– Non, elle prie, elle dit les litanies des saints !

– Qu'est-ce donc ce bruit qu'on entend près du parc ? demanda Angélique sortant de sa torpeur.

– Madame, ce sont les pelles des fossoyeurs. On enterre.

– Je veux y aller.

Elle se dressa avec peine. L'abbé de Lesdiguière la soutint. À l'orée du bois, près des grilles, on avait déjà creusé plusieurs tombes et les corps étaient descendus. Il ne restait plus, échoués dans l'herbe, que le cuisinier Lin Poiroux et sa femme, dame Aurélie, qu'on avait réservés pour la fin, à cause de leur corpulence.

– Nous avons mis par là le petit seigneur, fit l'un des paysans en désignant un tertre de mousse à l'écart. La tombe était déjà couverte de fleurs des champs.

L'homme dit, à mi-voix, comme s'excusant devant l'expression figée d'Angélique :

– Fallait parer au plus pressé. Plus tard on le conduira à la chapelle du Plessis avec les honneurs. Mais la chapelle, elle a brûlé...

– Écoutez, dit Angélique. Écoutez-moi...

Sa voix éteinte s'affirma tout à coup, s'éleva jusqu'à devenir passionnée :

– Écoutez, paysans, cria-t-elle... Écoutez... Les soldats ont tué le dernier des Plessis-Bellière... l'héritier du domaine. La race est morte... La race est perdue !... Ils l'ont tué. Ils ont tué votre maître. Vous n'avez plus de maître... C'est fini... fini à jamais... Il n'y a plus de seigneurs du Plessis... La lignée s'est éteinte...

Les paysans poussèrent un cri dolent et douloureux, et les sanglots des femmes redoublèrent.

– Ce sont les soldats du Roi qui ont commis ce crime. La troupe qu'on paye à malmener les gens des provinces, à ravager vos récoltes... Des picoreurs, des bons à rien, qui ne savent que pendre et déshonorer... Des étrangers qui mangent notre pain et tuent nos enfants... Laisserez-vous leurs crimes impunis ?... C'en est assez des brigands qui nous tiennent à leur merci, au nom du Roi. Le Roi lui-même les ferait pendre. Mais, nous nous en chargerons... Paysans, vous ne les laisserez pas sortir du pays, n'est-ce pas ?... Il faut prendre vos armes... il faut partir à leur recherche... Et venger votre petit seigneur…

Tout le jour, ils suivirent les dragons de Montadour. Les traces du passage de la troupe leur étaient facilement perceptibles et, vers la fin du jour, ils se sentirent envahis d'une sorte de joie âpre lorsqu'ils comprirent que les soudards n'avaient pu franchir la rivière et qu'ils se repliaient à nouveau vers l'intérieur. Se savaient-ils poursuivis ? Non, sans doute. Mais ils avaient rencontré des villages déserts et ce pays, devenu silencieux, enveloppé du mystère de ses arbres, commençait à les hanter.

La nuit vint, puis la lune. Au plus profond du chemin creux, les paysans s'avançaient. Ils n'étaient pas las. L'instinct les avertissait que l'issue de la chasse était proche. Le tapis de feuilles mortes étouffait le bruit de leurs gros sabots et ces êtres lourds se mouvaient d'une façon douce et prudente qui trahissait leur hérédité braconnière.

Angélique fut la première à entendre le bruit des gourmettes des chevaux qui paissaient.

Elle fit signe de s'arrêter et se hissant au flanc de la tranchée, elle regarda entre les branches. Sur l'aire blanchie par la lune, d'un champ un peu incliné, les dragons dormaient, serrés les uns contre les autres, harassés à la fois par leur nuit d'orgie et par une marche inquiétante et sans issue. Une sentinelle somnolait près des braises d'un feu dont le filet de fumée s'élevait paresseusement sur le ciel constellé d'étoiles.

Martin Genêt, l'un des métayers, qui avait pris la direction des manants, saisit la situation aussitôt. Des ordres furent chuchotés en patois et, sans plus de bruit qu'un froissement dans les feuillages, une partie des gens s'égailla. Peu après, du côté du vallon, le cri tremblé de la chouette s'éleva, auquel répondit un autre appel.

La sentinelle bougea, anxieuse, attendit, puis se remit à rêver.

Des quatre coins du champ, des ombres s'élançaient furtives et rapides. Il n'y eut pas un cri, à peine quelques grognements sourds d'hommes qui s'éveillent puis se rendorment.

Le lendemain, le lieutenant Gormat, qui essayait de faire sa jonction avec Montadour, parvint dans la région avec un contingent de soixante hommes. Il cherchait les dragons. Il les trouva au milieu d'un champ, égorgés dans l'attitude du sommeil. L'œuvre avait été accomplie à coups de faux et de serpettes. On ne put reconnaître Montadour qu'à sa bedaine. La tête avait disparu.

Ce champ fut appelé, plus tard, le Champ des Dragons. Jamais il n'y poussa plus que du chiendent et des ronces...

Ainsi commença la grande révolte du Poitou.

Deuxième partie

Honorine

Chapitre 1

En vain le Roi désavoua-t-il M. de Marillac et le remplaça-t-il par Baville à la tête de la province.

La lettre d'intercession, portée par le vieil intendant Molines – que le Roi avait reçu lui-même dès qu'il s'était présenté à Versailles – arrivait trop tard.

Tandis que Sa Majesté faisait appeler Louvois, le complice de Marillac, hypocrite et ennuyé, afin de s'informer sur la situation exacte et donnait des ordres, le Poitou explosait.

De loin, on ne se douta pas que l'acte déterminant de ce brusque incendie avait été l'assassinat sordide d'un petit garçon aux boucles d'or. La situation fut aussitôt très confuse et longtemps on imputa la destruction du château du Plessis et la disparition de la marquise et de ses fils aux brigandages des protestants. Il aurait été simple de crier sus à l'hérétique. Mais les premières troupes qui essayèrent de pénétrer en Gâtine se heurtèrent, avec étonnement, à des catholiques que commandait un Gordon de la Grange, vieux nom mal en cour comme tous ceux des nobles qui vivaient alors dans leurs terres.

Cependant au sud du Bocage, Samuel de la Morinière, le huguenot, reprenait l'offensive.

Les régiments royaux se retirèrent sur une ligne qui allait de Loudun à Niort en passant par Parthenay tandis que l'hiver se glissait avec ses brouillards mauves à travers les arbres dépouillés et que commençait une guerre d'escarmouches atroce par sa sauvagerie, son mystère, le caractère irréductible de ceux qu'il fallait pacifier. On aurait dit des ombres. Tout était à l'image d'un pays fourmillant d'habitants qu'on ne voit jamais, d'une région fermée, aux apparences de désert. Avec qui parlementer ? Pourquoi cette hargne subite ? À qui en voulaient-ils ? Au Roi, aux troupes, aux collecteurs d'impôts ?... Pourquoi se battaient-ils ? Pour des questions religieuses, de province, de clocher ? Quel but se proposaient d'atteindre ces culs-terreux et ces hobereaux farouches et subitement furieux ?

Au conseil du Roi, on trouvait distingué de lever les bras au ciel et de se perdre en conjonctures variées. Au fond, personne n'aurait pu dire tout haut ce qu'on savait, ce qu'on sentait. Personne n'aurait voulu se l'avouer, ce cri, ce grondement sourd de gibier traqué qui se réveille blessé au fond de sa forêt et décide de lutter jusqu'à la mort, c'était la suprême convulsion d'un peuple qui ne se veut pas esclave.

L'hiver pour le Poitou s'ouvrait sur la disette L'expérience-conversion de M. de Marillac, en gâchant les récoltes protestantes avait fait chavirer dans la catastrophe un équilibre général déjà rendu instable par des impôts écrasants et une mauvaise année précédente. Tandis que Montadour mettait le feu au blé là où s'élevaient les temples protestants, près des clochers catholiques, les agents du fisc avaient été jusqu'à faire démolir des maisons pour en vendre les poutres. On avait saisi pour les « tailles », des lits, des habits, les bêtes de labour, et jusqu'aux pains, ces rondes miches parfumées, grandes comme des roues, empilées sur l'étagère, pour les six mois d'hiver. Un homme ruiné, qu'importe ! Plusieurs, c'est un village qu'on quitte, des misérables sur les routes quand vient l'automne, des êtres hâves et qui ont peur de la faim et qui veulent prendre à ceux qui leur ont pris.

Des convois de ravitaillement qui s'acheminaient de Nantes pour l'armée furent entièrement pillés par les paysans.

Alors que le ciel était pur, le soleil chaud et qu'on pouvait tout attendre de l'été, le désordre avait ruiné la dernière espérance et la famine était là.

Ce ne fut que peu à peu qu'on apprit le rôle joué par une femme dans cette grande flambée de haine et comment elle avait réussi à grouper vers un seul but les protestants et les catholiques, les nobles et les paysans et les bourgeois des petites villes.

La légende de cette femme, cela faisait sourire certains à la cour.

D'autres y croyaient ! Le temps des belles frondeuses n'était pas loin et nul en France n'oublie facilement qu'il y eut jadis, issue de son terroir, une femme Jehane qui menait les reîtres au combat. Celle-ci n'était pas une paysanne car la noblesse l’écoutait. Peu à peu, les hobereaux obscurs, aux noms prestigieux dont on faisait gorges chaudes a Versailles, parce qu'ils étaient plus pauvres que des gueux, rassemblèrent leurs gens et les armèrent par on ne sait quel miracle.

On vit surgir toutes les armes, détachées de la panoplie au-dessus de l'âtre : les mousquets, les lances et les hallebardes, de vieilles arquebuses à rouet ou à mèches, des « lansquenettes », courte épée avec une lame à deux tranchants qui rappelait les lansquenets allemands des guerres de Religion, barbus, emplumés, vêtus d'oripeaux et terreur des populations. Leurs âmes guerrières passaient en ceux qui tenaient désormais leurs épées, ramassées dans les champs après les batailles. Il y avait jusqu'à des arcs et des flèches de braconniers, armes redoutables quand ceux qui les maniaient se postaient, invisibles, dans le feuillage d'un chêne au-dessus d'un chemin creux. Et les soldats du Roi ne tardèrent pas à regretter les cuirasses de jadis.