C'était l'une des passions du jeune garçon. Ils s'installèrent près de la fenêtre devant le grand échiquier aux damiers de marbre noir et blanc que le roi Henri II avait offert à l'un des seigneurs du Plessis. Les figurines étaient d'ivoire et d'os. Florimond les disposa, les lèvres serrées par l'attention.
Angélique, par la fenêtre, regardait la pelouse défoncée, les arbres exotiques que les dragons avaient abattus pour faire du feu, par vandalisme, car les halliers étaient à deux pas.
Sa vie était à l'image de ce parc saccagé. Elle n'avait pu donner à son existence nulle ordonnance. Des passions étrangères l'avaient ravagée et, finalement, elle tombait sous leur joug. Là, près de ce fils encore fragile, que rien ne protégeait, elle mesura sa faiblesse de femme seule, sans maître pour la défendre. Autrefois, elle s'était sentie capable de faire n'importe quoi pour triompher. Aujourd'hui, ce « n'importe quoi » laissait dans sa bouche un goût de fiel. Elle avait mesuré les vanités humaines. L'Islam lui avait appris que seul l'accomplissement de l'être le met en accord avec son âme.
Or elle allait se donner au Roi. Un acte pire qu'une trahison, envers elle-même, envers son passé, envers l'homme qu'elle n'avait pu oublier...
– À vous, ma mère, dit Florimond, si vous m'en croyez, je vous conseillerais de jouer la reine.
Angélique eut un pâle sourire et joua la reine. Florimond médita une manœuvre compliquée puis, après avoir joué, releva les yeux.
– Je sais bien que ce n'est pas tout à fait votre faute, fit-il de cette voix douce qu'il avait rapportée du collège, ce n'est pas facile de s'y retrouver avec tous ces gens qui vous veulent du mal parce que vous êtes belle. Mais je crois qu'il faudrait partir avant qu'il ne soit trop tard.
– Mon chéri, tout n'est pas simple, en effet, comme tu viens de le dire toi-même. Où voudrais-tu que nous allions ? Je viens de faire un très long voyage, Florimond. J'ai couru des dangers terribles et il m'a fallu quand même revenir sans avoir trouvé ce que je cherchais...
– Mais moi, je le trouverai, dit Florimond avec véhémence.
– Ne sois pas présomptueux ! C'est un défaut qui coûte très cher.
– Je ne vous reconnais plus, fit-il sévère, est-ce bien vous que j'ai guidée dans le souterrain lorsque vous aviez décidé d'aller chercher mon père ?
Angélique éclata de rire.
– Oh ! Florimond, j'aime ta force ! Tu as raison de me gronder, au fond, mais vois-tu...
– Si j'avais su cela, je vous aurais accompagnée au lieu de me laisser enfermer dans leur sacré collège. À nous deux nous aurions réussi.
– Présomptueux ! répéta-t-elle avec tendresse.
La cruelle Méditerranée lui sautait aux yeux, les petits esclaves vendus, châtrés, les tempêtes, les batailles, les perpétuels marchés de chair humaine. Dieu merci, elle n'avait pas emmené Florimond dans son expédition. Et combien de fois s'était-elle reproché l'inconscience avec laquelle elle avait confié Cantor au duc de Vivonne pour aller se battre contre les Turcs...
– Tu ne te rends pas compte des dangers et des difficultés d'un tel voyage. Tu es encore trop jeune. Il faut manger tous les jours, trouver un toit, des chevaux frais, que sais-je ! Il faut de l'argent pour payer tout cela.
– J'ai une bourse assez bien garnie par mes économies.
– Oui. vraiment ? Et quand cette bourse sera vide ? Les hommes sont durs, Florimond. Ils ne donnent rien sans rien, souviens-toi.
– C'est bon, dit Florimond manifestement ulcéré, j'ai compris. Je n'emmènerai pas Charles-Henri, parce que, en effet, il est trop jeune, LUI, pour affronter toutes ces difficultés, et puis il a son héritage. Je n'avais pas réfléchi à cela. Mais moi, je veux aller retrouver mon père et Cantor. Je sais où ils sont.
Angélique resta saisie, une pièce d'échiquier à la main.
– Que dis-tu ?
– Oui, je le sais parce que je les ai vus en songe cette nuit. Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel. C'est un pays étrange. Partout des nuées se mêlent et en se mêlant elles font éclore toutes les couleurs du prisme. Et au milieu de ces brumes colorées, j'ai aperçu mon père. Je le distinguais mal. On aurait dit un fantôme, mais je savais que c'était lui. J'ai voulu le rejoindre mais le brouillard se refermait sur moi. Et, tout à coup, j'ai vu que j'avais les pieds dans l'eau. C'était la mer. Moi, je n'ai encore jamais vu la mer, mais je l'ai reconnue à son mouvement, à cause de l'écume qui venait et revenait sans cesse et qui m'éclaboussait les pieds. Les vagues étaient de plus en plus hautes. À la fin j'ai vu une vague énorme et, au sommet, il y avait Cantor qui riait et qui me criait : « Viens faire cela avec moi, Florimond, si tu savais comme c'est amusant ! »
Angélique se dressa en repoussant son siège. Un frisson glacé lui hérissait l'échine. C'était comme si les paroles de Florimond illustraient d'une certitude ce qu'elle avait toujours repoussé en elle-même : LA MORT ! La mort de ces deux êtres qu'elle avait aimés et qui erraient maintenant au pays des ombres.
– Tais-toi, murmura-t-elle, tu me rends malade !
Elle s'enfuit dans sa chambre, et s'assit, la tête dans ses mains, devant son secrétaire.
Peu après la poignée de la porte tourna doucement et Florimond se glissa dans l'entrebâillement.
– J'ai réfléchi, ma mère, je crois qu'il faut que je m'embarque sur cette AUTRE mer, vous savez ?... Il y a une autre mer que la Méditerranée. J'ai appris cela chez les Jésuites. C'est l'Océan occidental qu'on appelle Atlantique parce qu'il s'étend sur l'ancien continent de l'Atlantide qui, un jour, s'est écroulé, permettant la rencontre des eaux du nord et du sud. Les Arabes l'appelaient la mer des Ténèbres mais maintenant l'on sait qu'elle mène aux Indes Occidentales. Peut-être que là-bas...
– Florimond, dit-elle, à bout, je t'en prie, nous parlerons de cela plus tard, mais maintenant laisse-moi, sinon... sinon je crois que je vais être obligée de te flanquer une paire de gifles.
Le garçonnet, d'un air maussade, s'en alla en tirant la porte brusquement.
Angélique, quelques instants, ne sut ce qu'elle ferait pour éviter d'éclater en sanglots ; elle finit par ouvrir un tiroir et en sortit la lettre du Roi, cette lettre qu'elle n'avait pas voulu lire.
« ... Mon inoubliable, n'écoutez plus les folies de votre cœur. Revenez vers moi, Angélique. Dans l'extrême détresse où vous vous trouviez, vous m'avez mandé votre pardon par l'intermédiaire du Révérend Père Valombreuze. Je voudrais, pour en éprouver la sincérité, l'entendre prononcer par vos lèvres. Vous êtes si redoutable, belle Angélique. Tant de forces dorment en vous qui sont les ennemies des miennes. Viendrez-vous poser vos deux mains dans mes mains. Un roi seul, voilà ce que je suis, et qui vous attend. Tous les pouvoirs vous seront remis et je ne laisserai quiconque vous porter ombrage. Vous n'aurez rien à craindre. Car je sais que vous pouvez être une franche amie comme une franche ennemie... »
Il continuait ainsi et elle était sensible à ce qu'il ne cherchait pas à la leurrer et à l'attirer sournoisement dans un piège. Il lui disait :
« Vous serez ma maîtresse, et pour vous seule je mesure aujourd'hui tout ce que ce mot veut dire. J'ai confiance en votre loyauté, faites confiance à la mienne... Parlez-moi, je vous écouterai. Obéissez, je vous obéirai... »
Elle ferma les yeux, lasse et vaincue. Elle avait bien agi en cédant. Demain, l'injustice serait combattue. Elle s'y emploierait de toutes ses forces...
Florimond, dans la grande allée, errait, sa fronde à la main, essayant d'atteindre les écureuils. Angélique eut pitié de lui et elle descendit pour le réconforter. Elle allait lui parler du Roi, faire miroiter à ses yeux les titres qu'on lui rendrait et les charges qu'elle lui obtiendrait.
Mais, quand elle parvint dans les jardins, Florimond avait disparu. Elle n'aperçut que Charles-Henri qui était près de l'étang et qui regardait les cygnes. Son habit de satin blanc était aussi éclatant que les plumes des beaux oiseaux et sa chevelure aussi brillante et blonde que la retombée du saule, au-dessus de sa tête.
Quelque chose dans l'attitude des trois cygnes en attente devant la rive inquiéta Angélique. On sait que ces bêtes sont très mauvaises et qu'elles peuvent entraîner un enfant dans l'eau pour le noyer. Elle s'approcha vivement et le prit par la main.
– Ne reste pas si près de l'eau, mon chéri. Les cygnes sont méchants.
– Ils sont méchants ? demanda-t-il en levant sur elle ses yeux d'azur. Ils sont pourtant si beaux, si blancs...
Sa main ronde dans la sienne était douce et confiante. Il marchait à petits pas près d'elle en continuant à la regarder. Elle avait toujours cru qu'il ressemblait seulement à Philippe, mais c'était Gontran qui avait raison. Dans la frimousse rose levée vers elle, elle reconnaissait quelque chose qui lui rappelait Cantor, une moue, une courbe du menton qui avait marqué certains des enfants de Sancé : Josselin, Gontran, Denis, Madelon, Jean-Marie...
« Mais toi aussi, tu es mon fils, songea-t-elle, toi aussi, cher petit garçon. »
Elle s'assit sur un des bancs de marbre et le prit sur ses genoux. Tout en caressant ses cheveux, elle commença à lui demander s'il était sage, s'il avait joué avec Florimond et s'il savait déjà monter sur un âne.
Il répondit : « Oui, ma mère. Oui, ma mère », d'une voix émue et flûtée.
Était-il sot ? Non, sans doute. Son regard ombré de cils touffus avait l'expression énigmatique et non dénuée de mélancolie de son père. N'était-il pas comme l'avait été Philippe : un petit seigneur solitaire dans la demeure dont il devait hériter un jour. Elle le serra contre elle. Elle pensait à Cantor qu'elle avait si peu câliné et qui maintenant était mort. La vie passait dans les intrigues violentes des adultes, et elle n'avait même plus le temps d'être une bonne mère ! Jadis, elle avait joué avec Florimond et Cantor, quand ils étaient pauvres encore, dans la petite maison des Francs-Bourgeois. Mais, depuis, elle avait souvent écarté Charles-Henri, et c'était mal car elle ne pouvait renier l'amour que lui avait inspiré Philippe. Un autre amour que celui voué par elle à son premier époux, mais amour quand même où s'étaient mêlés l'épanouissement d'un rêve adolescent, l'ivresse d'une conquête difficile et comme une attache fraternelle née des liens de leur enfance et de leur province.
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