de ma vie seront employés à vous aimer malgré tout ce qui voudrait s'y opposer… »
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