– Je vais dormir là ? Tous les soirs ?
– Oui, ton père a pensé que tu étais si grand maintenant qu'il te fallait un grand lit.
– Oh ! merci, mon père.
Angélique s'éloigna pour préparer la veilleuse à huile. Lorsqu'elle revint portant la coupe de verre rouge, Laurier s'était endormi. Sa tête menue ressortait sur l'oreiller. Il semblait perdu dans ce vaste lit mais une expression de bien-être innocent transformait ses traits.
Maître Gabriel, à son chevet, le contemplait pensivement. Angélique se pencha pour caresser doucement le front pâle de l'enfant.
– Petit homme ! fit-elle avec tendresse.
Elle leva les yeux sur le marchand.
– ... Ne m'en veuillez pas. Je ne pouvais supporter de le sentir malheureux.
– Ne vous faites pas de soucis, dame Angélique. Je crois que tout est bien ainsi.
Il ajouta, après un moment d'hésitation :
– ... Pourtant non. Ce soir, en méditant les Écritures, je me suis fait le reproche de ne pas avoir été équitable envers vous, car j'aurais dû vous remettre une avance sur vos gages.
– Vous n'y êtes pas obligé, maître Gabriel, je sais qu'une servante doit attendre un mois, en donnant satisfaction à ses nouveaux maîtres, avant de recevoir son salaire.
– Mais vous êtes venue chez moi dénuée de tout. Et il est écrit dans la Bible : « Tu n'opprimeras point le mercenaire pauvre et indigent, qu'il soit l'un de tes frères ou l'un des étrangers demeurant dans ton pays, dans tes portes. Tu lui donneras le salaire de sa journée avant le coucher du soleil, car il est pauvre et il lui tarde de le recevoir. » Voici donc ce que j'avais décidé de vous remettre.
Il lui tendit une bourse tirée des basques de son habit.
– C'est un peu après le coucher du soleil, dit-il cependant.
Un léger humour démentait parfois ce qu'il avait de solennel. Angélique pensa que, né dans une autre confession, une autre ville, il aurait pu être un épicurien spirituel, comme le chevalier de Méré, par exemple.
– Je ne suis pas opprimée dans votre maison, maître Gabriel, dit-elle en souriant. Soyez rassuré, je ne risque pas de crier à l'Éternel contre vous. Je n'oublierai jamais votre bonté.
En s'éloignant, Angélique commençait à comprendre pourquoi il y avait eu tout de suite entre elle et le marchand une sorte de familiarité, d'entente, comme il s'en crée entre personnes qui se sont déjà connues en d'autres circonstances. Maintenant, elle en était sûre, elle l'avait rencontré quelque part. Où ? Quand ? À quelle occasion avait-il penché vers elle ce sourire tranquille et généreux qui, parfois, venait éclairer son visage froid et fermé ?
Chapitre 3
Cette pensée que maître Gabriel pourrait l'avoir rencontrée autrefois, la tracassa longtemps, puis elle l'oublia.
Le soir lorsque tante Anna et les invités s'étaient retirés après la prière, maître Gabriel sacrifiait parfois à une habitude bonhomme. Il allait dans sa chambre choisir au mur une longue pipe hollandaise, dont il avait toute une collection. Il la bourrait soigneusement de tabac puis revenait à la cuisine prendre une braise pour l'allumer.
Après quoi il s'appuyait au chambranle de la porte et fumait en regardant, les yeux mi-clos à travers la fumée, la grande salle familiale, le va-et-vient des servantes, des enfants et des deux chats de la maison. Ces soirs-là, ses enfants savaient qu'il était d'excellente humeur et se permettaient de lui poser des questions, de l'entretenir de leurs affaires. Depuis quelque temps, Laurier s'en mêlait aussi. Il se transformait, prenait un air futé, et tenait tête aux sarcasmes de Martial.
Un soir qu'il était assis sur les genoux d'Angélique et que celle-ci lui caressait doucement les cheveux, elle surprit le regard méditatif du marchand, entre les volutes bleues de la fumée. Elle alla au-devant des reproches qu’elle sentait venir.
– Vous trouvez que je le gâte trop pour un garçon ?... Pourtant, voyez comme il s'est fortifié. Ses joues sont devenues plus roses. Les enfants ont besoin de tendresse, maître Gabriel, pour croître, comme les fleurs ont besoin d'eau...
– Je ne vous le dénie pas, dame Angélique, je reconnais que vos bons soins sont en train de faire un bel enfant de ce petit avorton dont la vue m'était pénible, je l'avoue... J'ai péché par injustice, par ignorance aussi. Je m'entends mieux à flairer la qualité d'une bonne eau-de-vie ou d'une fourrure du Canada, qu'à distinguer ce qui peut être nécessaire à un enfant. Ce qui m'intrigue, c'est que, de cette tendresse, vous en fassiez si peu de cas pour votre propre enfant... Certes vous prenez bien soin d'elle, mais jamais je ne vous ai vue l'embrasser, lui sourire ou même la serrer dans vos bras.
– Moi ?... Je fais cela ? s'écria Angélique en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.
Et elle regarda avec atterrement Honorine, assise devant son assiette de bouillie.
On l'avait laissée seule à table parce qu'elle ne se hâtait pas. Depuis quelque temps, elle mettait des heures à manger, la cuillère au poing, et les yeux dans le vide. Angélique avait attribué à la claustration – l'enfant ayant l'habitude de vivre au grand air – la perte de son robuste appétit. Se pourrait-il qu'Honorine eût souffert d'être négligée par sa propre mère ? Quelles comparaisons établissait-elle derrière ses petits yeux sagaces et brillants ? Elle avait souvent de violentes colères qui énervaient Angélique. Découvrir cette minuscule volonté et se heurter à elle l'étonnait et l'indignait. Elle perdait patience. « Méssante ! » lui criait Honorine courroucée. Angélique la mettait au lit ou la confiait à Rebecca pour laquelle la petite avait un faible. Angélique s'était penchée sur Laurier. En lui elle retrouvait ses petits garçons, ses vrais enfants. Mais Honorine n'était pas encore vraiment son enfant.
« Maître Gabriel a raison, se dit-elle. Ma fille... je l'ai acceptée dans ma vie mais je ne peux admettre de l'aimer... Il ne peut pas savoir !... C'est une chose impossible pour moi. S'il savait, il comprendrait... »
– Vous vous êtes attachée à mon fils, disait maître Gabriel avec un demi-sourire, et moi je me suis attaché à votre fille. Je n'oublierai jamais cette petite chose abandonnée qui dormait au pied de l'arbre et qui m'a tendu les mains lorsque je l'ai réveillée, en me gazouillant toute sa triste histoire.
Les traits d'Angélique se crispèrent. Elle eut une expression si bouleversée que maître Gabriel se maudit d'avoir parlé. Avec la pudeur des hommes que l'émotion embarrasse, il se racla la gorge, parut se rappeler un brusque souci et s'en alla. Laurier le suivit. Chaque soir, maître Gabriel lui accordait de venir rôder parmi les marchandises du magasin.
Angélique resta seule avec Honorine. Elle vivait un instant étrange, crucial, et l'angoisse l'étouffait comme si le geste qu'elle allait faire, ou ne ferait pas, déciderait de sa vie. Il était curieux que la cause en fût cette « petite chose » comme disait maître Gabriel, assise avec un air de hautaine rêverie. Elle crut revoir sa sœur Hortense, la pie-grièche. Celle-ci, toute laide et méchante qu'elle fût, avait toujours eu un maintien de princesse. Honorine, sur sa chaise haute, très droite et ne se plaignant pas, ressuscitait l'image effacée. Même geste du cou, même façon altière de porter la tête. Hortense, même petite, était fort maigre. Honorine, au contraire, se présentait ronde, râblée, bien plantée. Mais dans l'attitude, dans le regard des mêmes yeux noirs, étirés et incisifs, la parenté se révélait certaine. Angélique, au lieu d'en être contrariée, s'en découvrit soulagée. Elle tendit les bras vers Honorine.
– Viens !
Honorine, sortie de ses rêves, la considéra d'un air songeur, puis un sourire étira sa bouche jusqu'aux oreilles.
– Non ! dit-elle, en se cachant sous la table.
– Viens, mais viens donc !
– Non !
Angélique dut aller la prendre, l'extraire de sa cachette et l'enlever non sans peine.
– Elle pèse autant que du plomb, ma parole...
Elle regardait le visage de sa fille avec une intensité douloureuse.
– Tu es rousse, mais tu es belle... mon enfant !... Que je le veuille ou non, c'est moi qui t'ai mise au monde. Et, surtout, tu es là ! Tu es liée à moi par l'horreur même que j'éprouvais à te sentir en moi, la complicité de nos deux faiblesses luttant pour s'arracher à leurs sorts monstrueux, l'implacable destin, l'aveugle destin qui nous a voulues mère et fille. Mon cœur !
Angélique posait ses lèvres sur la joue fraîche.
Cette odeur de bébé lui rappelait celle de la forêt, aux temps uniques de la Révolte du Poitou. Elle s'était transfusée en elle pour dissoudre la sécheresse de sa haine. À côté des massacres et des embuscades, il y avait eu Honorine et ses petits pieds blancs qu'Angélique réchauffait devant le feu des âtres. Honorine ouvrant ses yeux sages dans les bras de l'abbé de Lesdiguière, Honorine appelant Angélique dans le bois d'hiver et l'arrachant à l'horrible fascination de la clairière des pendus.
Il y avait eu le dénuement de la grotte où elle avait poussé son premier cri, le grincement du « tour » qui l'entraînait dans l'obscurité de l'orphelinat. « Oh ! tous ces enfants abandonnés au seuil des portes et que ramassait Monsieur Vincent ! Comment peut-on abandonner un enfant ? Moi j'ai abandonné ma propre fille. Bénie soit la Providence qui me l'a rendue. Y a-t-il douleur plus amère que de traîner au fond de son cœur le boulet tragique d'un enfant perdu ? Où es-tu, chair de ma chair ? Où erres-tu, tes petites mains tendues, en aveugle, à travers l'inconnu où je t'ai précipitée ? Comment te reconnaîtrai-je dans la mort ? Aurai-je seulement le droit de te connaître dans l'autre monde, moi, ta mère qui t'ai abandonnée ?... »
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