– Mais pour atteindre le moulin des Ablettes ?
– Elles couperont tout droit à travers la forêt. I' n'y en a pas pour plus de deux ou trois heures de marche.
Le protestant fit la grimace.
– Qui les guidera ?
Angélique abaissa son regard sur les faces lasses ù brûlaient les prunelles sombres des femmes de –a province.
– Moi.
En sortant des arbres, leurs pieds s'enfoncèrent dans une mousse spongieuse. Les marais commençaient là. Ils avaient la couleur de la prairie et l'on eût cherché à s'avancer entre les aulnes et les trembles, si des barques qu'on appelle plates, à la chaîne sur la rive, n'eussent trahi la présence des eaux. Angélique avait emmené trois petits laquais pour aider à la manœuvre des bachots. En gars du pays, ils s'étaient montrés pessimistes.
– On s'embarquera pas si facilement, madame la Marquise. Au moulin des Ablettes, la rive est contrôlée par le meunier. Il demande péage à tous ceux qui veulent passer dans les marais et il fait toujours des avanies aux réformés parce qu'il les déteste. Il tient les clés des barques. Il y a même des gens des hameaux qui font de longs détours pour ne pas avoir à passer par son moulin.
– Nous n'avons pas le temps. C'est notre seule issue. Je me charge du meunier, dit Angélique.
Ils partirent bien avant la fin du jour, emportant des lanternes qu'on allumerait lorsque l'obscurité envahirait les bois. Les enfants étaient las. Le chemin parut long. Lorsqu'ils parvinrent au moulin des Ablettes, le soleil était déjà couché. Les cris des grenouilles et des oiseaux aquatiques vrillaient l'ombre. La fraîcheur d'une brume impalpable montait du sol et prenait à la gorge, tandis que s'estompaient peu à peu, dans une matité bleue, les lignes des arbres aux racines inondées.
Le moulin se distinguait encore sur la gauche, trapu, montrant les dents de sa roue au ras d'une eau dormante fleurie de nymphéas.
– Restez là, dit Angélique aux femmes, serrées frileusement l'une contre l'autre.
Des enfants toussaient et ouvraient sur ce décor embué leurs yeux inquiets.
Angélique, en pataugeant un peu, gagna le moulin. Elle trouva le pont vermoulu et, tout de suite, la familière passerelle, au-dessus du bief. Sa main rencontra le mur rugueux où s'accrochaient des liserons.
La porte était ouverte. Le meunier comptait ses écus à la lueur d'une chandelle. C'était un homme au front bas. La frange de cheveux épais qui tombait sur ses sourcils accentuait son expression de ténacité bornée. Vêtu de gris, comme les gens de sa profession, un chapeau rond de castor vissé sur la tête, il avait un certain aspect cossu. Il portait bas rouges et souliers à boucles d'acier. On disait que ce meunier était très riche, avare et intolérant.
Angélique promena le regard sur les meubles rustiques que veloutait l'impalpable farine. Des sacs étaient empilés dans un coin et l'on respirait l'odeur du froment. Elle sourit de trouver le décor inchangé. Puis, s'avançant, elle dit :
– Valentin, c'est moi... Bonjour.
Chapitre 12
Les barques avançaient au long du tunnel obscur. À l'avant les ronds jaunes des lanternes perçaient difficilement une nuit limitée par la voûte serrée des arbres. La haute taille de maître Valentin devait parfois se courber. D'une injonction en patois, .1 avertissait les guides des autres barques. Les femmes n'avaient plus peur. Une détente se percevait parmi elles et l'on entendait les rires étouffés des enfants. Une paix, depuis de longs jours ignorée, s'insinuait dans le cœur des fugitifs : la paix des marais inviolés. N'est-ce pas du marais poitevin que le bon roi Henri IV écrivait à sa mie : « L'on y peut être plaisamment en paix et sûrement en guerre. » Quel ennemi poursuivrait ici son adversaire ? L'eût-il voulu, qu'après avoir embarqué quelques soldats sur des « plates », Montadour les verrait revenir transis, boueux, ayant viré en vain parmi les rigoles et les conches, abordant une rive pour la sentir s'effondrer sous leurs bottes, tournant dans un labyrinthe aux murailles vertes ou dorées suivant la saison, parmi les grilles fermées des ramures, à l'hiver, pour se retrouver enfin à leur point de départ. Encore heureux s'ils revenaient ; l'immense étendue pourrait les engloutir à jamais dans son univers silencieux. Bien des cadavres inconnus dorment au fond des eaux mortes, sous le velours vert des cressonnières…
Maître Valentin, le meunier, s'était levé lorsque Angélique l'avait interpellé. Il n'avait pas paru surpris de la voir. Elle retrouvait, sous les traits lourds, ceux du gamin têtu et taciturne, qui poussait la « pigouille » pour emmener jadis la demoiselle de Sancé dans son domaine des marais et la soustraire jalousement aux appels claironnants du berger Nicolas « Angélique !... Angélique !... » Le berger courait par les prairies avec sa houlette, son chien et ses moutons derrière lui.
Angélique et Valentin, cachés par les roseaux, pouffaient sournoisement, puis s'éloignaient plus encore et les appels mouraient étouffés par les branches : aulnes, ormes, frênes, saules et longs peupliers...
Valentin cueillait des rameaux de la plante d'angélique. Ils la suçaient et la respiraient tour à tour. « Pour avoir ton âme », disait Valentin.
Il n'était pas bavard comme Nicolas. Il était facilement rouge et saisi d'implacables colères. C'était les protestants, on ne sait pourquoi, qui attisaient sa haine. Avec Angélique, ils allaient guetter, aux carrefours, les enfants huguenots qui revenaient de l'école et ils leur lançaient au visage des chapelets, afin de les entendre crier : au diable ! Ces souvenirs revenaient à l'esprit d'Angélique, tandis qu'avec un bruit d'averse légère se déchirait, sous l'étrave, le tapis de lentilles d'eau.
Valentin n'aimait toujours pas les protestants mais il avait été sensible aux écus d'or que lui avait remis la marquise du Plessis-Bellière. Il avait pris ses clés et fait monter femmes et enfants dans les plates.
À une bouffée d'air plus large, on devina que le chemin d'eau s'élargissait. Le premier bateau heurta la terre ferme. Dans un halo irisé, la lune sortait des arbres. Elle révéla la demeure des seigneurs d'Aubigné qui dormait, entourée de saules, parmi des pelouses aux longues herbes. Le château était bâti sur l'une de ces innombrables îles de l'ancien golfe du Poitou, dont les roches à fleur de sol ont été battues jadis par la mer. L'hiver, les eaux n'en montaient pas moins jusqu'au seuil du grand escalier de pierre. Château Renaissance, édifié par un maître qu'avait tenté le reflet des pierres blanches dans le miroir insondable, et aussi, peut-être, la situation inaccessible des lieux. Demeure pour conjurés s'il en fut !
Des chiens aboyaient...
On vint vers les arrivants et Mlle de Coesmes, la cousine du vieux marquis, apparut tenant haut un chandelier. Sévère, elle écouta Angélique lui parler de l'état misérable des pauvres femmes, veuves la plupart, qu'elle avait conduites jusqu'ici dans l'espoir qu'on les prendrait en charge et qu'on les aiderait à gagner La Rochelle. Elle n'approuvait pas l’ingérence dans les affaires des réformés d'une catholique aussi suspecte que Mme du Plessis. Ses débordements à la Cour n'étaient-ils pas trop connus ? Cependant elle la fit entrer et tandis que l'on conduisait les paysannes aux cuisines, elle considéra la robe de futaine qu'Angélique portait sous une mante pour ses expéditions nocturnes, ses souliers plats et boueux et le carré de satin noir qu'elle nouait sur ses cheveux pour les maintenir.
La vieille fille serra les lèvres derechef, prit un air de martyre résignée et avertit sa visiteuse :
– Le duc de la Molinière est ici. Voulez-vous le voir ?
Angélique se troubla sous l'annonce. Elle se sentit rougir et dit qu'elle ne voulait pas déranger le duc.
– Il est arrivé ici couvert de sang, chuchota Mlle de Coesmes qui, malgré tout, se laissait exciter par tant d'événements. Une escarmouche avec les dragons de l'infâme Montadour, il n'a pu se dégager et s'est réfugié dans les marais. Son frère Hughes a pris Pouzauges à ce qu'il paraît. Monsieur de la Morinière regrettait de ne pouvoir vous joindre.
– S'il est blessé...
– Laissez-moi le prévenir.
Elle attendit en tremblant, mais lorsque le pas du patriarche huguenot retentit sur les dalles du palier, elle se raidit, et tandis qu'il descendait, elle lui jeta un regard hardi et dur.
Il vint à elle. Une profonde entaille barrait son front. Les chairs boursouflées n'étaient pas encore cicatrisées. Cette blessure béante n'était pas pour adoucir son aspect. Elle le trouva plus grand, plus lourd et plus noir que jamais.
– Madame, dit-il, je vous salue.
Il tendit à demi vers elle sa main nue.
– ... Garderez-vous l'alliance ?
Ce fut Angélique qui détourna les yeux de ce regard. Elle eut un geste vers l'office dont les portes entrouvertes laissaient passer la lueur du feu et les voix rassurées des femmes protestantes.
– Vous voyez !
Elle n'aurait pas cru que cette chose qui s'était passée à la Pierre aux Fées pourrait à ce point s'imposer à elle et la paralyser à la fois de gêne et de trouble. Subissait-elle l'influence d'une personnalité que certains de ses contemporains ont déclarée envoûtante bien que désagréable à accepter. Ses frères, son épouse, les femmes de ses frères, ses filles, ses neveux, ses gens, ses soldats ne savaient pas lui désobéir. Il n'avait qu'à paraître. « Si près du dieu, il y avait en lui quelque chose de diabolique », a-t-on écrit du grand seigneur protestant qui se dressa à son heure, brièvement mais férocement, en face de Louis XIV.
Il ne lui présentait pas d'excuses. Était-il offensé, dans son orgueil démesuré, qu'elle ne se fût pas rendue aux deux appels qu'il lui avait lancés ?
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