– Je l'ignorais. Pauvres gens !

– Vous ne paraissez pas plus émue que cela ! C'était pourtant vos compagnons...

– Je les connais à peine.

Maître Gabriel eut un grand geste qui envoya un pâté d'encre sur ses additions.

– Pourquoi donc ne vous êtes-vous pas expliquée à temps, malheureuse !

Il sécha avec soin la tache et essuya sa plume.

– Pour une catholique, être marquée à la fleur de lys, c'est reconnaître qu'elle s'est rendue coupable de délits infamants : assassinats, prostitution, vols. Vous risquez d'être emprisonnée ou envoyée comme « fille à colons » au Canada, si l'on vous découvre. Pourquoi n'avez-vous pas parlé à temps ?

Il l'examina avec attention, et dit à mi-voix :

– Peut-être ne teniez-vous pas à ce qu'on vous pose trop de questions ?

– Non, en effet, maître Gabriel. Je n'y tenais pas. À ce moment-là, je ne pensais qu'à ma fille. J'ignorais encore que vous l'aviez sauvée. Je me suis laissé faire, sans comprendre ce qui m'arrivait... Maintenant c'est trop tard. Je suis marquée pour la vie. Mais vous seul le savez, maître Gabriel, si vous ne me trahissez pas...

– Je vous ai déjà reçue dans ma demeure. Nul n'attentera à votre sécurité tant que vous serez sous mon toit. Telle est la loi ancienne d'hospitalité.

– Vous ne me chassez donc pas ?

– Pourquoi vous chasserais-je ?

– Je tâcherai de ne pas décevoir votre confiance, maître Gabriel, cependant... je veux vous dire tout de suite...

– Je sais ce que vous voulez me dire, bougonna-t-il. Que vous ne comptez pas vous convertir. Rien ne vous empêche cependant de lire la Bible. Ouvrez-la chaque jour, à n'importe quelle page. Chaque fois, vous trouverez la réponse qui vous est nécessaire. Sa lecture vous rappellera un pays oublié et vous élèvera le cœur.

Il la lui remit entre les mains.

Un soleil – un soleil du sud – ruisselait dans la cour, au centre de laquelle se dressait un palmier au tronc velu, déployant les roues aiguisées de ses palmes sur le ciel d'un bleu limpide et clair. Le long du mur, près d'un banc, on voyait un lilas d'Espagne, une bordée de roses trémières grosses comme des choux, et dans des jarres antiques des bouquets de giroflées brunes et jaunes. Dans un coin, sous une voûte en coquille, un bassin et sa fontaine dont le murmure achevait de donner un cachet exotique à cette cour mi-patio, mi-jardin de province. La haute porte cochère fermait sur tout cela ses vantaux protecteurs.

Angélique revint en arrière pour reprendre diligemment les verres laissés sur la table afin de les rincer à la cuisine.

– Maître Gabriel, excusez-moi de vous déranger à nouveau. Mme Anna est-elle responsable de la maison ? Est-ce à elle que je dois demander les ordres ?

– Ma tante n'a jamais su distinguer la forme d'une casserole de celle d'un chapeau, bougonna-t-il. Quand elle s'en mêle, cela va de mal en pis et d'ailleurs cela l'ennuie.

– Alors qui doit diriger la maison ?

– Vous, pourquoi pas ? dit-il en la regardant pardessus ses lunettes. Vous m'avez l'air d'une femme entendue. Qu'il y ait de quoi manger dans la marmite et pas de poussière sur les meubles, c'est tout ce que je demande. Pour les achats nécessaires, vous me demanderez l'argent. Tenez, en voici déjà.

Il lui remit une bourse. Ces détails domestiques l'agaçaient visiblement comme la plupart des hommes. Il la rappela cependant.

– Attention, j'exige des comptes précis. Savez-vous écrire et compter ?

– Oui, monsieur, répondit Angélique.

Le soir venu, après avoir servi à la maisonnée, sous le regard perplexe de la tante Anna, une soupe aux choux corsée de lard, des poissons grillés frottés d'aromates et ruisselants de beurre, un gâteau aux pommes et des salades, après avoir fait reluire les bassines de cuivre de la cuisine, frotté les beaux meubles des chambres, et arraché un sourire au petit Laurier en lui racontant l'histoire de la princesse Cendrillon, Angélique rompue, mais apaisée, sentait qu'elle avait signé un nouveau bail avec la vie. Des questions cruciales telles que de savoir si elle échapperait définitivement aux recherches du Roi, étaient reléguées à l'arrière-plan et il lui apparaissait beaucoup plus important que le petit garçon dormît paisiblement cette nuit.

Elle alla le voir à plusieurs reprises, dans son grenier. Elle le cajola, lui raconta des histoires, le gronda un peu, mais chaque fois qu'elle remontait à pas de loup, espérant le trouver endormi, il était à nouveau assis sur sa couchette, guettant son reflet dans le miroir.

À la quatrième fois, elle n'y tint plus. Depuis trop longtemps, des années peut-être, ce petit ne devait dormir que par à-coups, épuisé, se réveillant en sursaut pour surprendre les grattements des rats, les formes inquiétantes créées par le désordre du grenier, pensant à ce qu'il ne comprenait pas, les psaumes tragiques qu'on lui faisait chanter, les paroles qu'on disait en le regardant : cet enfant a pris la vie de sa mère...

Chaque nuit devait être pour lui une longue épreuve à franchir, loin des présences familières, et de la chaleur humaine, un voyage triste et froid dont l'aube à la lucarne annonçait le terme. Alors, peut-être glissait-il dans un sommeil rassuré. Pas pour longtemps, car tante Anna réveillait tout le monde dès 5 heures au plus tard.

Angélique ouvrit une armoire, prit une paire de draps et se rendit dans une petite chambre qu'elle avait remarquée. Personne ne semblait l'habiter. Laurier y dormirait en confiance, rassuré par le voisinage de la cuisine, de l'oncle Lazare dont la toux nocturne lui rappellerait une présence proche, le tic-tac de la grosse horloge sur le palier. De plus, Angélique lui laisserait, les premières nuits, une veilleuse.

Elle fit le lit d'une main preste, tira à demi les courtines qui étaient de belle soie brochée. Une soie de Hollande. Angélique pouvait apprécier la valeur de tout ce qu'il y avait dans cette maison, peut-être plus encore que ses hôtes qui semblaient à la fois rechercher et dédaigner ce confort cossu.

À la cuisine, elle décrocha du mur une bassinoire, l'ouvrit, y jeta vivement quelques braises. Comme elle revenait, elle vit qu'une autre porte dans la petite chambre en question s'était ouverte, qui communiquait avec celle de maître Berne.

Celui-ci se tenait sur le seuil, un doigt entre les pages d'un livre de prières.

– Que cherchez-vous encore ici, dame Angélique ? Je vous rappelle qu'il est minuit passé. Votre service ne vous contraint pas à veiller jusqu'à une heure aussi tardive.

Le ton courtois ne cachait pas un certain agacement. Lorsque maître Berne, ses comptes achevés, se retirait dans sa chambre pour y méditer les Saintes Écritures, il aimait sentir sa demeure endormie autour de lui et non troublée d'allées et venues ménagères.

Angélique passa à plusieurs reprises la bassinoire entre les draps frais.

– Pardonnez-moi, maître Gabriel, je prends note de votre remarque et je veillerai à m'y conformer. Mais je veux préparer ce lit inoccupé pour le petit Laurier qui est trop mal installé là-haut dans ce grenier.

Elle sentit, plus qu'elle ne vit, car elle lui tournait le dos, l'éclair de colère qui traversait les yeux gris du marchand.

– Cette chambre ne doit pas être dérangée. C'est celle de ma défunte épouse.

Angélique lui fit face. Il paraissait très atteint, furieux, même.

Elle dit avec gentillesse.

– Je comprends. Mais je n'ai pas trouvé d'autre pièce pour l'installer.

Maître Gabriel paraissait chercher la solution d'un problème ardu.

– Qui cela ?

– Laurier.

– Pourquoi voulez-vous le mettre ici ?

– Il loge dans le grenier. Il a peur tout seul et il ne parvient pas à dormir. J'ai pensé qu'en l'installant ici il serait plus tranquille.

– Quelle idée ! Il faut qu'il s'aguerrisse. Vous voulez en faire une mauviette. Moi aussi j'ai dormi dans ce grenier quand j'étais enfant.

– Et vous n'aviez pas peur des rats ?

– Si fait. Mais je me suis habitué.

– Eh bien ! lui ne s'habitue pas. Chaque nuit, il dort mal, peu ou pas du tout. C'est une des raisons pour lesquelles il est si maigre et souffreteux.

– Il ne s'est jamais plaint.

– Les enfants se plaignent rarement, surtout lorsque personne ne se préoccupe de les écouter, dit sèchement Angélique.

– Un garçon doit s'endurcir. Vous parlez comme une femme.

– Non, comme une mère..., fit-elle en le regardant gravement.

Son regard se voila. Il poussa un profond soupir.

– Je m'étais promis que jamais personne d'autre ne reposerait dans ce lit où elle a rendu le dernier soupir.

– La fidélité de votre sentiment vous fait grand honneur, maître Gabriel. Mais, pour son enfant, ne croyez-vous pas qu'elle-même s'en réjouirait ?

Le marchand poussa un nouveau soupir.

– Ah ! je ne sais plus, dit-il... Vous mettez toute la maison à l'envers. Je croyais que le petit dormait avec son aîné. Mais il est vrai que le grenier... j'en ai de mauvais souvenirs, je l'avoue. Allez... faites comme vous l'entendez.

Angélique connaissait trop le chemin des combles pour avoir besoin d'une chandelle. Elle grimpa quatre à quatre.

– Je viens te chercher, dit-elle à Laurier, toujours assis et aussi éveillé qu'un petit chat-huant.

– Vous m'emmenez où ?

– Là où tu seras bien. Près de ton père...

Elle descendit en le portant avec précaution. Laurier regardait avec ravissement la chambre tiède, la présence de son père et reniflait l'odeur familière des étages. De son lit, il pouvait apercevoir, de l'autre côté du palier, le reflet du feu dans la grande cuisine. La stupeur le rendit loquace.