En espérant devenir celui-là, le jeune comte de Koenigsmark ne faisait pas preuve d’outrecuidance. Il était de bonne race, auréolé en outre par la gloire recueillie par les siens et leur fortune, il était un prétendant des plus sortables. Très vite, la réalisation de ce projet devint le plus cher de ses désirs parce que, au premier regard, il était tombé amoureux de Sophie-Dorothée. Il sut qu’aucune autre jamais ne l’effacerait, qu'elle était unique et que s’il ne l’obtenait pas, c’en serait fait pour lui de tout espoir de bonheur.
De son côté, la jeune fille fut victime du même coup de foudre : si fier, si beau, si insolent, il incarna aussitôt ses rêves les plus romantiques. Elle le jugea inoubliable et sut qu’il n’y aurait pas de bonheur possible pour elle si elle ne l’épousait pas.
Les premiers jours de Philippe à Celle furent un enchantement : le duc Georges-Guillaume et surtout la duchesse Eléonore réservèrent un accueil flatteur au neveu de « Conismarco » dont les exploits retentissaient dans l’Europe entière et que l’on disait fabuleusement riche. Ce qui avait son prix aux yeux de Georges-Guillaume, quelque peu porté sur l’avarice. Très vite on parla mariage pour la plus grande félicité des amoureux, mais… il n’est pas rare qu’il y ait un « mais » dans une histoire trop idyllique.
Ce « mais » prit la forme revêche du comte Bernstorff, premier ministre de Celle, qui ne voulait pas de cette union et ne perdit pas une minute pour lui opposer la politique, ce monstre capable de broyer les rêves et les vies. Celle de Bernstorff se présenta sous l’aspect d’une affaire de famille.
Le duc de Celle avait un frère cadet, ancien évêque luthérien devenu duc de Hanovre et qui par un mariage intéressant avait obtenu de l’empereur le titre d’Electeur. Il avait, en effet, épousé une petite-fille du défunt roi d’Angleterre Jacques Ier, ce qui lui permettait de prendre rang dans la succession à ce trône prestigieux. En outre, tant que Sophie-Dorothée n’avait pas été légitimée, il était l’héritier tout naturel de son aîné. Aussi, après la reconnaissance officielle de la jeune fille, n’eut-il qu’une idée : obtenir sa main pour son fils Georges. L’affaire Koenigsmark détruisait ce beau plan. Conclusion : il fallait éliminer Koenigsmark. Bernstorff, entièrement acquis au Hanovrien, y employa son génie malfaisant : connaissant bien son maître, il fit établir un état de la fortune exacte des Koenigsmark et découvrit avec délectation qu’elle n'était plus ce qu'elle avait été. Et de loin ! Victoire complète ! Restait la seconde partie du projet : se débarrasser d’un prétendant devenu encombrant. En douceur si possible afin de ne pas incommoder les puissants princes de Saxe, ni Venise, ni la France, que les Koenigsmark avaient servis avec honneur. Georges-Guillaume de Brunswick-Lunebourg, duc de Celle, et son acolyte usèrent alors d’un moyen infâme : les jeunes gens reçurent l’un de l’autre, et au même moment, une de ces lettres de rupture suffisamment cruelles pour être inexpiables. Et toutes deux l’œuvre d’un faussaire talentueux. Le résultat fut ce que l’on espérait : trop fier pour s’abaisser à demander une explication, Philippe sauta à cheval et regagna Dresde au plus vite cependant que, blessée au fond de l’âme, Sophie-Dorothée tombait malade, victime d’une fièvre cérébrale qui la mit un instant aux portes du tombeau. Les soins de sa mère, qui n'avait rien compris parce que l’on s'était prudemment gardé de la mettre dans la confidence, l’en tirèrent de justesse, mais ensuite, la duchesse Eléonore, qui croyait de bonne foi à la perfidie de Philippe et souhaitait que sa fille l’oublie, apporta son aide à son mari pour convaincre la pauvre petite à peine convalescente de se laisser marier. Quelques semaines plus tard, elle épousait Georges de Hanovre, son cousin germain…
Quand les sœurs de Philippe quittèrent le temple familial, Amélie, les yeux secs, marchait d’un pas assuré, les mains nouées sur son giron, humant l’air plus frais du soir tombant. Aurore, elle, marchait comme une somnambule, le visage noyé de larmes incessantes qu'elle essuyait de temps a autre d’un geste machinal. Cela finit par agacer son aînée qui vint la prendre par le bras :
- Pourquoi pleurer autant ? La prière ne t'a donc pas réconfortée ?
- Je n'ai pas pu prier : j'ai trop de craintes. Pendant tout ce temps, je revoyais ce jour affreux où nous est revenu le corps de Charles-Jean et je me demandais si on nous rendrait celui de Philippe.
- Pourquoi veux-tu absolument qu'il soit mort ? Je reconnais que le billet de Hildebrandt est inquiétant parce qu'il est lui-même inquiet, mais d'autres hypothèses peuvent être envisagées. Notre frère a peut-être eu un accident ? Fait une chute de cheval quelque part dans la campagne… ou alors on l'a emprisonné, que sais-je ? Au contraire de toi j'ai prié et j'en ai retiré une sorte de confiance…
Laissant enfin sécher ses larmes, Aurore regarda sa sœur avec stupeur :
- Confiance ? En quoi mon Dieu ? Cette cour de Hanovre est un cloaque gouverné par des barbares et des harpies !
- C'est pourquoi il n'aurait jamais dû y accepter un commandement après l'humiliant naufrage de son mariage à Celle !
- Accepter ? Allons, Amélie ne te fais pas plus naïve que tu n'es ! Tu sais, comme je sais, comme nous savons tous que cette charge de colonel des hussards de Hanovre c’est, sur sa demande, la Saxe qui la lui a fait offrir.
- Il voulait revoir Sophie-Dorothée, l’imbécile ! fit Mme de Loewenhaupt avec un haussement d’épaules. Quelle stupidité !
- Sans doute, mais surtout il voulait la sauver !
En effet, quelques mois après le transfert des cendres de Charles-Jean à Agathenburg, Philippe arrivait à Hanovre pour prendre le commandement de la garde de l’Electeur. Le précédent titulaire avait été tué par un baron suisse et cette involontaire défection gênait considérablement un prince impopulaire et qui, de ce fait, ressentait le besoin d’être protégé de façon efficace. Ernest-Auguste était un vieil homme tatillon, avare, naturellement soupçonneux et ayant passé toute sa vie entre les vins, les cartes et les filles. L’âge venant, il avait fini par se contenter d’une seule maîtresse : Clara-Elisabeth de Meissenbourg, qu’il avait mariée à un certain Platen dont il avait fait un comte afin qu’elle fût comtesse. Etant fort séduisante, elle suffisait à Ernest-Auguste. Mais la réciproque n’était pas vraie : le vieux duc ne suffisait pas à Mme de Platen, dite plus couramment « la Platen », nymphomane, follement ambitieuse et dépravée jusqu’à l'âme. Aussi avait-elle l’habitude de lui donner des coadjuteurs choisis parmi les officiers et même les simples soldats de la garde. Autant dire qu'elle avait réussi à faire de la cour de Hanovre, où l’ivrognerie était élevée à hauteur d'une institution, l’un des lieux les plus faisandés d’Europe.
Quant à l'héritier, Georges-Louis, il était franchement pire que son père. C’était une manière de hobereau tudesque, vulgaire, teigneux et sot, flottant généralement entre deux vins et pourvu d’une maîtresse : Catherine de Bush, la propre sœur de la Platen… « Groin de cochon », ainsi que le surnommaient gracieusement ses futurs sujets, passait avec elle le plus clair de son temps.
Sur ce fangeux décor, une femme se dessinait cependant à l’eau-forte : l’épouse de l’Electeur, Sophie, fille du roi détrôné de Bohême et détentrice originelle des quelques gouttes de sang anglais puisqu'elle était la petite-fille de feu Jacques Ier. Celle-là avait tant de hauteur qu'elle méprisait à peu près tous les princes allemands avec une particulière aversion pour son beau-frère, le duc de Celle, qui avait osé épouser « la d'Olbreuse », « une fille de rien » qu'elle appelait tout uniment « le tas de boue » ! La pauvre petite Sophie-Dorothée - elle n'avait que seize ans au moment de son mariage ! - allait en ressentir les effets et trouver en elle la pire des belles-mères !
Pourtant, les débuts du mariage avaient été encourageants. Sensible au charme de la ravissante poupée au teint de camélia, aux grands yeux gris, à la soyeuse chevelure d'un joli châtain clair traversé de mèches dorées qu'on lui offrait, Georges-Louis délaissa la Bush pour s'offrir une longue lune de miel avec celle qu'il appelait gentiment Fisette. Tant et si bien que deux enfants vinrent au monde. Hélas ! la venue du second marqua la fin des tendres sentiments de « Groin de cochon » qui se désintéressa presque totalement de sa femme pour les charmes opulents d’une géante de dix-sept ans que lui avait présentée Mme de Platen : Mélusine de Schulenburg.
On en était là quand, un soir de novembre 1688, les parquets du palais de la Leine à Hanovre crissèrent sous les talons de Philippe tandis qu'un chambellan clamait son nom au seuil du grand salon de réception où se tenait la Cour :
- Le comte Philippe-Christophe de Koenigsmark !
Sophie-Dorothée savait qu’il allait venir se présenter : elle s'était préparée à « le » revoir. Pourtant, le nom résonna dans son cœur avec une intensité qu'elle n'attendait pas. Plus encore lorsqu'elle le vit paraître et s'avancer d'un pas ferme vers le trône de son beau-père, traversant la foule des courtisans qui s'ouvrait devant lui en faisant entendre une rumeur flatteuse. Six ans avaient passé : Philippe était à présent un homme en pleine force, en pleine possession de ses moyens et, surtout, d'un charme dont la jeune femme éprouva aussitôt le pouvoir. En quelques instants la blessure mal refermée se rouvrit et se remit à saigner, laissant fuir le fiel qui l'empoisonnait, laissant place au bonheur de le revoir plus fier plus séduisant que jamais.
De son côté, Koenigsmark retrouva sa princesse avec une émotion qu'il se garda bien de laisser voir. Il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que dans cette cour à l'étiquette pesante et aux plaisirs presque toujours sordides, Sophie-Dorothée était surveillée, épiée, jalousée par tous ceux - et toutes celles ! - qu’elle gênait, qui la détestaient ou plus simplement l’enviaient. Elle était en effet plus ravissante que jamais. Plus touchante aussi, avec cette fragilité des êtres que l’on confine dans une atmosphère malsaine. Au milieu de ces gens, elle lui parut parée de la grâce et de la fraîcheur d’une églantine. En face d’elle, il sentit non seulement se réveiller les juvéniles sentiments d’autrefois, mais épicés à présent d’un désir dont la violence le surprit, tempéré toutefois par la compassion normale de tout homme de cœur en face d’un être malheureux.
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