Il jeta un regard en coin sur la paysanne et son vieux père assis devant l'âtre, passa sa manche sous son nez rougi et continua en baissant la voix.
– J'ai vu l'abbé, Malbrant-coup-d'épée, M. le baron, Martin Genêt. Ils sont tous d'accord. Il faut quitter le pays. Maintenant, c'est la chasse à l'homme qu'ils disent ou plutôt à la femme. Vous, madame la Marquise. Votre tête a été mise à prix. Pour cinq cents livres, ils sont bien sûrs de trouver quelqu'un qui vous vendra. Les gens ont si peur et si faim. Alors voilà ce qui a été décidé. Ce soir, nous nous rendons à la Lanterne de la Colombe et, de là, quand nous serons tous réunis, nous gagnerons les marais, par la forêt, puis la côte. Ponce-le-Palud, qui n'a pas encore réussi à se faire prendre, nous donnera assistance pour nous cacher... ou nous embarquer.
– Nous embarquer, répéta Angélique.
Le mot consommait sa défaite. Au cours de cet hiver épouvantable, elle avait peu à peu perdu le sens de la lutte qu'elle menait. Sauver leurs vies, pourchassés de place en place, se retrouver vivants chaque soir était devenu leur seul but épuisant. Aucune autre issue que la fuite.
– Je n'ai pas donné le rendez-vous ici, chuchota Flipot, parce que ces gens-là ne m'inspirent pas confiance. Ils savent qui vous êtes et, comme partout, ils vous rendent responsable de leurs malheurs.
Les paysans marmonnaient en jetant des regards sombres dans leur direction. Angélique en était arrivée à ne plus oser s'approcher du maigre feu, avec sa fille, tant elle sentait peser sur elle la rancune des malheureux.
Le mari de la paysanne était mort en se battant contre le Roi. Les soldats leur avaient tout pris au passage, pain, bétail, grains, et avaient emmené avec eux la fille aînée. On ignorait ce qu'elle était devenue.
Dans le fond de la pièce, où se trouvait le grand lit vendéen, quatre petites frimousses blêmes émergeaient des couvertures déchirées. On gardait les enfants au lit toute la journée pour qu'ils aient plus chaud et moins faim.
Quelques instants plus tard, le vieux père, après avoir échangé des signes d'intelligence avec sa bru, se leva, se vêtit de sa houppelande et prit sa hache en disant qu'il allait couper du bois dans le boqueteau.
– Des fois qu'il irait prévenir les soldats, murmura Flipot, on ferait peut-être mieux de calter tout de suite.
Angélique partagea cet avis. La paysanne, inexplicablement, cherchait à la retenir. Angélique brusqua son départ. Elle prit d'office un quignon de pain et du fromage pour Honorine. La femme la couvrit d'invectives.
– Allez ! allez ! Partez bien loin. Vous m'avez assez brouillée avec les fadets, vous et l'enfant maudite. Je ne les entends plus grignoter dans le mur depuis que vous êtes chez nous. Si les fadets nous abandonnent, qu'allons-nous devenir ?
La disparition de ses génies familiers lui paraissait plus dramatique que toutes les épreuves qui l'avaient accablée auparavant.
Angélique prit la route sur une mule efflanquée qui n'avait guère plus la force que d'aller au petit pas. Flipot la guidait par la bride. Ils traversèrent des villages incendiés, avec de tristes pendus aux branches de l'ormeau, sur la place.
Le soir tombait quand ils parvinrent à la Lanterne de la Colombe. Elle était allumée. Les lanternes des morts, ce sont les phares du Bocage. Longs cierges de pierre sur des socles à degrés, elles sont dressées aux carrefours pour guider les voyageurs nocturnes qu'égare l'obscurité opaque des chemins creux. Elles sont là aussi pour rassembler les âmes errantes et les empêcher d'aller tourmenter les vivants endormis. Malgré le manque d'huile ou de graisse, vers la fin de cet hiver, des mains pieuses essayaient de les maintenir. Le sabotier voisin de la Lanterne de la Colombe descendait, chaque soir, donner un coup de briquet à la mèche de chanvre, abritée par un clocheton ouvragé.
Angélique descendit de sa mule et s'assit sur les marches de pierre moussue.
– Il n'y a personne, dit-elle. Nous risquons de geler si nous devons attendre ici avec la petite plusieurs heures. Flipot, reprends la mule et va au-devant des autres. Dis-leur de se hâter ou bien de trouver une grange pour y passer la nuit.
Flipot s'éloigna et les claquements las des sabots de la mule sur le sol durci résonnèrent longtemps dans l'air cristallin. Les arbres raidis de gel craquaient avec un bruit furtif de verre brisé. Le froid, de plus en plus vif, avait quelque chose d'aigre, d'incisif, qui transperçait. Angélique, immobile, se sentait transie jusqu'aux moelles. Son haleine condensait devant elle une buée froide. La joue d'Honorine, blottie sous sa mante, n'avait plus de tiédeur. La lueur confuse de la lanterne lui révélait le regard de l'enfant, ses yeux noirs et attentifs comme ceux d'un écureuil, qui guettaient la nuit alentour. Les bras d'Angélique ne pouvaient suffire à la réchauffer. Ses petites mains, qui tenaient serrés le morceau de fromage et le morceau de pain, étaient rouges de froid. Angélique se souvint des paroles de la paysanne.
– « L'enfant maudite » ?... C'est donc ainsi qu'ils la nomment !
Ses lèvres tremblaient de colère.
– De quoi se mêlent-ils, ces croquants ? C'est à moi seule de savoir si tu es maudite ou non...
Une fois encore, de ses doigts engourdis, elle rectifia les pans du châle autour de l'enfant.
Elle tendait l'oreille, espérant sans cesse surprendre des galops lointains. Mais ce furent des frôlements et des craquements de brindilles qui attirèrent son attention.
– Qui vient là ? dit-elle à voix haute.
Elle essayait de distinguer ce qui remuait dans le sous-bois. Soudain, un long hurlement trembla, et elle se mit debout, le cœur figé. Les loups !... Elle aurait dû se douter qu'ils viendraient !...
L'audace des fauves affamés, que l'hiver prolongé faisait sortir du bois, les avait mis plusieurs fois en mauvaise posture au cours de ces derniers mois, elle et les siens. Des bandes n'avaient pas hésité à poursuivre même des troupes à cheval. Ils rôdaient près des feux de bivouac et il fallait leur lancer des brandons enflammés.
Ici, la lumière de la lanterne des morts ne suffirait pas à les écarter. Angélique avait à sa ceinture un pistolet. Elle pourrait les effrayer, mais pas pour longtemps.
Elle pensa à la masure du sabotier, un peu plus haut. Il lui fallait s'y rendre alors que les loups n'étaient pas encore trop proches et qu'il restait encore une vague lueur venue du ciel d'un bleu étonnamment clarifié par le gel. Elle se mit en marche, consciente d'être suivie et des bonds étouffés des loups dans les halliers.
Maintenant, quand elle se retournait, elle pouvait voir luire leurs prunelles phosphorescentes. Sans ralentir ses pas, elle se baissa, ramassa des cailloux et les lança dans leur direction, comme à des chiens hargneux. Avant tout, il lui fallait éviter de trébucher et de tomber. Elle poussa un soupir de soulagement en devinant, à sa fenêtre rouge, la chaumière, tassée sous les arbres. Elle dut ébranler fortement la porte avant que le sourd-muet se décide à entrouvrir l'huis. Par signes, Angélique lui expliqua qu'elle était suivie par les loups et qu'il lui fallait se barricader solidement. Pour rassurer le pauvre hère et son fils infirme, qui tous deux la regardaient avec effroi, elle mit sur la table une pièce d'or, tout ce qui lui restait de ce que le baron du Croissec lui avait dernièrement avancé. En ces temps de disette un jambon eût mieux fait leur affaire. Cependant les mains du sabotier, noircies par la sève du bois frais, prirent la pièce et la retournèrent longuement avant de la glisser dans sa ceinture.
Angélique vint s'asseoir devant l'âtre. Au moins ici, il faisait chaud. Le garçon sourd-muet jeta sur les braises une poignée de copeaux et Angélique présenta à la flamme les petits pieds d'Honorine en les frottant doucement pour y ramener la circulation. L'enfant réchauffée reprit des couleurs et se mit à manger son fromage, tandis que de son habituel regard sagace elle examinait son nouveau décor.
Les sabots pendus en grappes aux solives l'intéressaient particulièrement. Angélique demeurait sur le qui-vive, espérant entendre les coups de mousquets de ses compagnons qui, parvenus au lieu du rendez-vous, comprendraient qu'elle avait dû fuir à cause des loups. Alors elle sortirait sur le seuil de la chaumière et tirerait un coup de pistolet. Mais elle n'entendait rien. De guerre lasse, elle finit par s'étendre avec Honorine sur le bat-flanc que le sabotier lui désignait. La couche de copeaux était confortable. Elle refusa la couverture douteuse mais accepta la grossière peau de mouton.
Elle se sentait étrangement calme, et même elle put dormir, sans rêves, quelques heures. Il y avait beau temps qu'elle avait cessé de s'appesantir sur .son passé, sur ce qui aurait pu être ou ne pas être, et sur les péripéties dramatiques qu'elle avait réussi à accumuler en une existence relativement courte. Les ennuis et les drames, elle les avait bien cherchés ! Elle avait voulu vivre à revers des lois et de tout ce qu'on lui avait enseigné. Son premier mari n'avait-il pas payé chèrement le même crime ? Loin d'en tirer leçon, elle avait continué à se dresser contre les forces établies. Elle ne s'étonnait plus d'être victime comme elle l'avait fait si longtemps. La lutte pour vivre lui était devenue une seconde nature et, du monde privilégié, domestiqué, elle était passée dans celui des bêtes sauvages qui doivent, chaque jour, gagner leur existence et parer mille dangers.
Vers la mi-nuit, elle se réveilla pour voir le sabotier guetter à l'étroite fenêtre. Elle le rejoignit et aperçut dans la clairière les loups qui rôdaient. Le plus gros s'assit sur son arrière-train et hurla à plusieurs reprises. La chèvre, dans l'étable, tirait sur sa longe et bêlait.
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