Sa voix sonnait. Angélique sentait un frisson hérisser sa nuque. Elle voulut se tourner vers la sorcière mais s'aperçut que celle-ci s'était éclipsée sans bruit.
Entre les cimes des arbres le ciel était encore de nacre blanche, mais dans l'obscurité de la Gorge du Géant régnait un intense sentiment de colère.
Une voix cria :
– Que pouvons-nous contre les soldats du Roi ?
– Tout. Nous sommes plus nombreux que les soldats du Roi et Dieu nous aide.
– Le Roi est tout-puissant !
– Le Roi est loin et que peut-il contre une province résolue à se défendre ?
– Les catholiques nous trahiront.
– Les catholiques ont peur, comme nous, des dragons. Les impôts les accablent et, encore une fois, ils sont moins nombreux que nous. Entre nos mains sont les terres les plus riches...
Une chouette hulula à deux reprises très proche.
Angélique sursauta. Il lui parut qu'un silence se faisait dans la Gorge aux Loups. Lorsqu'elle regarda à nouveau elle vit le regard du seigneur huguenot tourné dans sa direction. Les flammes communiquaient à ses yeux profondément enfoncés sous de noirs sourcils leur éclat rougeoyant. « Son regard de feu, disait la sorcière. Toi, tu peux le soutenir. »
Le hululement de la chouette s'éleva encore, velouté et tragique. Signal d'alerte ?... Avertissement d'une présence dangereuse autour des prédicants ?... Angélique se mordit les lèvres. « Il le faut, se dit-elle. Ma dernière carte ! »
Elle s'avança, se retenant aux branches épineuses pour descendre vers les huguenots assemblés.
En se rendant à la Gorge du Géant pour sauver le pasteur genevois, Angélique savait qu'elle choisissait sa route et qu'il ne serait pas facile de revenir en arrière.
Samuel de la Morinière, le Patriarche, était le seul qui pût détruire la foi monarchique dans le cœur des fidèles sujets protestants.
La Morinière, le Patriarche, atteignait la cinquantaine. Veuf et père de trois filles – ce qui lui était fort amer – il demeurait dans ses domaines avec ses deux frères Hughes et Lancelot, eux-mêmes mariés et pères d'une nombreuse progéniture. Toute la tribu vivait farouchement sous la férule du patriarche, partageant son temps entre la prière et la chasse. Le temps n'était plus, des fêtes qui s'étaient déroulées dans ce décor somptueux. À la Morinière, les femmes parlaient bas et ne savaient point sourire. Les enfants, nantis de nombreux précepteurs étaient dressés dès leur plus jeune âge à l'étude du grec, du latin, et des Saintes Écritures. On apprenait aux garçons à manier l'épieu et la dague. La Morinière eut-il conscience lorsqu'il rencontra pour la première fois Angélique – cette femme surgie du crépuscule avec ses cheveux d'or dans l'ombre d'une capuche de bergère, ses pieds nus et son langage châtié de grande dame – d'une égale passion informulée, d'une rancœur qui ne demandait qu'à se métamorphoser en actes et qui la rendrait docile à ses suggestions ?
Chapitre 7
L'homme qui sonnait du cor le soir échappait, pour le moment, à la persécution de Montadour. Peut-être parce que la gentilhommière de Rambourg étant proche du Plessis, le capitaine avait l'assurance de pouvoir abattre, quand il le voudrait, sa lourde patte sur ce huguenot pâle et tremblant, qui n'assumait pas sans désespoir son rôle de persécuté.
Dans leur jeunesse, Angélique et ses sœurs s'étaient souvent moquées du garçon dégingandé, à la pomme d'Adam proéminente, qu'elles rencontraient à l'occasion des assemblées de villages ou des foires dans les bourgs. Avec l'âge, le baron de Rambourg avait acquis une longue moustache triste, une femme toujours enceinte et une nuée de petits huguenots blêmes pendus à ses basques. Contrairement à la plupart de ses coreligionnaires, il était très pauvre. Les gens du pays disaient que sa famille était malheureuse depuis la neuvième génération à cause d'un chevalier de leur maison qui avait essayé d'embrasser une fée dormant dans un château, au bord de la Sèvre. La malédiction n'avait fait que s'accentuer, comme de juste, lorsque les Rambourg avaient embrassé la religion de Calvin. Isaac, dernier du nom, vivait à l'ombre de sa tour envahie de lierre et ses seuls talents et ses seules tâches se résumaient à sonner du cor. On était étonné du souffle qui pouvait jaillir de ce maigre torse. Toute la contrée l'invitait à participer aux chasses car il savait donner aux notes des différents appels d'amples et magnifiques résonances qui jetaient en transes chasseurs, meutes et gibier.
Mais depuis l'an dernier ces réunions se faisaient rares. Hobereaux catholiques ou protestants vivaient chacun dans leur coin, attendant la fin des troubles suscités par les soldats. Le baron de Rambourg avait dû répondre aux exhortations du duc de la Morinière. Car il était difficile de résister à ses décisions.
Angélique le comprit mieux encore lorsqu'elle aperçut le chef des huguenots traverser la lande pour venir vers elle, son grand manteau noir flottant au vent. Il était plus impressionnant encore vu sur le fond bleu doré du ciel que dans les ténèbres de la Gorge du Géant. Ses frères l'accompagnaient.
À la lisière de la forêt, le lieu de rencontre dominait, d'une falaise abrupte, le paysage. Sur cette bande de terre où poussaient des genêts, il y avait eu jadis un camp romain. Le petit temple dédié à Vénus demeurait là, à demi ruiné, fleuri d'asphodèles.
À la lisière du golfe maudit, et de la dangereuse forêt gauloise les Romains avaient-ils prié la déesse de préserver leur virilité menacée car les Pictes féroces qui ne se faisaient pas faute d'offrir à leurs propres dieux d'horribles trophées ? Seules des ruines subsistaient, un porche de pierre fait de deux colonnes et d'un entablement couvert d'inscriptions latines. Ce fut à son ombre qu'Angélique s'assit.
Le duc prit place devant elle, sur un bloc carré. Les deux frères restèrent à l'écart. Le camp romain était l'un de leurs lieux de ralliement. Les paysans huguenots venaient cacher dans le temple des vivres et des armes à l'intention des proscrits. De cet emplacement, on pouvait surveiller la contrée mais l'on ne risquait aucune attaque.
Le duc commença de parler en la remerciant une fois encore de ce qu'elle avait fait pour le pasteur genevois. Son geste prouvait que la barrière des croyances pouvait être franchie lorsque les esprits outrés par l'injustice faisaient alliance pour tenir en échec le pouvoir de maîtres tyranniques. Il n'ignorait pas qu'elle avait beaucoup à souffrir du Roi. D'ailleurs ne la faisait-on pas garder comme une prisonnière ? Comment Mme du Plessis pouvait-elle les joindre ? Elle lui expliqua qu'elle utilisait un souterrain. Montadour n'avait aucun soupçon.
Il était difficile de ne pas répondre au duc de la Morinière lorsqu'il posait une question. Son ton impératif forçait l'interlocuteur à s'expliquer aussitôt. Ses yeux, profondément enfoncés sous de broussailleux sourcils noirs, fixaient avec intensité. On eût dit deux points d'or. Leur lumière aiguë finissait par fatiguer. Angélique détourna son regard. Elle pensa à la sorcière qui craignait ce sombre serviteur du Seigneur.
Pour le rencontrer aujourd'hui, elle avait mis une toilette digne de son rang, une robe de satin sombre mais riche, et cela n'avait pas été une mince affaire que de se glisser dans l'étroit passage qui conduisait à la forêt, avec son corset serrant sa taille et les lourds plis des trois jupes. Le valet La Violette l'avait accompagnée, portant son manteau. À quelques pas, se tenait immobile, en serviteur respectueux. Angélique voulait que cette entrevue soit entourée de quelque solennité, afin qu'elle pût parler au duc d’égale à égal.
Elle était assise sous un porche romain patiné par les siècles, ses pieds chaussés de cuir rouge dépassant le bord de la robe couleur de prune, tandis que ses cheveux, qu'elle avait coiffés avec sévérité, se laissaient doucement, peu à peu, défaire par le vent. Elle écoutait la voix sourde. Elle l'écoutait le cœur étreint, attirée et pourtant inquiète. Un gouffre s'ouvrait-à ses pieds, lui semblait-il. Il faudrait y sauter à pieds joints.
– Que voulez-vous de moi, monsieur ?
– Que nous fassions alliance. Vous êtes catholique, je suis réformé, mais nous pouvons faire alliance. L'alliance des persécutés, des esprits libres... Montadour est sous votre toit. Espionnez-le, renseignez-nous... Et puis, vos paysans catholiques...
Il se penchait, baissait le ton comme pour mieux la pénétrer de sa volonté impérieuse.
– Faites-leur comprendre qu'ils sont du côté de nos paysans, poitevins comme eux, que l'ennemi c'est le soldat du roi qui vient piller leur récolte... Rappelez-leur les contrôleurs d'impôts, la taille, la capitation. Ne seraient-ils pas mieux sous la seule juridiction de leurs seigneurs comme jadis, que travaillant pour un Roi lointain qui ne les paye qu'en leur envoyant des armées d'étrangers à nourrir...
Ses mains gantées de cuir – des gants de fauconnier – s'appuyaient à ses cuisses massives, tandis qu'il parlait ainsi incliné vers elle et elle ne pouvait fuir désormais son regard. Il lui instillait sa croyance profonde en une aventure désespérée, qui était comme le sursaut d'agonie d'un géant ligoté, pour rompre des liens. Elle voyait ce grand peuple-paysan, dont elle était issue, se redressant, s'étirant dans un effort surhumain, pour s'arracher à l'enlisement mortel dans lequel le paralysait l'asservissement à celui qui n'était jadis que le seigneur d'Ile-de-France. Les deniers ramassés dans les sillons du Bocage, engloutis dans les plaisirs de Versailles, dans des guerres interminables aux confins de la Lorraine ou de la Picardie, les grands noms du Poitou, domestiqués, présentant la chemise ou le bougeoir au Roi, tandis que leurs domaines étaient laissés aux mains d'intendants malhonnêtes, d'autres vivant appauvris sur leurs terres que le fisc leur arrachait par lambeaux, dédaigneux de ces nobles qui n'avaient pas su plaire au maître, et aujourd'hui la ruine, la famine, se glissant comme des couleuvres à travers le pays, par la main d'une armée, envoyée au mépris de toute justice et de bon sens, réduire au désespoir ceux qui font pousser le froment, gardent les herbages et récoltent les fruits, ces paysans aux mains calleuses, aux grands chapeaux sombres, qu'ils fussent huguenots ou catholiques...
"Angélique se révolte Part1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique se révolte Part1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique se révolte Part1" друзьям в соцсетях.