Encouragé par une si belle prouesse, notre homme se lança sur l'île de Nègrepont2 et assiégea Modon où les gens du Sultan s'étaient retranchés. Mais les dieux de la Grèce décrétant sans doute qu'il était temps d'arrêter le massacre, il mourut en 1688 de la peste qui sévissait périodiquement. Venise, reconnaissante, lui éleva un monument à l’Arsenal en italianisant son nom, et l’on peut toujours y admirer « Conismarco, semper victori ». Son corps, lui, avait rejoint Agathenburg où l’avait précédé son neveu Charles-Jean - troisième phénomène guerrier de la famille venu en Morée et emporté lui aussi par la peste, mais à vingt-six ans. Vingt-six années qu’il avait réussi à remplir à ras bord.

Celui-là était le frère d’Aurore, d’Amélie et de Philippe. Il était né en 1660, il se situait dans la lignée familiale entre Amélie, l’aînée, et Philippe né en 1665. Aurore apparue en 1668 étant la petite dernière…

Alors que sa sœur droite comme un i priait devant l’autel, c’était devant la tombe de Charles-Jean qu’Aurore s’agenouilla. Elle l’avait aimé. Pas autant que Philippe, tellement proche d’elle, mais comme un personnage de légende. Plus vieux qu’elle de huit ans, il était déjà chez les hommes quand elle vint au monde et faisait sentir cette distance aux deux plus petits pleins d’admiration. Curieusement, ils se ressemblaient physiquement ! Bruns aux yeux bleus tous les trois alors qu’Amélie représentait seule la blondeur de leur père. L’influence maternelle se faisait davantage sentir chez ces trois-là qui se démarquaient nettement de la rudesse des anciens Koenigsmark. Plus cultivés, plus affinés, plus policés, mais possédant tous la même bravoure, les garçons allaient rester fidèles à la vocation guerrière des ancêtres sans devenir pour autant des reîtres. Quant à Aurore, elle était la beauté féminine de la famille, ses frères se révélant eux aussi de redoutables séducteurs.

Les exploits de Charles-Jean avaient fait les délices de ses deux cadets. Il avait commencé sa carrière en rejoignant l’oncle « Conismarco » à la cour de Louis XIV, alors occupé à achever le fabuleux Versailles qui commençait à éblouir l'Europe. Il y mena joyeuse vie jusqu'à ce qu’il sente subitement l’intense besoin d’un idéal. Et ce protestant s’en alla offrir ses services et son épée aux chevaliers de Malte. Il rêvait de combattre les Barbaresques entre la mer bleue et l’éclatant soleil de la Méditerranée. Evidemment, il ne pouvait être question de l’inclure dans l’Ordre. Ce qui d’abord le déçut. Sans doute voyait-il dans les chevaliers à la croix rouge une sorte de Légion étrangère au service de Dieu ! Il n’en fut pas moins admis à combattre sur l’un des vaisseaux de l’Ordre. Il y avait en effet du grain à moudre et on ne refusait pas une si vaillante épée.

Et voilà notre héros à la poursuite d'un chebec turc chargé de prisonniers à l'abordage duquel il se lança tout seul et bon premier, sans attendre les ordres, en se balançant l'épée entre les dents à un filin qui le déposa sur le pont. Là, il fit un tel carnage que l'ennemi épouvanté choisit la solution de se faire sauter. Charles-Jean sauta de concert et fut projeté dans les airs comme un boulet de canon mais, grâce à sa lourde cuirasse, il décrivit une gracieuse parabole avant de disparaître dans les flots bleus à bonne distance du lieu du combat… On le croyait mort et l'on s'apprêtait à lui rendre les honneurs funèbres quand on le vit reparaître : un pêcheur l’avait récupéré et le ramenait, mais l’île entière cria au miracle et le Grand Maître, Raphaël Cotoner, laissant de côté les règles de l’Ordre, arma chevalier ce parpaillot si évidemment béni de Dieu. Une faveur qui demeurerait unique dans l’histoire de Malte !

Celle-ci entretenant d’excellentes relations avec la Sérénissime République, Charles-Jean se retrouva un beau jour à Venise au moment du Carnaval. C’est là que l’amour l’attendait sous le masque d'une ravissante Anglaise, épouse d’ambassadeur : la comtesse de Southampton. Ce fut la passion, si ardente même que Charles-Jean enleva sa belle avant de prendre le chemin de Paris. Naturellement, il ne pouvait être question d'étaler au grand jour l’aventure amoureuse d’un chevalier de Malte avec une lady, fût-elle duchesse. La belle endossa des habits masculins particulièrement seyants à une époque où dentelles et satins n’étaient pas l’apanage des dames. La silhouette fine de la jeune femme s’y prêtait d’ailleurs et le couple reçut à la Cour le meilleur accueil. Jusqu’à ce que Charles-Jean, invité à une chasse royale à Chambord, fût rattrapé dans la forêt par un serviteur venu lui annoncer que son page - le plus joli qu’on ait jamais vu à la cour de France selon la Palatine ! - était en train d’accoucher. Drame, scandale, séparation, rapatriement de la fugitive que l’on enferma à vie dans un couvent avec sa petite fille. Ni l’une ni l’autre n’en sortirent…

Cependant, le malencontreux amant avait pris lui aussi le chemin de l’Angleterre, dans l’espoir peut-être de réussir à retrouver sa maîtresse. Cela lui valut plusieurs duels avec la famille, dont il sortit indemne, et l’offre, par le roi Jacques II, d’un régiment pour aller combattre en Afrique du Nord où les Maures assiégeaient Tanger, tenue tant bien que mal par les Anglais. Notre héros fonça flamberge au vent, délivra la ville et reçut, en récompense, la propriété d’un régiment avec lequel, n’ayant plus rien à faire au Maroc, il s’en alla rejoindre, sous la bannière au lion de Venise, l’oncle « Conismarco » en Morée où la peste le faucha en 1686. Il venait d’avoir vingt-six ans…

Aurore n’oublierait jamais ce jour triste et gris où le lourd cercueil, porté par les soldats depuis la rivière où une barge l’avait amené et suivi des gens de la ville, était apparu dans la cour d’honneur et, au pas rythmé des hommes, avait été porté dans la chapelle tandis que battaient les tambours voilés de crêpe. Philippe était venu de Dresde où, depuis l’enfance, il avait été attaché à la personne du prince héritier de Saxe, Frédéric-Auguste, comme page et compagnon de jeux puis comme meilleur ami et compagnon de débauche.

Dès la prime adolescence, le jeune Frédéric-Auguste avait fait preuve d’un penchant nettement au-dessus de la moyenne pour les jolies filles et, de son côté, Philippe, de cinq ans son aîné, ne connaissait guère de cruelles. Le même goût pour les armes et les exercices violents les unissait aussi. A douze ans, le jeune géant qu’était le prince pliait une barre de fer entre ses mains et une pièce de monnaie entre ses doigts. Moins musclé physiquement, Philippe se rattrapait à cheval - c'était un vrai centaure ! - et, l’épée à la main, n’avait pas encore rencontré son vainqueur.

Si elle pensait aux funérailles de son frère aîné, c’était pourtant l’image de Philippe qui s'imposait à Aurore. En dépit de sa vêture de deuil, il lui était apparu plus beau que jamais. Plus sombre aussi, et son cœur s’était serré parce que la mort de Charles-Jean ne suffisait pas à expliquer l’aura de douleur qui émanait de lui. Il était attaché à son frère sans doute, mais c’était le sort des hommes de guerre de mourir au combat et de mourir jeunes. Etait-il à ce point sensible au fait que le défunt eût péri de l’immonde peste et non sous la lame étincelante d’un yatagan turc ? Ou alors…

Les honneurs rendus et le banquet funèbre achevé, elle l’avait entraîné au jardin dans le petit belvédère au-dessus de la rivière où ils aimaient jouer quand ils étaient enfants, et là, elle l’avait interrogé :

- Nous pleurons tous mais ton chagrin semble venir de plus loin.

- Que veux-tu dire ?

- Que tu sembles encore plus malheureux qu’à ton retour de Celle, il y a quatre ans, que l’on ne t’a pas vu depuis ; que tu avais alors l’air de porter sur tes épaules toute la douleur du monde et qu’enfin tu ne sembles pas aller mieux… Au contraire ! Est-ce un nouveau chagrin d’amour, en dépit de ce que l’on rapporte de tes succès auprès des belles Saxonnes ?

Haussant ses larges épaules, Philippe tourna carrément le dos à sa sœur mais elle le connaissait trop pour se laisser prendre à une dérobade qu'elle jugea enfantine :

- Cela signifie que tu… l’aimes toujours ? chuchota-t-elle sans oser prononcer de nom.

Brusquement, Philippe se retourna, dardant sur elle la flamme bleue de son regard furieux. C’était bien dans la manière qu'il partageait avec tous le mâles Koenigsmark passés et présents, de réagir par la colère quand ils se sentaient découverts :

- Oui, figure-toi ! Je l’aime toujours en dépit des autres qui ne sont rien auprès d’elle. Des corps ! Uniquement des corps auxquels je demande un peu d’apaisement à ma passion sans jamais réussir à effacer son image… Et j’en deviens fou parce qu’à présent je sais qu’elle est malheureuse !

Et sans vouloir s’expliquer davantage Philippe avait pris sa course à travers le jardin, laissant Aurore à ses réflexions…

« Elle » ! Autrement dit Sophie-Dorothée de Celle dont Philippe, un moment, avait espéré faire sa fiancée !

En ce temps-là - cinq ans plus tôt ! - le jeune Koenigsmark alors âgé de seize ans s’était rendu à Celle sur le conseil de l’Electeur de Saxe afin d’y tenter sa chance en vue d’un mariage qui lui permettrait d’accéder à la souveraineté de l’un des Etats dont se composait l’Allemagne à cette époque.

Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, tenait sa cour dans cette ville charmante et n’avait qu’une fille. Bâtarde d’ailleurs mais reconnue et même légitimée depuis qu’il avait décidé d'épouser sa mère, une ravissante huguenote française, Eléonore d’Olbreuse, qu’il avait connue à Breda, en Hollande, où se réfugiaient nombre de protestants français. Dont le marquis d'Olbreuse et ses enfants. Ils y avaient été accueillis par la princesse de Tarente auprès de qui Eléonore était devenue fille d’honneur tandis que son père s’engageait dans l’armée du prince d’Orange. D’abord mariée morganatiquement, Eléonore avait fini par devenir bel et bien duchesse de Celle, faisant ainsi de sa fille l’une des plus riches héritières d’Allemagne. La loi salique, en effet, n’existait pas outre-Rhin. Celui qui l’épouserait partagerait avec elle la souveraineté du duché…