– Est-ce une existence pour une enfant si jeune que de traîner ainsi par monts et par vaux ?...

– Cette vie lui convient, puisque vous êtes là, sa mère...

Lui-même emmaillota Honorine dans une chaude couverture et monta en selle, en la serrant jalousement sur son cœur.

Ce fut vers cette époque qu'Angélique sentit le doute s'insinuer en elle lorsqu'elle regardait sa fille. Comme la crainte d'une menace informulée, un doute, la peur d'un soupçon qui peu à peu devenait certitude.

Ils se trouvaient dans une zone dangereuse où les troupes royales se risquaient parfois à des incursions. Pour ne pas tomber dans une embuscade, Angélique et son escorte se réfugiaient, chaque nuit, dans les grottes qui percent de mille cachettes les falaises de la vallée de la Sèvre. Les paysannes des hameaux voisins avaient coutume de s'y réunir le soir, pour filer et tricoter. Elles recherchaient ces endroits à cause de leur douce température qui dispensait d'entretenir du feu. Après le souper, elles s'y rendaient la quenouille au côté, garnie d'étoupe, de chanvre et portant sous le bras un chauffe-pieds bien braisé au départ.

Elles indiquèrent à Angélique les plus spacieuses de ces chambres naturelles où la petite troupe se reposait à l'abri de la fraîcheur aigrelette des premières nuits printanières.

Plantée dans les parois de la grotte, une « lioube » munie d'une chandelle primitive, faite d'une tige de bouillon-blanc, imprégnée d'huile de noix, donnait une clarté rassurante.

Angélique regardait l'enfant qui se roulait sur le sol et essayait de se traîner. Elle avait dix mois et paraissait vigoureuse. Était-ce la lueur rousse de la torche qui donnait à ses cheveux naissants aux courtes bouclettes un tel reflet de cuivre ?... Elle avait, par contraste, des yeux noirs, étroits, qui se relevaient vers les tempes lorsqu'elle riait. Les pommettes paraissaient alors les dissimuler complètement et son expression... son expression ne semblait pas inconnue à Angélique, lui rappelant une autre physionomie, mais caricaturale, obscène.

Elle se recula si violemment que son crâne heurta la paroi rocheuse et qu'elle demeura étourdie.

Montadour ! Sa trogne de porc rouquin !

La sueur perla à ses tempes. Cela n'était pas possible…

La haine qu'une mère peut porter à son enfant bâtard n'est trop souvent que le reflet de celle que lui inspire celui qui l'a engendré. Pour Angélique, mettre un nom sur le visage du criminel était pire que l'inconnu. Elle eût aimé l'enfant de Colin Paturel. Mais la pensée de partager, elle, Angélique de Sancé, la responsabilité d'un être humain avec un soudard de la pire espèce, lui donnait l'impression d'une complicité visqueuse, répugnante, d'un avilissement auquel le sort voulait la contraindre. Jamais elle ne pourrait y consentir. La vie n'était qu'une comédie monstrueuse, détestable, menée par un dieu aveugle et sadique.

À son cri, l'abbé de Lesdiguière accourut.

– Enlevez-la, fit Angélique haletante, enlevez-la de ma vue. Je serais capable de la tuer...

À minuit, les échos de la caverne retentissaient encore des pleurs d'Honorine.

Allongée sur sa couche de foin, Angélique se retournait exaspérée :

– Naturellement, « ils » ont oublié de lui donner sa fougère.

Honorine ne pouvait s'endormir sans tenir en main une fougère, son hochet de prédilection, dont les dentelures paraissaient la ravir.

À la fin, Angélique n'y tint plus. Elle gagna la salle principale où, réunis autour du feu, l'abbé, l'écuyer, les valets et le baron avaient épuisé tout leur répertoire. Avec un regard de mépris écrasant, elle leur reprit le bébé qui se tut par miracle et le ramena dans son antre personnel. Naturellement, la petite était trempée, gelée, morveuse. Angélique la bouchonna d'une main experte et bourrue, l'enveloppa dans son châle de laine et la nicha dans le foin jusqu'aux yeux. Puis elle sortit au-dehors, pour aller jusqu'à la lisière du bois, cueillir une fougère dont elle arracha quelques folioles au bas de la tige. Honorine s'en empara d'un poing autoritaire et regarda avec extase la crosse velue projeter sur les parois de la grotte des ombres immenses de monstre préhistorique. Apaisée, elle prit son pouce dans sa bouche et jeta sur Angélique, du coin de ses petits yeux bridés, un regard empreint d'une intense satisfaction.

« Toi, tu me connais, semblait-elle dire, avec toi je suis tranquille... »

– Oui, je te connais, murmura Angélique... Oui, nous n'y pouvons rien... ni l'une ni l'autre, n'est-ce pas ?

Appuyée sur son coude, une joue dans la main, elle l'examinait avec une attention aiguë. La béatitude répandue sur les traits de l'enfant desserrait l'étau douloureux de son cœur.

Ni passé ni lendemain. L'heure silencieuse au sein de la terre. Et, en elle, des images plus que des mots, surgissaient comme des ombres douces et fugitives, pour l'apaiser.

– ... Tu n'es l'enfant de personne... La petite fille de la forêt... seulement la petite fille de la forêt. Cheveux roux comme la feuille d'automne... Prunelles noires comme la mûre des buissons... Peau blanche... nacrée, comme le sable des grottes... tu es l'incarnation des bois... un feu-follet... un farfadet... Rien d'autre... tu n'es l'enfant de personne... Dors... dors en paix...

Chapitre 8

L'abbé de Lesdiguière sortit des fourrés, les mains pleines de champignons.

– Du nanan pour toi, Honorine.

Elle marcha vers lui en trébuchant. Elle avait eu un an à l'été, tandis que les soldats du roi encerclaient la métairie où s'étaient réfugiés Angélique et les siens.

Enfermés comme des lièvres dans un terrier, ils étaient sur le point de se rendre lorsque Hugues de la Morinière et ses protestants les avaient dégagés. Angélique n'avait pu sortir de la métairie qu'en enjambant des corps. Honorine toussait de toute la fumée respirée. L'odeur de la poudre et des incendies faisait partie de son existence au même titre que le bruit des détonations, le sang et la sueur sur des visages patibulaires, les fuites au galop et les nuits ténébreuses au plus profond des bois.

Elle avait fait ses premiers pas à Parthenay, le jour où le tocsin sonnait sur la petite ville assiégée. Les assaillants avaient été repoussés et s'étaient retirés, mais la ville, épuisée par trop de privations, demeurait exsangue. Angélique n'avait plus retrouvé Honorine dans la pièce où elle l'avait laissée, sur une chaise. Elle était dans la rue. C'est ainsi qu'on avait su qu'elle marchait et même qu'elle descendait les escaliers.

Elle avait dit son premier mot le jour où Lancelot de la Morinière avait été tué au cours d'un combat violent dans les landes de Machecoul... Et ce premier mot d'Honorine avait atteint Angélique au cœur comme la balle d'un mousquet.

Elle avait dit : « sang » en découvrant un coquelicot. Et elle plissait comiquement son nez avec des grimaces de souffrance, comme elle en avait vu faire aux hommes blessés.

Fièrement elle répétait « sang... sang... » en montrant la fleur. C’avait été le leitmotiv de sa soirée. Angélique avait cru devenir enragée.

Devant la rudesse des combats de l'été, la lassitude l'atteignait et la peur s'insinuait en elle. Le Roi ne déclarait pas forfait, mais le Poitou chancelait. Hugues de la Morinière, privé de ses deux frères, était comme un corps sans tête. Il n'avait jamais été capable de penser seul. Lancelot, qui lui insufflait sa foi en Angélique, ayant disparu, sa méfiance n'était plus là pour fortifier son orgueil de vassal dressé contre le Roi. La fin de l'été permettrait d'éviter des désastres imminents. Trompé par une résistance aussi farouche, le commandement militaire s'interrogeait sur les mesures à prendre. Le Roi était partisan de laisser les rebelles se lasser, se désagréger d'eux-mêmes par la famine, la misère et le manque de munitions. Ses ministres voulaient l'emploi de forces écrasantes, le Roi lui-même à la tête des troupes et une répression si sanglante qu'elle pourrait être proposée en exemple à toutes les autres provinces. Il ne fallait pas oublier que l'Aquitaine, la Provence, la Bretagne s'agitaient et l'on n'était jamais sûr des dernières conquêtes : Picardie, Roussillon, etc.

Angélique ignorait ces atermoiements. Elle pouvait les soupçonner, mais il lui était difficile d'en convaincre sans preuves ses troupes accablées.

Pourtant elle était la seule à leur rappeler encore qu'il n'y avait pas de choix pour eux entre la lutte ou la servitude. Ainsi, à la suite des convulsions de l'été dans la fièvre des journées torrides, s'était-elle réfugiée au fond des gorges de Mervent avec le seigneur de La Grange et ses hommes. Ils campaient au fond de la forêt centenaire prolongeant au nord celle de Nieul. Ils reprenaient leurs forces, pansaient leurs blessures...

L'abbé de Lesdiguière, ayant rassemblé des branchettes de bois mort, y mettait le feu avec sa pierre à briquet et entreprenait de cuisiner pour Honorine les champignons qu'il venait de découvrir. Son fusil, qui ne le quittait plus guère était déposé dans l'herbe et il recommanda à l'enfant de ne pas y toucher. Elle fit une mimique qui prouvait que, depuis longtemps, elle avait appris à se méfier de cet objet fumant et détonant.

Angélique, assise à quelques pas sur un rocher moussu, les observait.

L'abbé portait un grossier gilet de fourrure d'agneau. Il avait remplacé son chapeau rond à boucle d'argent par le couvre-chef immense et délavé des paysans de la région. Il n'avait plus de rabat et le col de sa chemise en loques s'ouvrait sur la jeune poitrine hâlée où miroitait l'or d'une croix, retenue à un bout de ruban déteint. Ainsi, du petit précepteur policé, raffiné jusqu'au bout des ongles, elle avait fait cet homme des bois ! Elle n'eût pu le comparer à l'adolescent de Versailles ou de Saint-Cloud, qui subissait avec une urbanité touchante les sarcasmes des moqueuses et leurs œillades provocantes et cambrait si joliment la jambe pour saluer tous ces grands seigneurs aux mœurs corrompues. Ses épaules s'étaient élargies et l'on remarquait mieux sa taille élancée. Il avait perdu toute fragilité. Seul demeurait, dans sa physionomie tannée, son doux regard de biche. Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt ans ? Vingt-deux ans ?...