Angélique cueillit sur sa mante une étoile orangée qui venait de l'effleurer et contempla, rêveuse, le petit chef-d'œuvre de la nature aux élégantes nervures. Encore un nouvel automne. Un nouvel hiver qui s'annonçait. La tiédeur du soleil ne trompait point. Les bises aigres se devinaient dans les lointains embrumés dont les ors et les safrans pâlissaient, laissant leurs places aux mauves et aux gris de novembre.

Elle reporta son attention sur l'abbé de Lesdiguière qui chevauchait à ses côtés et eut un mouvement d'épaules.

– A-t-on jamais vu chose plus ridicule, l'abbé ? Un chef de guerre transformé en nourrice, et l'aumônier des troupes assumant le rôle de berceuse...

Le jeune homme éclata de rire et lui jeta un chaud regard :

– Qu'importe ! Vous n'en avez pas moins mené vos troupes à la victoire, madame. Si bien qu'on pourrait croire que l'enfant fut notre porte-bonheur.

Il contempla avec fierté Honorine, endormie au creux de son bras, à l'abri de son manteau noir d'ecclésiastique. C’avait été là tout le berceau d'Honorine. L'arçon d'un cheval et des bras d'hommes qui se la repassaient jusqu'à l'étape où sa mère s'écartait pour la nourrir. En lui donnant son lait, Angélique lui avait rendu la vie. Sa conscience était apaisée. Le sacrifice n'en demeurait pas moins cruel et l'humiliation chaque fois aussi amère.

Elle laissait donc aux gens de sa suite le soin de porter cet encombrant petit animal dont le sort n'avait pas voulu la débarrasser. Du cheval de l'abbé de Lesdiguière à celui de Malbrant-coup-d'épée, en passant par les montures de Flipot ou du vieil Antoine, Honorine essayait de tous les trots et de tous les galops. Il n'était pas jusqu'au brave et gras baron du Croissec qui ne lui offrît, parfois, le confort de son ample giron. Mais, par contre, où qu’elle se trouvât, dès la nuit tombée, elle se mettait à pleurer et ne se calmait qu'entre les bras d'Angélique. Force était alors, pour celle-ci, de la garder près d'elle.

– Ridicule, répéta-t-elle. Je me demande comment, en de telles circonstances, j'ai pu continuer à me faire obéir de nos partisans.

– Votre ascendant sur tous est si grand, madame. Et les succès obtenus n'ont pu que les confirmer dans leur confiance envers vous.

Le visage d'Angélique s'assombrit :

– Les succès ? La victoire ? Il ne faut pas se féliciter trop tôt. Rien n'est encore résolu. Les troupes royales n'ont pu forcer la défense du Poitou, mais nous demeurons assiégés. Et voici l'hiver qui s'annonce. La plupart des terres sont incultes, les récoltes insuffisantes. La faim va entraîner le découragement. C'est là-dessus que le Roi compte.

– Faites-leur comprendre que si nous pouvons atteindre l'été suivant, notre cause sera sauvée. Le Roi non plus ne peut conserver à son flanc toute une province en rébellion. La marche économique du pays en est bouleversée. Il lui faudra ou traiter ou réduire la rébellion par le sang. Or nous sommes protégés par les forêts. Les soldats n'osent y pénétrer...

– Vous parlez en stratège, mon petit abbé, et vous m'impressionnez un peu. Que diraient vos supérieurs ecclésiastiques s'ils vous entendaient ?

– Ils se souviendraient que j'ai dans les veines le sang du vieux Lesdiguière, ce grand huguenot dauphinois que fut si longtemps en révolte contre l'autorité royale. Malgré la conversion de ma famille, mon nom n'était pas sans inspirer de suspicion à mes maîtres, lorsque j'étais au séminaire. Peut-être n'avaient-ils pas tort ?

Il rit encore, gaiement. La brise faisait danser ses boucles sur ses joues hâlées. Son manteau, son chapeau à boucle d'argent, son rabat, son habit, tout était usé jusqu'à la corde par la poussière et les intempéries.

Son cheval, effarouché par une racine d'arbre, fit un écart et prit de l'avance. Angélique le considéra un moment puis le rejoignit.

– Monsieur l'abbé, dit-elle gravement. Écoutez-moi. Vous ne devez pas rester avec moi. J'ai tort de vous entraîner dans une aventure qui ne cadre ni avec votre vocation ni avec votre rang. Retournez parmi les vôtres. L'évêque de Condorn vous protégeait et faisait grand cas de vos qualités. Il vous trouvera un poste plus élevé à la cour. À moins que M. de La Force ne vous reprenne. On doit ignorer que vous m'avez suivie... Mais vous ne parlerez pas...

Le jeune homme se troubla sous la violence de son émotion.

– Me chassez-vous, madame ?

– Non, mon enfant... Et vous le savez bien. Mais cette existence est coupable... et votre place n'est pas parmi des réprouvés.

– Pourquoi n'y serait-elle pas ? murmura-t-il. Madame, si vos scrupules vous persuadaient que seul mon dévouement à votre personne me retient près de vous, je voudrais vous rassurer. Encore que ma vie vous soit... donnée, il y a aussi autre chose. Je sens... je sens que c'est vous qui avez raison, madame. Moi aussi j'ai vécu à la cour. Comment aujourd'hui ceux qui ont faim et soif de la justice ne vous écouteraient-ils pas ? Je me souviens et mon cœur me répète que c'est vous qui avez raison.

Angélique serra les dents et ses doigts se crispèrent sur les rênes de sa monture.

– Ne cherchez pas d'excuses à mes actes, fit-elle durement. Il n'y a rien en moi de pardonnable. Je suis seulement une femme haineuse et misérable. Et qui ne voit pas d'issue à sa haine...

Il leva sur elle ses grands yeux, pleins d'effroi.

– Ne craignez-vous pas d'être damnée ?

– Ces mots n'ont plus de sens pour moi. Je ne sais qu'une chose. C'est que sans le grand feu de haine que j'ai au fond du cœur, je ne pourrais supporter la vie. Songer aux combats et à leur défaite, voici les seules choses qui me donnent le courage de survivre et même qui me réjouissent.

Et, comme elle voyait son expression navrée :

– Pourquoi vous horrifier de mon destin, l'abbé ? C'est d'être sous les lambris de Versailles et dans les honneurs qui ne me convenait pas. J'ai toujours été une créature indocile et rustique, vouée aux pieds nus et aux ronces du chemin. Lorsque j'étais enfant, mon frère Gontran – celui que le Roi a pendu – avait fait mon portrait en chef de brigands. Il a toujours eu de ces presciences... J'ai déjà été parmi les brigands et les voleurs dans Paris. N'avez-vous jamais entendu notre Flipot évoquer le temps où je rencontrais le Grand Coësre, le roi des truands... J'ai couru toutes les routes, tous les chemins, j'ai connu toutes les privations, toutes les prisons... je me suis traînée à genoux, écorchée, en haillons sur les routes du Rif... Mon destin est ainsi et je n'aime pas avoir un toit sur ma tête. Rien ne me sauvera, je le sais maintenant... Ne soyez pas triste, mon petit abbé. Et quittez-moi...

Elle ajouta très bas :

– ... Je porte malheur à ceux qui m'aiment...

Il ne répondit pas. Elle voyait ses longs cils battre précipitamment sur la courbe de son fin profil et ses lèvres trembler.

Les chevaux descendirent un chemin pierreux, au flanc d'une colline ensauvagée.

Le château des Gordon de La Grange venait d'apparaître, flanqué de quatre tours, dans l'écrin mordoré de son parc.

Les voyageurs n'eurent pas à lancer de signal d'arrivée. Aucune embuscade n'était possible, dans cette demeure à l'écart, perdue au fond du Bocage.

Ici l'on pouvait oublier les zones ravagées par la guerre, les villages incendiés, les combats farouches à travers les landes, ou les guets-apens plus redoutables encore tendus au fond des gorges étroites. Combats sans merci. Les villages aux marches de la province étaient désertés. À l'intérieur, les paysans avaient passé l'été une main sur le manche de la charrue, l'autre sur le mousquet. Vers la fin de septembre un régiment des troupes royales s'était avancé assez loin au cœur du pays, ravageant tout sur son passage. Les habitants semblaient s'évanouir devant lui. Il n'avait pas trouvé grand monde à pendre mais avait tout brûlé, hameaux, bourgs, récoltes et, déjà, l'on parlait à Versailles de la reddition imminente des croquants terrifiés lorsque, parvenu aux environs de Pouzauges, la troupe avait paru s'escamoter. Plus aucune nouvelle n'en parvenait. Le pays entier s'était refermé sur les soldats comme une énorme tenaille.

Certains survivants, qui parvinrent, de fourrés en fourrés, à gagner la Loire et à la franchir, parlèrent avec horreur de ces ombres qui, la nuit, les avaient assaillis, des faux luisantes qui travaillaient pour la mort, des grappes de corps qui dégringolaient des branches à l'instant le plus inattendu, tandis que des coutelas acérés se plantaient entre les omoplates avant qu'ils aient eu le temps de pousser un cri. Ils avaient tous été décimés, malgré leurs armes, malgré leurs officiers. Le pays poitevin les avait dévorés les uns après les autres, inexorablement.

La consternation régna. À la suite de cette campagne désastreuse les troupes et le haut commandement demeurèrent dans l'expectative. L'hiver venant, il était vain d'encourager les militaires à tenter d'autres expéditions. Chacun prit ses quartiers.

Angélique demeura trois mois au château de La Grange. Elle y reçut certains chefs des conjurés, ainsi que des bourgmestres des villes qui venaient lui confier leurs anxiétés. Chacun était réduit à la portion congrue. Le commerce paralysé, on commençait à murmurer. Par chance, l'hiver ne fut pas trop rigoureux.

Vers mars, Angélique reprit ses chevauchées à travers la province. Elle avait cessé de nourrir son enfant et eût voulu la laisser au château. Une brave servante s'y était attachée. Mais l'abbé de Lesdiguière l'en dissuada :

– Ne l'abandonnez pas, madame. Loin de vous, elle mourra.

– Je reviendrai la chercher plus tard, quand les événements...

– Non, fit-il en la regardant dans les yeux, vous ne reviendrez pas la chercher.